samedi 31 juillet 2021

Les jours perdus

George W. Gardner

 

Waltham, 31 janvier 1959

 

Cher Philippe Jaccottet

Je dois vous récrire: ne venez pas en Amérique, sinon comme un dernier expédient,— c'est-à-dire jamais. Après six mois de cette existence, je ne vois que vide agitation, fatigue, cupidité, frousse de « manquer » alors que seul l'essentiel fait défaut, dont il ont perdu même le soupçon: la nature, disons le mot. L'Amérique n'est qu'une ville hideuse d'où l'on voit peut-être des forêts,mais ce ne sont jamais que des « réserves », survivances pour touristes,ces hideux touristes qui ont le confort et jamais un livre. 
Ils l'expieront, ces hommes bouffis à cigare, ces muets, ces Assis du volant. Ces poupées mécaniques pour lit mortuaire. 
Pardonnez-moi ces expressions de haine. En vérité, jamais je n'ai rencontré avant ce pays l'image de la décadence brutale et inquiète à la fois (mais mal inquiète). Et l'enseignement ici est une sinistre farce: les élèves sont ce qui compte le moins, et ils ne comptent que dans la mesure où leurs parents paient; il ne faut pas les contrister en leur donnant de mauvaises notes. 
A supposer que nous puissions nous échapper en juin pour quatre mois, combien j'aimerais voir Grignan! Abandonner cette solution américaine, vivre autrement,vivre. Ici je regarde passer les jours perdus. 
Bien vôtre, 
Henri Thomas

 

 

in Pépiement des ombres
Philippe Jaccottet
Henri Thomas
Fata Morgana, 2018

lundi 26 juillet 2021

Malheureusement

 

Gilles D'Elia

 

J'ai remarqué que je ne suis méchant que lorsque je suis profondément mécontent de moi-même.
Malheureusement, cela m'arrive souvent. J'en veux à tout le monde dès que je me… désapprouve.

 

Cioran, Cahiers 1957-1972

vendredi 23 juillet 2021

Rien

Les lampions marchent devant
La forêt vient derrière
Avec l'oiseau nidifiant
Au centre nul des mystères. 

Mystères dont je trouve l'essence
Dans les larmes qui ont coulé,
Résinier, ta résine dense
Scintille en bas dans le gobelet. 

Ici on trouve le coup dur
Et l'entraille vive des pins,
Nul ne connaît ces tortures
Mais elles imitent nos peines : 

Celles qui saignent lentement
Avec des mots trop clairs,
Les mots, c'est rien, ça marche devant,
Une forêt vient derrière.

 

 Armen Lubin 

jeudi 8 juillet 2021

Sacrés cons

 

Yvonne Chevalier

Je vais employer (c'est déjà fait) des mots sales. Il le faut. Il faut que je vous tire de votre sommeil et de votre hypocrisie, que je vous explique comment ça se passe. 
Gueulez au charron, ameutez les pouvoirs publics tant que vous voudrez, mais accordez-moi ceci ; je reste encore bien en deçà de vos divertissements cachés, de vos ballets oniriques. 
Le plus beau mot de la langue française (avec loisir) est le mot CON. 
Le con. Ton con. Montre-moi ton con, Germaine. Dégage-le bien avec tes doigts. Ecarte-le, ton con. Les grandes lèvres, les petites lèvres. Tes lèvres, ton baiser. Ton con. Le seul. Un con. Les mots, les images se dégradent avec le temps et l'habitude. C'est une question d'innocence retrouvée (et si le terme innocence vous incline à ricaner, sachez que je vous emmerde) ; encore faut-il avoir envie de réanimer le pouvoir primitif et magique des mots. CON provoque toujours chez moi le même choc dès que je parviens à l'entendre réellement hors de son con-texte. Le con. Je m'en pourlèche. Le con de Germaine, de Mariechen, de Vanessa, de Yaël. A chacune le sien, avec son parfum, son galbe, son sel, sa dentelle. 
Je voudrais que des types trapus, des ethnologues, des linguistes m'expliquent pourquoi ces trois lettres sont devenues le symbole de la, de notre, stupidité ; ces trois lettres de la Grande Cérémonie. 
Sacrés cons vous-mêmes.

