mercredi 30 novembre 2022

Les favoris


Une amie me communique un article recensant les 25 livres préférés de nos concitoyens. Une émission de France2, intitulée « Le livre favori des Français » sera, le 15décembre prochain, consacrée à cette nouvelle essentielle pour qui, dans notre pays, aime la littérature. Enregistrée à Strasbourg, capitale du livre comme on le sait en 2024, elle sera présentée par l'inénarrable Michel Field et l'inconnue Camille Diao (une journaliste de Radio Nova, me souffle-t-on à l'oreillette). France Télévisions, nous dit l'article, ou le service de communication de la chaîne, voire l'Elysée, « souhaite maintenir une forte offre culturelle à travers ses programmes ». Par ailleurs, la chaîne, jure avoir accordé une entière liberté de choix aux Français. Amen. 

La soirée, certes culturelle, sera tout de même « un grand divertissement décomplexé autour du livre et de la lecture pour rappeler que cette dernière n’est pas une discipline élitiste ». La liste des invités-lecteurs-amuseurs-vedettes est étudiée pour, comme disait ce bon vieux Fernand Raynaud: Camille Lellouche, Pascale Arbillot, Ibrahim Maalouf, Gims, Jonathan Lambert, Pascal Elbé, Jhon Rachid, Salomé Lelouch, Gilbert Montagné, Vincent Delerm, Maurice Barthélemy, Gérard et Manu Lanvin, Juliette Binoche, Alexis Michalik, André Manoukian, Cyprien, Kheiron, Joey Starr, Roman Doduik, les sœurs Berthollet, Mont Corvo, etc. Des écrivains évoqueront également leurs habitudes de lectures tout en assurant une pastille promotionnelle personnelle. Cela va de soi.  

Toujours à la pointe du scoop, et en exclusivité, ce blogue vous révèle cette fameuse liste qui ne sera dévoilée officiellement que dans 15 jours. Les titres des ouvrages sont classés par ordre alphabétique — c'est un peu plus parlant.

 

1984. George Orwell
Au bonheur des dames. Emile Zola
Berserk. Kentarö Miura 
Changer l’eau des fleurs. Valérie Perrin 
Cyrano de Bergerac. Edmond Rostand
Dragon Ball. Akira Toriyama
Harry Potter. J.K. Rowling 
Hunger Games. Suzanne Collins 
Il est grand temps de rallumer les étoiles. Virginie Grimaldi
Kilomètre zéro. Maud Ankaoua 
L’Attaque des Titans. Hajime Isayama 
L’Écume des jours. Boris Vian
L’Étranger. Albert Camus
La Vérité sur l’affaire Harry Québert. Joël Dicker
Le Comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas
Le Parfum. Patrick Süskind
Le Petit Prince. Antoine de Saint-Exupéry
Le Seigneur des anneaux. J.R.R. Tolkien
Les gens heureux lisent et boivent du café. Agnès Martin-Lugand
Les Hauts de Hurlevent. Emily Brontë
Les Misérables. Victor Hugo
Les Piliers de la Terre. Ken Folett
One Piece. Eiichiro Oda
Orgueil et préjugés. Jane Austen
Tout le bleu du ciel. Mélissa Da Costa

 

Ne me remerciez pas. 

mardi 22 novembre 2022

La peur au milieu des mots

 

Dieter Krehbiel


 

Rater sa vie, c'est accéder à la poésie — sans le support du talent. 

 

Il est aisé d'être profond : on n'a qu'à se laisser submerger par ses propres tares. 

 

Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain. 

 

Le talent est le moyen le plus sûr de fausser tout, de défigurer les choses et de se tromper sur soi. L'existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n'a accablés d'aucun don. Aussi serait-il malaisé d'imaginer univers plus faux que l'univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l'homme de lettres. 

 

Point de salut, sinon dans l'imitation du silence. Mais notre loquacité est prénatale. Race de phraseurs, de spermatozoïdes verbeux, nous sommes chimiquement liés au Mot.

