vendredi 25 février 2022

Un chant andalou

 

Alex Harris

 

Mais, épuisé comme tout le monde
il s'était endormi sur la table

la voix ridée de sa mère en tête
le système nerveux
replié comme les ailes d'un ange
Sur les murs de la cellule

quelqu'un avait écrit
Dehors
tous croient en toi
ces mots anonymes
il se persuadait
qu'ils avaient été
tracés pour lui

il aimait
se les mettre en bouche
pour bousculer

ceux de la vieille femme
les mêmes de tous les jours
désespérants
le double tour des clés

ne sut le troubler
Cette flûte indienne

quel était son nom déjà ?
il avait écouté le disque
des milliers de fois
ces chœurs profonds d'hommes du sud
l'avaient
enthousiasmé

il lui était impossible
désormais
de retrouver l'un des ces airs médiévaux
un passage ou deux
un accord
une envolée
les paroles d'un chant andalou
Le sourire des filles de triana

le temps de ses vingt ans
la légèreté…
cromorne peut-être
La paume de sa main
retournée
comme si nous pouvions
y lire notre destin
Mais
personne
disait-elle
ne nous avait enseigné

cette fameuse liberté
nous avions simplement
appris à mourir pour elle

 

charles brun, rêves avalés

mardi 22 février 2022

Dernier vers


Ces jours bleus et ce soleil de l’enfance

Ces mots figuraient sur un papier retrouvé froissé dans la poche du poète. Son dernier vers. Antonio Machado est mort d'épuisement un 22 février. C'était en 1939, à la frontière entre l'Espagne et la France. Il est enterré à Collioure aux côtés de sa mère, partie trois jours après lui.


vendredi 18 février 2022

Sauvez-moi



Anton Tchekhov a 29 ans lorsqu'il rencontre une amie de sa sœur, Lydia Mizinova, surnommée Lika ou Lidioucha. Cette jeune femme de 19 ans, d'une grande beauté, fragile et tragique, amante puis amie, confidente et amoureuse éternelle du maître, sentiments entretenus par celui-ci comme il se doit, servira de modèle pour le personnage de Nina dans La Mouette. Une partie de leur correspondance vient d'être publiée par Arléa, présentée et traduite par Nicolas Struve. Un terrible régal... 




8 octobre 1892, Moscou

Je brûle ma vie, venez m'aider à la brûler au plus vite, le plus vite sera le mieux. Aujourd'hui, je suis allée chez Chestakovski en compagnie d'Ivanenko¹. Il m'a attendu dans la salle d'attente, pendant que j'entrais dans le cabinet de travail. (ils se sont conduits irréprochablement...)² J'ai parlé en sa faveur et ça a marché. Une fois, vous m'avez dit que vous aimiez les femmes aux mœurs déréglées donc, avec moi non plus, vous ne vous ennuiriez pas. Quoiqie vous ne répondiez pas aux lettres, maintenant, peut-être, m'écrirez-vous quelque choseparce que correspondre avec une femme du genre de celle que je deviens n'oblige, pour de bon, à rien. Eh oui, je me perds, je me perds jour après jour et toujours par dépit. Ah, sauvez-moi, venez. Au revoir. 

L. Mizinova

Mon dieu, comme tout est sale et triste.



Novembre 1892, Melikhovo

Trophim !
Si tu n'arrêtes pas, fils de chienne, de faire la cour à Lika, je vais t'enfoncer, saloperie, un tire-bouchon dans l'endroit qui rime avec Moscu. Dis-donc, saleté! comme si tu ne savais pas que Lika m'appartient et que nous avons déjà deux enfants? Gueule de porc! Morille! Avorton! Va prendre l'air et rafrâichis-toi dans une flaque, tu as perdu l'esprit ou quoi, fils de chienne?! Nourris ta mère, honore-la et laisse tomber les demoiselles. Brute épaisse!!!

