mardi 31 décembre 2019

Allez, rentre chez toi !

Ce soir, bien entendu, nous serons tous à notre poste, au garde-à-vous, devant le poste pour écouter notre jeune et beau guide, et si intelligent que le plus souvent nous sommes bien incapables de le suivre.
Aussi ne puis-je résister à poster ici un petit montage trouvé sur la plate-forme vidéo appartenant à une multinationale bien connue et bienfaitrice de l'humanité, plaquée sur une chanson tout de même très vulgaire, merde !, et homophobe, zut !, de l'ami Saez sur son dernier album. Avant que tout disparaisse...




Et en prime, en bonus, en exclusivité, et en avant-première, la chanson du même que tous nous reprendrons ce soir en chœur pour fêter la fin de cette année exécrable...

samedi 28 décembre 2019

Alice

Robert Herman


j'ai sincèrement joué le jeu
gardé les buts
repoussé la moindre occasion
de tout raconter
multipliant les parades
j'ai nié au mieux de notre jeunesse
les idéaux le moral
au plus bas
essoufflé
accouru à vos invitations
porté l'étoile
rafflé vos cocktails
bouffé à tous vos râteliers
succombé à vos sirènes
et avalé avec finesse vos particules
et vos salades
je me suis
connecté
abonné
profilé
et accepté de me faire baiser
souriant à peine à vos promesses
rêvé ma solitude 
humide
j'ai fait la vaisselle et sorti les poubelles
respecté les horaires
atteint les objectifs
aveuglément suivi vos conseils
subi vos ordres
étouffé mes désirs
j'ai glissé dans la fine peau
d'un emballage d'éthylène 
vierge et vide
fondé une famille 
je me suis fait humilier 
asphyxier
sucer 
jusqu'au coccyx
j'ai fait miennes vos angoisses
pénétré vos ténèbres
le plus clair de mes nuits 
blanches sans défense 
rallumé le feu 
martelé de fausses croyances
recommandé vos offenses
applaudi à tous vos discours
un jour en france 
à vos filles fait la cour
multiplié les drames de cœur
et je crois avoir brouté 
l'un des derniers coquelicots
mais donné tout de même
reconnaissez-le
plus de plaisir que d'illusions
je me suis moqué des chagrins
que je m'étais choisis
accaparé sans le voir
par des histoires
qui ne me regardaient pas
hantées par la main-de-gloire
seul enfin m'ont laissé 
mes salauds préférés
comme un homme à la mer
couchant avec ma liberté
trop grande 
dans ce siècle déjà mort
dites
quand reviendrez-vous
Alice ?

Charles Brun, Avalanche 

mardi 24 décembre 2019

Les géants de l'angoisse

Sepp Dreissinger


Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
Il n'y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on pense à la mort.
On traverse l'existence, affecté, inaffecté, on entre en scène et on la quitte, tout est interchangeable, plus ou moins bien rodé au grand magasin des accessoires qu'est l'Etat : erreur ! Ce qu'on voit : un peuple qui ne doute de rien, un beau pays — des pères morts ou consciencieusement dénués de conscience, des gens dans la simplicité et la bassesse, la pauvreté de leurs besoins... Rien que des antécédents hautement philosophiques, et insupportables. Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité nous sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. L'Etat est une structure condamnée à l'échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l'infamie et à l'indigence de l'esprit. La vie est désespérance, à laquelle s'adossent les philosophies, mais qui en fin de compte condamne tout à la folie.
Nous sommes autrichiens, nous sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt généralisé pour la vie, nous sommes, dans le processus de la nature, la mégalomanie pour toute perspective d'avenir.
Nous n'avons rien à dire, si ce n'est que nous sommes pitoyables, adonnés par imagination à une monotonie philosophico-économico-mécanique.
Moyens à fin de déchéance, créatures d'agonie, tout s'explique à nous, et nous ne comprenons rien. Nous peuplons un traumatisme, nous avons peur, à juste titre nous avons peur, car nous apercevons déjà, bien que confusément, à l'arrière-plan : les géants de l'angoisse.
Ce que nous pensons l'a déjà été pour nous, ce que nous ressentons est chaotique, ce que nous sommes reste obscur.
Nous n'avons pas à avoir honte, mais nous ne sommes rien non plus et ne méritons que le chaos.
En mon nom et au nom des personnes distinguées en même temps que moi par ce jury, je remercie très expressément tous ceux ici présents.