 

Si nous croyons avec tant d'ingénuité aux idées, c'est que nous oublions qu'elles ont été conçues par des mammifères. 

 

Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots. 

 

Cioran, Syllogismes de l'amertume

lundi 21 novembre 2022

Parfois

Hans Wolf

 

je confondais
je ne voudrais pas oublier
sa profonde tendresse
avec une secrète détresse
je tentais je crois de la soutenir
en l'écoutant reprendre des airs
de jazz au piano-bar
d'un grand hôtel du nord de la ville
pas loin du quartier du port
coincée sous les néons bleutés
pour l'intimité cool
tous les vendredi soir
de septembre à décembre
entre la porte-tambour à l'ancienne
et le comptoir en faux marbre
de la réception
les allées et venues oisives, entêtantes, braillardes
des grands clients étrangers
et de leurs laquais locaux
étouffaient les noires comme les blanches
et sa voix sussurée
il n'y avait sur terre
numéro plus désespéré

je finissais mon dernier verre
avant le suivant
le soir où elle miaula un blues de michel jonasz
avec son accent roumain à fendre larmes
je dus m'enfuir
me cacher
chialer mes dix-sept ans
ses trente-trois tours que je connaissais
de la première à la dernière plage

régulièrement elle me suppliait
de lui écrire une chanson qu'elle
murmurerait pour moi
à la prochaine saison
au milieu des courants d'air
invariablement fidèle à mon manque d'imagination
à une paresse ancestrale
je suçais les mots des autres
qu'elle traduisait dans sa langue
avant de s'imaginer les habiller d'accords subtils
pour y plaquer sa voix de diva de l'est

son contrat expirait peu avant les fêtes
au grand dam de ses soupirants
disait-elle
en me plaquant contre la paroi de l'ascenseur
chopant mon ennemi juré
craché
dans sa bouche
je promettais alors tout ce dont elle rêvait
les palaces, le ciel bleu, le soleil
toute la vie
nous finissions ivres d'allusions
et de mauvais alcools confortablement
parfois
sur la moquette d'une chambre clandestine
ouverte par son ami veilleur de nuit
comme de jour


j'ai à peine dépassé le premier couplet et
jamais il n'y eut de prochaine saison
finie la musique
le grand hôtel du nord de la ville
dit-on
a fermé depuis des lustres
j'aimerais oublier l'illégale diva retournée
un jour vivre au pays d'emile m.
où elle fredonne encore paraît-il
des airs de jazz
en faisant des ménages
et
parfois 
de nouveaux ennemis
dans un hôtel tout confort
près du nouvel aéroport.

 

charles brown, les grands voyageurs
traduction maison

mardi 15 novembre 2022

Vide


René Groebli

 

(...) La flèche-sourire du logo d'Amazon, le livreur stylisé de Mondial Relay, le cube parfait de Chronopost, autant d'images subliminales aperçues dans nos poubelles, sur les vitrines de nos commerces, sur les camionnettes sillonnant nos rues. Comme la carte bleue ou le smartphone, le colis est un totem du stade logistique du capitalisme.

Léger et presque mignon, comment le colis pourrait-il contribuer à l'effondrement général ? On le remplit mal : il contient 45 à 50% de vide, tout comme le navire qui l'achemine. Chaque année, on expédie l'équivalent de 61millions de conteneurs vides le bilan carbone de l'Argentine. On bétonne des terres fertiles pour accueillir des entreprôts démésurés— ceux d'Amazon sont six fois plus grands qu'un hangar classique. On augmente la congestion et la pollution en exigeant des livraisons à domicile, en moins de 48heures, et en renvoyant l'article trop vite acheté. On ne recycle que la moitié des emballages: carton, scotch, polystyrène. Saturation du local poubelles, fatigue du concierge, ras-le-bol de l'éboueur: ce sont aussi les travailleurs que le colis épuise, et tout un pan du monde du travail que l'on occulte (...)