L'amoureux de Lika

 

Tiré d'une pièce :
1re dame
C'est votre fils?
2e dame
Non, au contraire ; c'est le fils d'Aglae Ivanovna.
1re dame
Mille excuses... Vous êtes demoiselle?
2e dame
Non, au contraire, je suis mariée.
1re dame
Vous voulez manger quelque chose?
2e dame
Non, au contraire.
                    (rideau)


1. L'un des prétendants de Lydia, surnommé Trophim par Tchekhov.
2. Ce qui est écrit entre parenthèses est de la main d'Ivanenko



Anton Tchekhov, Lydia Mizinova, Correspondance avec la Mouette,
éd. Arléa, 2022, 20€

mercredi 16 février 2022

Pas de dialogue avec les cons

 

Gilles D'Elia

 

Le premier souvenir que j’ai d’une déclaration politique de mon père remonte à un reportage télévisé sur John Lennon, en 1971. Le cofondateur des Beatles y était interrogé sur sa chanson Working Class Hero. Le repas finissait. Mon père venait de rentrer ; il était de quatre heures midi, comme on disait alors pour signifier qu’il embauchait cette semaine-là sept jours de suite à quatre heures du matin. Prenant le risque, ou cessant d’y faire attention sous le coup de la colère, de s’attirer une remontrance de ma mère qui détestait l’entendre parler à la maison comme à l’usine, il laissa soudain filer entre ses dents, face à l’écran : « Pauvre con.» 

En appuyant, pour une fois, sur le e muet de la deuxième syllabe. 

C’était donc aussi mon premier contact, très indirect, avec les idées de Guy Debord, puisque les «héros de la classe ouvrière» dont cette chanson brosse le portrait ont tout l’air d’une invention spectaculaire. Je repenserais à la réaction de mon père, plus tard, en lisant les situationnistes et l’usage qu’ils faisaient du mot («Pas de dialogue avec les cons»). Et certes, il fallait vraiment l’être pour héroïciser le travail en usine.

 

Laurent Jullier, Debord,
éd. Les Pérégrines, 2021

 

 

vendredi 11 février 2022

Comédie ?

 

Lynn Saville


 

 

Une femme ne trouve jamais très intelligent l'homme qui l'aime. 

 

Je n'ai jamais écrit une lettre d'amour sans me rebeller, en l'écrivant, contre ce que j'écrivais. 

 

Il est dangereux de trop répéter à sa maîtresse qu'elle est jolie. C'est courir grand risque qu'elle prenne envie d'aller se le faire dire ailleurs. 

 

C'est un grand malheur pour un homme arrivé à un certain âge d'être resté jeune pour l'amour. Tout bonheur est impossible pour lui. Il pense sans cesse aux réflexions que sa maîtresse fait sur lui. Il voit partout en elle, dans le moral et dans le physique, la feinte, la contrainte ou l'intérêt. Au milieu des plus charmants abandons, ce mot lui vient tout bas : comédie ? 

 

L'amour est souvent une partie où chacun des deux joueurs, tour à tour, croit qu'il va perdre et se hâte de corriger son jeu. 

 

Il n'y a pas que les filles publiques. Il y a les filles bourgeoises. 

 

Il faut avoir diablement aimé les femmes pour les détester.

 

 

Paul Léautaud, Propos d'un jour, Mercure de France

mercredi 9 février 2022

Toute existence

 

Jamais encore la puissance de l’argent n’avait pénétré si loin dans les profondeurs de l’être, au risque de provoquer un équivalent psychique de l’irréversible évolution, dont l’anthropocène rend compte concernant la nature de notre planète. 
Nous ne nous en apercevons pas, pourtant des milliers d’horizons disparaissent en silence, à mesure que s’affirme cette remarquable coïncidence de la dynamique du capital avec celle des algorithmes. Car il s’agit d’une lutte sans merci contre tout ce qui pourrait s’y opposer. Et là n’est pas le moindre effet de cette révolution numérique, traitant données et flux en fonction de modèles mathématiques qui éliminent les singularités comme les irrégularités, jusqu’à effacer des pans entiers de ce que nous sommes, faute de conformité à l’ordre des algorithmes. Rien n’échappe à cette mutilation par formatage. Mutilation aussi insidieuse que silencieuse qui travaille constamment à nous intégrer à un univers exclusivement commandé par l’impératif du mesurable. 
Car là où règne le nombre, toutes les qualités deviennent équivalentes, à commencer par la polarité qui n’y fait plus sens, non sans court-circuiter tous les contraires. Le monde d’Internet repose sur ce principe de non-contradiction qui nous accoutume au lisse de l’image immatérielle, jusqu’à nous faire oublier l’espace et ses profondeurs. Comme si de rien n’était, nous assistons à cette dématérialisation se confondant avec une neutralisation intensive qui ne semble prospérer que de s’assujettir toute existence.

