mardi 2 décembre 2014

Mère et fils

Aujourd'hui, je ne suis pas allé voir ma mère à la maison de convalescence. Je termine tard le mardi, il faisait froid, il pleuvait même, et la perspective de trois quart d'heure de trajet dans ces conditions a eu raison de ma condition de fils exemplaire. J'ai parlé avec elle deux ou trois fois dans la journée. Et à chaque fois, elle m'a demandé de ne pas venir. Malgré tout, je ne peux réprimer un début de sentiment de culpabilité, presque du remords. Depuis une semaine qu'elle est internée dans ce lieu, j'ai traversé en Vespa notre banlieue et le bois pour lui rendre visite tous les jours, plus ou moins longuement. 
J'ai retrouvé ce parc découvert l'année du bac en compagnie de N. Elle venait d'avoir son permis et une voiture offerte par sa mère, employée de la Banque de France. Ma mère qui, lorsque nous lui demandions de l'argent pour un quelconque achat, répliquait invariablement qu'elle n'était pas la Banque de France, travaillait à cette époque pour une vieille modiste. Je me souviens de ce terme à son propos mais je n'ai jamais su s'il s'agissait exactement du métier de cette femme raciste qui avait été mariée à un Antillais ou si elle était simplement couturière. Ce dont je me souviens, ce sont ces après-midis passés dans son appartement, d'un mannequin miniature fumant un cigare, d'un buste féminin sur pied qui nous faisait rire et rêver, des aiguilles que nous allions ramasser entre les lames de parquet à l'aide d'un lourd aimant géant. 
Tiraillée par une culpabilité chrétienne, ma mère qui n'aimait pas beaucoup cette vieille veuve avait instauré un rituel qui a tenu jusqu'à sa mort : l'inviter à chaque réveillon de Noël et du Jour de l'an. Les enfants étaient chargés d'aller la chercher, de la ramener à la maison puis de la ramener chez elle une fois la panse remplie. Je ne me souviens pas non plus de ce qui l'a menée dans cet hôpital peu de temps avant sa mort. Peut-être a-t-elle souffert des mêmes maux que ma mère. Je me demande pourquoi aujourd'hui ma mère a tenu absolument à passer sa convalescence dans ce lieu où, emmenés par N, nous allions rendre visite à sa patronne.
Lundi dernier, lors de ma première visite, ma mère m'est soudain apparue très âgée. Davantage qu'à l'hôpital quelques jours auparavant. C'est elle, la vieille dame à qui je rends visite désormais. Sa voisine, assommée par la morphine, se remettait difficilement d'une opération semblable à celle subie par ma mère. Elle m'a expliqué hier que son genou partait vers l'extérieur et qu'elle avait certainement trop attendu pour l'intervention. Cela faisait un mois qu'elle était shootée et redoutait l'arrêt de la drogue qu'elle s'apprêtait à demander aujourd'hui. Bien entendu, être confronté au vieil âge d'une mère, c'est être conscient de son propre vieillissement, du tragique de nos vies. Mourir, la belle affaire… 
J'ai l'impression qu'en ces trente ans me séparant de l'année du bac, j'ai réussi bien peu de choses dans ma vie et que je serai bientôt la vieille personne à qui on viendra rendre visite. Avant cela, j'aimerais que ma mère me raconte à nouveau comment, enfant, peu après la fin de la guerre civile espagnole, elle fut enlevée par les "rouges" réfugiés dans la montagne, et descendus au village réquisitionner quelques vivres en prenant les gamins en otage. J'aimerais qu'elle me raconte ça et d'autres choses encore plus extraordinaires que je ne vivrai jamais…

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