 

 

Le Nouveau Monde.Tableau de la France néolibérale
Antony Burlaud, Allan Popelard, Grégory Rzepski (dir.) 
éd. Amsterdam, 2021

samedi 12 novembre 2022

Le nouveau monde

Abbas Attar



— Oh, non, pas lui...
Ne t'énerve pas, c'est un test.
Pas besoin de test, tu m'as déjà lu des textes de Lordon et je n'aime pas son style emberlificoté...
Tu m'as mal compris. Je ne te teste pas, le test est dans le texte.
Tu n'as pas encore entamé la lecture que je ne comprends déjà plus rien.
Dans son texte, intitulé « Critique de la raison gorafique»...
Gorafique ?
Oui, tu sais, Le Gorafi...
Non, je ne sais pas.
Gorafi, Figaro, parodie.
Quoi ?!
C'est ce journal qui fait des titres et des articles parodiques, de fausses fake news...
Ah, d'accord. Excuse-moi mais je ne passe pas mon temps, comme toi, à lire des âneries en ligne...
Tu en lis suffisamment dans les magazines que tu empruntes à la médiathèque ou que tu trouves dans la poubelle...
Exact. Attends, ne me dis pas que ce gros bouquin que tu es en train de lire est signé Lordon ?
Oui et non.
Ce n'est pas une réponse.
Je suis effectivement en train de lire ce pavé, mais ce n'est pas signé Lordon. Enfin, pas seulement. C'est un livre collectif, paru l'an dernier, auquel collaborent plusieurs signatures du Diplo, mais aussi des chercheurs, des sociologues, des écrivains, des gens comme Sandra Lucbert, Laurent Bonelli, Frédéric Lebaron, François Bégaudeau, Sabrina Ali Benali...
Le Nouveau monde ?
Oui, la France d'aujourd'hui. De l'an dernier, plus exactement.
C'est pareil.
Oui et non. Le nom des membres du gang a changé, même si certains sont encore là avec d'autres portefeuilles, d'autres irresponsabilités, mais l'esprit demeure.
Tu es bien bon avec eux...
Pourquoi ?
Leur prêter de l'esprit...
Tu as raison. L'esprit, quoi qu'on en pense, c'est Lordon.
Je n'irai pas jusque-là, mais je ne demande qu'à te croire.
Pour faire bref...
Oui, soyons bref, je tombe de sommeil.
Selon Lordon, dans ce texte écrit il y a un an et des poussières, le discours de ces néolibéraux est devenu gorafique. « On reconnaît le gorafique à ce que les amuseurs ordinaires sont à la ramasse», dit-il. Pour appuyer sa thèse, il propose un test, avançant que tout un chacun est sûr de perdre.
En quoi ça consiste ?
Deviner si les déclarations suivantes, ou titres de presse, sont la Réalité ou si c'est gorafique, s'il s'agit d'une parodie. On commence?
Oui, s'il te plaît.
Alors. Muriel Pénicaud...
...Je ne sais même pas qui est cette femme...
Après avoir bossé pour Orange et Dassault, elle a été ministre du Travail de Macron.
Je croyais que l'ancien ministre du Travail, c'était Borne.
— Certes, mais ce fut Pénicaud auparavant, durant trois ans, je crois, et puis Borne. Bref, ne nous égarons pas. Donc Pénicaud a dit : Pour toucher le chômage partiel, il faudra désormais travailler. Réalité ou Gorafi ?
La vache... (je parle de la difficulté de l'exercice, pas de Pénicaud...) Je dirais Réalité.
Alors, c'est un peu plus compliqué. A l'époque, il y a un an, lors de la conception du jeu, c'était Gorafi, aujourd'hui, c'est Réalité.
Ah oui, mais c'est avec le RSA, non ?
C'est pareil, on y viendra. Question suivante. C'est un titre: Muriel Pénicaud appelle les employeurs à « ouvrir leur chakras pour mieux embaucher».
C'est pas possible ! Gorafi !
Réalité.
Je ne te crois pas.
Je t'avais prévenue : c'est à s'y méprendre. Autre titre: Muriel Pénicaud demande aux intermittents de se trouver un vrai travail.
Gorafi !
Exact.
J'ai bon ?
Oui, mais ne te rejouis pas trop vite, les salles de spectacle sont vides, tous les films se plantent, les gens sont couchés sur les plateformes, l'intermittence, c'est bientôt fini... Question suivante: Député LREM, peu importe son nom de Playmobil: La méditation pourrait réduire les inégalités à l'école.
Non, je n'y crois pas ! Gorafi !... Ne me dis pas que c'est vrai !
Réalité !
Ils ne reculent devant aucune énormité.