 

Annie Le Brun, Juri Armanda, Ceci tuera cela,
Stock, 2021

 

lundi 7 février 2022

Voilà l'époque où l'on vivait


A quelques semaines du rituel quinquennal démontrant sans conteste que la France est une grande démocratie, en pleine puante campagne, paraît au Diable Vauvert un petit livre rouge fort instructif sur le fonctionnement de nos élites. Il est signé par l'avocat Juan Branco et, malgré le format réduit de l'ouvrage et son prix léger (7€), son titre sans équivoque en dit long : Treize pillards, Petit précis de la Macronie. Extraits du premier chapitre, consacré à l'ancien Premier ministre et maire du Havre et ancien d'Areva et président du mouvement par lui récemment créé, Horizons

(…) Après quelques années de progression, voyant sa carrière freinée suite à la malheureuse affaire de corruption qui allait toucher son parrain, Alain Juppé, il se proposait à son tour et en attendant de faire de l'argent. Enfin, mesurons. Nous disons «faire», mais nous devrions plutôt dire prélever, tant la construction semble en de telles mains impossible. Sans talent, dénué d'une quelconque expertise ou expérience professionnelle, il profitera de ses quelques semaines passées à conseiller le très cher Alain Juppé, nommé au ministère de l'Environnement après avoir été reconnu coupable de quelques menues affaires que la pudeur nous exige de ne pas détailler, pour s'autonommer dans l'une de ces anciennes entreprises d'État où les limites concernant la rémunération manquent de s'appliquer. 
C'est ainsi que notre cher Édouard, 37 ans, se trouva propulsé directeur des relations institutionnelles auprès d'Areva au moment où l'entreprise faisait disparaître 4milliards d'euros de fonds publics dans le cadre d'une affaire de corruption qui l'amènerait, quelque temps plus tard, à faire faillite, licencier plusieurs milliers d'employés et faire monter la facture d'électricité de l'ensemble des Français. Quelle y fut sa fonction? Comme tout directeur du lobbying: couvrir la pourriture que d'autres semblables engrangeaient, jouer le rôle d'engrenage qu'un jour un autre pour lui jouerait. Engraisser pour s'engraisser, sans ne jamais travailler. A-t-on depuis sérieusement enquêté sur la disparition de ces sommes folles, dont il est acquis à ce stade qu'elles servirent à financer des hommes politiques – Patrick Balkany en bénéficia à la modeste hauteur de 4 à 8 millions d'euros – et étrangers? Non. Édouard Philippe aura-t-il jamais été interrogé à ce sujet? Non. Comme il n'aura jamais été interrogé au sujet de l'attribution de millions d'euros de subventions à Sciences Po Paris, menée au titre de ses fonctions de maire adjoint du Havre, suite au recrutement de sa femme par l'institution. Comme il n'aura jamais été interrogé sur l'utilisation des moyens de la mairie pour financer les sommets que Jacques Attali, sur ses terres, organiserait, en échange de services politiques bien sentis. Comme il n'aura jamais été interrogé au sujet de son pantouflage– c'est-à-dire sa prostitution au sein d'un cabinet d'avocats anglosaxon après avoir intégré le Conseil d'État, cabinet aux rémunérations extravagantes d'où il aiderait des entreprises étrangères à gagner des contentieux contre l'État, c'est-à-dire contre nous, Français, qui l'avions rémunéré pour étudier puis lui avions donné, au sein dudit Conseil, la charge de juger au nom du peuple français des affaires dans lesquelles d'autres puissances il finirait par conseiller. 
Édouard Philippe n'aura pas plus été interrogé, en quatre ans de mandat, une fois Premier ministre nommé, sur son rôle dans l'élaboration, l'adoption et l'exécution des violences politiques qui blessèrent, entre 2018 et 2020, 2500 citoyens qui réclamaient égalité et dignité et surtout, fin des pillages systématiques qu'ils étaient chargés de payer. Ni sur les 10000 arrestations, ou encore les lycéens agenouillés par un fragment avarié des forces de l'ordre mises au service de ses intérêts, qui intervinrent pendant la période mentionnée, afin d'assurer que personne ne vînt remettre en cause le système auquel il participait. Ni sur les instructions données par son gouvernement auxdits gendarmes et policiers pour taper, éborgner, mutiler jusqu'à ce que la peur les amène à se défaire et s'écraser. 
(…) Ce Premier ministre sur lequel personne n'a enquêté avant qu'il ne soit nommé, aura-t-il été interrogé davantage sur ses liens avec le CAC 40, avec les principaux bénéficiaires du CICE qui les gilets jaunes engendreraient, cette pérennisation des allégements de charges inventés par Jérôme Cahuzac et Emmanuel Macron, qui retirèrent chaque année 20 milliards d'euros de ressources à l'État pour nourrir ce que le petit Paris avait de plus avarié? Sur ses relations intimes, par exemple, avec le PDG de Carrefour - le fondé de pouvoir de Bernard Arnault, qui lui-même était devenu le plus proche ami du Président après que Brigitte Macron eut enseigné le français à ses enfants dans une école privée où la mère du ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, exerçait; Bruno Le Maire qui, de concert avec M. Macron et M. Philippe, annihilerait un peu plus encore l'école publique, dont ils avaient été à tout instant préservés, lors des cinq ans qui les vit à nos destinées présider, Alexandre Bompard donc, qui, alors que cette mesure se préparait, invitait régulièrement son «copain » à dîner dans son appartement parisien aux côtés du gotha et de sa femme, Charlotte, par Édouard Philippe recrutée afin de s'assurer qu'ainsi leurs intérêts à tous seraient protégés, en une orgie concupiscente d'intérêts mêlés aux plus fins mets servis par des domestiques que nous rémunérions, au moment où les agriculteurs étaient obligés d'envahir les Champs-Élysées pour faire entendre leur voix et demander à ce qu'on les épargnât, à ce qu'une juste rémunération pour lesdits mets leur fût accordée, sans qu'une quelconque considération ne leur soit accordée? 800millions d'euros d'allégements fiscaux et le recrutement d'une femme quelque peu désœuvrée par un Premier ministre pouvaient, lors d'un dîner où les blagues sur leurs cousins prolos fusaient, être débloqués, tandis que des milliers de tracteurs, en vain, sur les Champs défilaient. Voilà l'époque où l'on vivait (…)