 

 

André Hardellet, Lourdes, Lentes,
éd. Pauvert, 1969,
rééd. L'Imaginaire, Gallimard

mardi 6 juillet 2021

Les mots qu'il fallait dire

Théo Blanc, Antoine Demilly

 

– Raconte-moi une histoire…
– Encore ?
– Dis-moi ce que tu lis, ça me suffit.
– Attends, écoute…
– Pourquoi tu prends un autre livre ?
– Tu vas voir…

 

Si tu reviens jamais danser
Chez Temporel, un jour ou l'autre,
Pense à ceux qui tous ont laissé
Leurs noms gravés auprès des nôtres.
Souviens-toi : quand tu l'as choisie
Pour tourner la valse en mineur,
La bonne chance enfin saisie,
Deux initiales dans un cœur.
Pense à ta jeunesse gâchée,
Sans t'en douter, au fil des jours,
Pense à l'image tant cherchée
Qui garderait son vrai contour.
Des robes aux couleurs de valse
Il n'est demeuré qu'un reflet
Sur le tain écaillé des glaces,
Des chansons – à peine un couplet
Mais c'est assez pour que renaisse
Ce qu'alors nous avons aimé
Et pour que tu te reconnaisses
Dans ce petit bal mal famé
Avec d'autres qui sont partis
Vers le meilleur ou vers le pire,
Avec celle qui t'a souri
Et dit les mots qu'il fallait dire.
Oui, si tu retournes danser
Chez Temporel, un jour ou l'autre,
Pense aux bonheurs qui sont passés
Là, simplement, comme les nôtres.

 