C'est à ça qu'on les reconnaît. Titre suivant: Jean-Michel Blanquer promet deux enseignants supplémentaires à la rentrée.
Tiens, je l'avais oublié, celui-ci... Mais ça ne veut rien dire... Par conséquent, j'imagine qu'il a tenu ce genre de propos.
Non, mais il aurait pu. Dans les faits, c'est Réalité, mais le titre est gorafique. Suivant: Le gouvernement annonce la création d'un deuxième ministère de l'Ecologie.
— Pourquoi donc ? Le premier n'a pas marché, mais « n'est pas un échec» ? J'adore cette formule. Ils sont très forts.
— Donc, mon deuxième ministère ?
— Ben, non, ça se saurait. Ou alors ça m'a totalement échappé, ou j'ai oublié.
— C'est vrai qu'ils misent là-dessus, l'amnésie générale. Les absurdités et autres bourdes et scandales font le buzz un ou deux jours et puis on passe à autre chose, parfois d'aussi énorme...
— Mais alors ? J'ai bon ?
— A quel propos ?
— Ce deuxième ministère de l'Ecologie ?
— Oui, bien sûr, c'est une facétie de notre cher et insatiable révolutionnaire. Titre suivant: Il y a tellement d'ouragans cette année que l'ONU a épuisé les prénoms disponibles pour les nommer.
— N'importe quoi. Les prénoms, c'est pas ce qui manque...
— Faux.
— J'ai bon ?
— Faux, tu as tort. Il fallait répondre : Réalité.
— Comment est-ce possible ?!
— Je t'assure que j'ai vérifié. Il s'agit d'un titre du journal, très respectable, de l'ex-taulard Xavier Niel...
Le Monde ?
— On ne peut rien te cacher. Question suivante. Autre titre:  Regarder les forces de l'ordre dans les yeux sera maintenant passible de six mois de prison.
— C'est vrai ?
— Pas encore. Autre titre : Evacuation de migrants à Paris : Stanislas Guérini...
— ...Je ne sais pas qui est ce type.
— Un crétin de porte-flingue. Ou porte-parole, je ne sais plus quel était son rôle dans cette bande organisée. Bref, je reprends: Evacuation de migrants à Paris: Stanislas Guérini défend le préfet de police: « Rien ne dit qu'il a donné l'ordre de faire des croche-pieds».
— Non ! Ce n'est pas possible ! Donc, j'imagine que c'est vrai ?
— Exact! Propos de Gérald Darmanin: Félicitations à la gendarmerie nationale qui reçoit pour la 6e année consécutive le 1er prix de la relation client dans la catégorie service public.
— Ça existe ?!
— Apparemment, oui.
— Donc, c'est Réalité ?
— Oui. Suivante. Aurore Bergé: Un journaliste qui enquête et met en cause le gouvernement, c'est une forme de séparatisme.
— Ce jeu est effrayant.
C'est fait pour. Alors ?
Réalité ?
— Pas encore... Le garde des sceaux inaugure la boutique éphémère de Label Peps. Dans cette boutique, on achète responsable et solidaire des produits fabriqués en prison dans des conditions responsables et inclusives.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ces termes de la novlangue de ces as du marketing... Des conditions inclusives ? En prison ?
— Ne m'en demande pas plus.
— Si, dis-moi que ce n'est pas vrai.
— Impossible.
Non...
— Tout ce qu'il y a de plus vrai. Dans leur monde, j'entends. Allez, on termine, un titre, l'avant-dernier. Emmanuel Macron: Il n'y a pas eu d'épidémie de coronavirus en France.
— Mais non !
— Il n'y a pas eu d'épidémie en France ?
— Non, je veux dire : Il n'a pas pu dire ça !
— Exact. La dernière. Encore lui. Une autre déclaration. Emmanuel Macron: Il n'y a pas de violences policières.
— Mais non, il n'a pas pu dire ça !
— Tu le connais mal !
— C'est fini, j'espère.
— Encore 4 ans.
— Je parle du jeu de Lordon.
— Oui.
— Ce test est drôle et déprimant à la fois. Mais je ne vois pas où il veut en venir...
— Il affirme que nous assistons à l'obscenité déchaînée, sans limites, des gouvernants. J'ajouterais à celle de leurs cabinets de conseil, payés rubis sur ongle avec notre fric. Certes le pire n'est jamais sûr, mais, en substance, il est devenu fortement probable.
— Putain, quatre ans...
— Pour le moment...
— Quel cauchemar...
J'éteins ?
— Oui, ça suffit pour ce soir. On va encore bien dormir...