 

samedi 5 février 2022

Le projet

 


– De toute façon, je ne crois pas que ça change grand-chose.

– Voter pour ce navrant personnage ?

– Elle s'est tout de même battue pendant des mois contre des cinglés d'extrême-droite. Beaucoup auraient jeté l'éponge à sa place.

– Ce même gouvernement, socialiste, et gay-friendly comme on dit, auquel elle a fièrement participé, dirigé par cet énergumène de Valls, et qui a mis en place une première réforme du travail scélérate orchestrée par un banquier d'affaires…

– …Je retiens le mariage pour tous, c'est une grande avancée.

– Du flan! De la poudre aux yeux pour dissimuler une politique droitarde, le tabassage de la jeunesse, l'instauration du nassage systématique des manifestants, la voie royale pour la prise de pouvoir d'Emmanuel premier de la classe, Jupiter de mes deux.

– Mais enfin, tu voudrais que je vote pour qui? Hidalgo? Elle est dans les choux si on regarde les sondages.

– Ces marionnettes ne sont là que pour servir leurs amis, la bourgeoisie éternelle et désormais analphabète qui pense tenir encore le pouvoir déténu dans les faits par la finance,  les GAFAM et la mafia des entreprises de surveillance, on ne va pas revenir là-dessus…

– …Que veux-tu ? J'ai un fond petit-bourgeois, je ne vais pas le nier. Il faut tout de même faire barrage à Zemmour.

– Oui, bien sûr. C'est bien ce que doit penser une grande partie de nos cons de citoyens bien-pensants: il faut défendre la démocratie, la liberté, la France. Et nos amis les fachos sont en roue libre, de plus en plus de violence de leur part, ils ont carte blanche. Et de l'autre côté, on espère la guerre civile. Mais pauvres abrutis, vous ne vous rendez pas compte que tout ça, c'est du spectacle, un cirque pathétique, une parade continue de vieilles peaux professionnelles, accrochées à leur portefeuille et à leurs privilèges de parasites. Ce sont eux, les vrais assistés! Et le Zemmour n'est qu'un nouveau produit fabriqué grâce à l'argent public puis par le cynisme d'un escroc milliardaire. Je ne critique pas tout, comme tu dis, je vomis tous ces baltringues.

– Tu as toujours une vision radicale des choses. 

– Comme toi, je ne me refais pas, c'est trop tard.

– Tu ne peux pas tout critiquer et ne jamais aller voter. 

– Comme disait le motard, si les élections servaient à quelque chose…

– …elles seraient interdites depuis longtemps, je sais.

Derrière tout cela, il y a un projet.