– Tu dors ?
– Non, j'ai simplement fermé les yeux pour mieux savourer, c'était magnifique… Qu'est-ce que c'est ?
– Un poème. Un poème assez connu, dont a été tirée une non moins célèbre chanson.
– Qui a écrit ça ?
– La chanson ? Guy Béart.
– Ah bon ?
– Mais il me semble qu'elle a été créée, comme on disait, par Patachou.
– Ah, voilà, je me disais bien… Mais qui a écrit le texte de départ ?
– Ce n'est pas un texte de départ, tout au contraire. Hardellet. André Hardellet.
– C'était qui, cet André Hardellet ?
– Un arpenteur…
– De quelle époque ?
– De son enfance, des souvenirs et rêves, images et odeurs, des lieux et des amours perdues, les bals populaires et musettes, les claques, la belle lurette…
– Je voulais dire : il a écrit à quelle époque ? – c'est pour me situer.
– Il est né en 1911, je crois, oui, c'est bien ça. Je t'ai parlé de lui, lu ses poèmes, autrefois.
– J'ai oublié, tu sais comme je suis. Et il vient de mourir, c'est pour ça que tu le relis ?
– Il est mort avant que je ne sache lire. 1974, si je ne me trompe.
– Tu te trompes : 1974, tu savais déjà lire.
– Si peu…
– La Cité Montgol… Quel titre…
– C'est son premier recueil. Publié à plus de 40 balais. Il était admiré par Breton et Gracq. Ses amis s'appelaient Desnos, Doisneau, Mac Orlan, Seignolle, André Vers, Armand Lanoux, René Fallet, Brassens… Chez l'un d'eux, Fallet je crois, il croise Béart et lui file La Cité Montgol. L'autre tombe sur « Le Tremblay », que je viens de te lire, et en fait cette fameuse chanson, « Bal Chez Temporel »
– Comment as-tu été amené à lire Hardellet ?
– Je pense que la première personne qui m'en a parlé, dans les années 1980, c'est l'ami Jérôme. Il était fasciné par Lourdes, Lentes
– Ça me dit quelque chose, qu'est-ce que c'est ?
– Une autre merveille, un livre légèrement érotique, édité par Pauvert, condamné pour outrages aux bonnes mœurs, un truc dans le genre. Ça a foutu un sacré coup à son auteur, cette histoire. Je pense t'avoir raconté que lorsque j'étais jeune, un de mes premiers boulots fut d'être surveillant de cantine, dans une école primaire de Vincennes…
– Vincennes, où tu as également été scolarisé, où tu as travaillé en librairie…
– Oui, oui. Et qui est, au passage, la ville de naissance d'André Hardellet…
– Ah oui ?
– Oui. Eh bien, figure-toi qu'un de mes collègues dans cette école, un gars un peu étrange, plus âgé que moi, était écrivain. Il œuvrait sous
pseudonyme m'avait-on dit. Ça m'impressionnait. Internet n'existait pas, je n'avais aucune culture, commençais à peine à lire mais j'avais appris, je ne sais comment, que ce type s'appelait Guy Darol, ou que Darol était son pseudo, je ne sais plus… Des années plus tard, j'ai appris autre chose : ce Guy Darol était un spécialiste d'André Hardellet – il a publié un ou deux livres sur lui, épuisés aujourd'hui. Mais à l'époque, je n'osais pas lui parler littérature, tellement j'avais honte de mon ignorance crasse.
– Tu devrais chercher sa trace. Il est peut-être encore à Vincennes…
– C'est ce que j'ai fait, figure-toi. Tu sais où il crèche, selon Wikipedia ? A côté de Morlaix !
– Chez Juliette ?!
– A côté.
– Tu pourras aller lui rendre visite quand on ira à Morlaix !
– Il ne se souviendra certainement pas de moi, et moi, je ne trouverais toujours pas quelque chose d'intelligent à lui dire…
– Tu pourras lui dire que tu viens de lire cette biographie et que tu aimerais lire la sienne.
– Mouais… Je préfère garder le silence, c'est moins risqué.
– C'est qui, ce Patrick Cloux ?
– Un autre poète, un Auvergnat je crois, proche de cet éditeur dont on lirait tout le catalogue d'une traite, Le Temps qu'il fait.
– C'est étrange de publier une biographie sur un auteur que, malheureusement, j'en suis sûre, plus personne ne lit…
– Je ne sais pas, j'imagine qu'il est tout de même un peu lu. Et puis, tu sais, ce n'est pas une biographie à proprement parler, mais une élégie, une célébration comme le sous-titre l'indique. C'est une merveille, un enchantement…
Si l'on pense au nombre de lecteurs de ce bon vieil Hardellet, à ceux de ce curieux Cloux, à ceux de l'impressionnant Darol, ou encore à ceux de cette précieuse maison d'édition, nous sommes perdus.
– Pas question d'être perdus. Lis-moi un autre poème de ce bon vieil André.

 

Vous qui l'avez si bien connu
Ce temps perdu de nos Dimanches,
Qui vous en êtes souvenu,
Chantez le refrain où s'épanche
Nogent à la Marne enlacé.

Venez redire aux alentours
Ce que nous disaient les rameuses
S'embarquant vers l'Île d'Amour,
Cherchez l'écho des voix heureuses ;
Une onde encore est restée

Avec un air d'accordéon,
Avec ton image un peu floue,
Ma belle Gise du Perreux
Avec la rose des aveux
Cueillie en dansant sur ta joue.

Ô mes amours jamais comblées,
Rappelez-vous, chemin faisant,
La nuit des vertus envolées,
La nuit des neiges de senteurs
Et le sourire au palpitant. 

…Quand les rosiers étaient fleuris
Dans le vieux jardin de Touraine
On rencontrait à sa fontaine
La tourterelle et la perdrix,
La servante et la châtelaine... 

Revient le mois d'Anne-Marie :
Voici la saison des bosquets,
Des gaufres et des balançoires.
La belle a perdu son bouquet
Mais, déjà plus, ne s'en soucie 

S'en va le bon temps qu'on se donne :
Toute la clarté des Printemps
Pour y baigner sans fin mes yeux 

– Et tous les pavots de l'Automne
Pour guérir du mal des adieux.