vendredi 11 novembre 2022

Jamais


 

La paresse a été certainement ma passion dominante, et je l'ai suivie avec tous les excès possibles.

Guy Debord

mercredi 9 novembre 2022

Une autre tête

André Kertész

 

Il est terrible
le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur
café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond
lui a volé deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de
l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

 

Jacques Prévert, "La Grasse matinée", in Paroles

mardi 8 novembre 2022

L'Europe des lumières

 

Alex Gaidouk

 

« L’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire (...) la plupart du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin (...) les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent être beaucoup plus engagés avec le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, de différentes manières et par différents moyens »…

 

Josep Borrell*

 

 

*C'est Pierre Rimbert, dans le numéro de novembre du Monde diplomatique, qui rappelle cette sortie lumineuse du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, le 13 octobre dernier à Bruges, et qui m'avait échappée je ne sais pourquoi.

samedi 5 novembre 2022

Rien à voir

 

Louis Faurer



— Et tu n'as rien à dire ?
—  ...
—  C'est dingue ! Je dis Je t'aime et toi, tu gardes le silence, tu regardes ailleurs...
—  A vrai dire... Je ne voudrais pas m'avancer, dire des bêtises, je ne maîtise pas bien le sujet, vois-tu, je n'ai pas en main tous les éléments du dossier...
...Tu peux aller te faire foutre, vois-tu, connard!

 

charles brun, souvenirs de l'amante religieuse

mercredi 2 novembre 2022

La conscience tranquille

Jack London

 

Nous n'avons rien fait pour qu'il n'y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation ; plus forte et impertinente était notre indignation, plus tranquille notre conscience.
En vérité, nous avons eu une attitude fasciste envers les fascistes (je parle surtout des jeunes)
: nous avons hâtivement et impitoyablement voulu croire qu'ils étaient prédestinés à être fascistes par leur race et que, face à cette détermination de leur destin, il n'y avait rien à faire. Et ne nous le dissimulons pas : nous savions tous, dans notre vraie conscience, que quand l'un de ces jeunes décidait d'être fasciste, c'était purement fortuit, ce n'était qu'un geste sans motifs et irrationnel; un seul mot aurait peut-être suffi pour qu'il en allât différemment. Mais jamais aucun d'entre nous n'a parlé avec eux, ou ne leur a parlé. Nous les avons tout de suite acceptés comme d'inévitables représentants du Mal, tandis qu'ils n'étaient sans doute que des adolescents et adolescentes de dix-huit ans qui ne connaissaient rien à rien, et qui se sont jetés la tête la première dans cette horrible aventure par simple désespoir.

 

Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires,
trad. Philippe Guilhon, Flammarion