– Ah, oui ? Lequel ?

– Tout ce que met en place la Commision européenne. Faut prendre le temps d'aller fouiller les textes. C'est effrayant. Le passe vaccinal par exemple, le fameux QR code, on va nous le faire avaler toute notre vie.

– Qu'est-ce que tu racontes? Lorsque la pandémie aura pris fin, le QR code n'aura plus lieu d'être.

– Détrompe-toi. Nous savons tous que ce passe ne sert à rien, eux aussi le savent, d'où l'urgence à l'imposer. Et à part quelques réfractaires, de moins en moins nombreux, la population, la bourgeoisie du moins, celle qui va au resto, au concert et au cinoche, boire un verre, l'a accepté sans rechigner. Montrer ses papiers en permanence, et plusieurs fois par jour s'il le faut, ne lui pose pas, ou plus, de problèmes.

– Détrompe-toi à ton tour. Tu as vu ce qui se passe au Canada? Et en Australie?

– Ce rejet ne provient pas de la bourgeoisie.

– Soit, ça part des routiers, mais c'est assez suivi apparemment.

– On verra. Tu as vu ce que ça a donné, les Gilets jaunes… Pour le moment, nous sommes tous là à brandir tous les jours nos téléphones intelligents. Je t'en foutrais de l'intelligence…

– Je te dis, ça va bientôt prendre fin.

– Tiens, sors ton bazar. Pour une fois, je vais te montrer quelque chose.

– Tu sais comment ça marche?

– Bien mieux que toi, crétin. Commande une autre tournée pendant que je cherche…

– C'est quoi ?

– Tais-toi, et mate.


 

– Oh putain! Qu'est-ce que c'est que ce truc? C'est une parodie? Un film de propagande?

– Rassure-toi, c'est pour notre bien, pour préserver nos libertés, le seul monde de demain possible. C'est ça, leur projeeeet!!! La fusion des technologies numériques, de la santé publique et du pouvoir de la police en aura bientôt fini avec notre intimité.

– Je ne peux pas y croire !

– Tu l'as entendu parler de ça, ta poétesse guyanaise? Ni elle, ni personne. Tous souscrivent à l'Europe les yeux fermés et possèdent au fond le même programme. Ils ne se distiguent que par leur manière de faire le buzz, l'immigration, l'insécurité, l'écologie, la poésie… Du flan, te dis-je, du flan. Qui plus est indigeste. Allez, Ahmed, remets-nous ça!

 

 

vendredi 4 février 2022

Un mauvais exemple

Jerry Berndt

 


Je n'ai jamais souhaité arriver nulle part
pas plus que je n'ai été
particulièrement intéressé par le paysage.

Un petit bistrot de quartier
avec une table
d'où je pouvais voir le monde s'éteindre,
et s'allumer
– sous la pluie –
les lampadaires sur les trottoirs,
fut suffisant pour
atteindre presque le bonheur.

Exilé en moi,
refusant de me vendre
ou de baiser la main de quiconque,

je traine mon insignifiante épopée

– dans ces rues

qui ne sont même plus mes rues –

comme je m'éloigne.



Karmelo C. Iribarren, Mientras me alejo,
trad. maison

jeudi 3 février 2022

Le vin

 

D'un regard il me fit plus belle,
Et je pris cette beauté sans remord.
Heureuse, j’avalai une étoile. 

S'il veut bien, qu'il me réinvente
à l'image de mon reflet
dans ses yeux. Je danse, je danse
dans le flot de mes ailes soudaines.

Table est table, vin est vin
dans un verre qui est un verre
se dressant sur la table dressée.
et moi, je suis imaginaire,
sans mesure imaginaire,
jusqu'au sang imaginaire.

Je lui parle de ce qu'il veut :
des fourmis qui meurent d'amour
sous l'étoile dent-de-lion.
Je lui jure qu'une rose blanche
arrosée de vin, fredonne.

Je ris, et je penche la tête
prudente, c'est un premier test.
Et je danse, et danse encore
dans ma peau tout étonnée,
dans ses bras qui me conçoivent.

Eve de la côte, Vénus de l'écume,
minerve du front de Jupiter,
furent plus réelles que moi.

Quand il ne me regarde plus
En vain je cherche mon reflet
sur le mur. Et je ne vois
qu’un clou, nu, et sans tableau.



Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer,
Poèmes 1957–2009,
trad. Piotr Kaminski,
Poésie/Gallimard