On trouvera ce discours, prononcé par Thomas Bernhard lors de la remise du prix d'Etat autrichien de littérature en 1967, dans le fameux petit recueil intitulé Mes Prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky. On y lira également un texte, composé une dizaine d'années plus tard, souvenir hilarant de cette cérémonie et de ce milieu de la culture qu'exécrait tant l'auteur de Gel. Savoureux.

lundi 23 décembre 2019

Si je pouvais faire mieux…

Jacques Sassier/Gallimard

Ecouter la voix de Louis Calaferte, une rareté, une consolation. France culture diffusait la nuit dernière une de ses précieuses archives, un entretien de l'auteur de Septentrion avec Alain Veinstein, datant d'octobre 1993. Quelques mois avant sa disparition, Calaferte se montre toujours aussi passionnant et incisif. Indispensable. C'est à écouter ci-dessous (quand ça fonctionne...) ou sur le site de la radio.

Comme 45 minutes, c'est un peu court, j'en ajoute 7 — malheureusement le générique en avale une —, en collant ci-dessous l'un des rares passages de Calaferte à la télévision. C'est un an avant. Certes, on peut se demander s'il tiendrait aujourd'hui les mêmes propos sur ces concitoyens… Mais à quoi bon ?

vendredi 20 décembre 2019

Mort de la littérature et du Père Noël


- Du coup, vous allez faire quoi ?
- Rien. Du moins, je l'espère. J'ai toujours détesté Noël. Ces grèves tombent à point. Jamais je n'ai autant aimé rester coincé...
- Tiens, toi qui aimes Bukowski, tu connais cette citation ?
Noël sert à rappeler à ceux qui sont seuls, qu'ils sont seuls
A ceux qui n'ont pas d'argent, qu'ils n'ont pas d'argent
Et à ceux qui ont une famille de merde, qu'ils ont une famille de merde.
- Tu lis Bukowski, maintenant ?
- Pas vraiment.
- Tu sors ça d'où, alors ?
- Instagram, je crois...
- ...Si on avait dit un jour à Bukowski qu'il finirait par être cité sur instamachinchose...
- J'ai lu quelque part que c'était l'auteur le plus volé aux Etats-Unis.
- Une chose est sûre : c'est, avec Cioran, l'auteur le plus cité généralement par des gens qui ne se sont jamais donné la peine d'ouvrir un de ses livres, qui n'en connaissent que les citations que d'autres publient sur les réseaux...
- ...Des gens comme moi, tu veux dire ?
- Je ne te le fais pas dire...
- Mais toi aussi, tu as contribué à ces citations que l'on trouve sur la toile...
- Lorsque je cite quelque chose, c'est un poème que je viens de lire dans un recueil, un passage d'un livre, d'un entretien... Je cite pour moi, pour ne pas oublier. C'est purement égoïste. Je ne contribue ni ne collabore à rien.
- Pour moi, c'est une littérature trop noire, je ne peux pas lire des pages et des pages sur ce ton... Une phrase, de temps à autre, ok, mais...
- ...Oublions ça. La littérature, ça ne t'a jamais beaucoup intéressé.
- Tu sais, ça n'intéresse plus grand-monde aujourd'hui...
- Se cree el ladrón que todos son de su condición.
- Ce qui veut dire ?
- Un petit effort. Ecoute bien : Se cree el ladrón que todos son de su condición.
- Ladrón, c'est le verbe aboyer, c'est ça ?
- Pas vraiment. Un ladrón, c'est un voleur.
- Je n'ai rien compris, alors.
- Mot à mot, le voleur pense que tout le monde est de la même nature, de la même famille, la même condition...
- Quel est le rapport avec la littérature ?
- Si tu lisais davantage, tu ne poserais pas la question.
- Tu m'as perdu, là...
- Nous sommes tous perdus... Remets-nous une tournée.
- Ok, on ne parle pas de littérature, tu veux qu'on revienne aux grèves ?
- Surtout pas. Tu ne vas pas me les brouter avec l'actualité les rares fois que l'on se voit encore... Qu'est-ce que tu vas me raconter ? Que c'est l'enfer ? Que les usagers sont pris en otage ? Que cette réforme est bonne pour tout le monde ?
- Ça va, ne t'énerve pas...
- Tu vois, ne pas pouvoir aller réveilloner dans la belle famille, ça m'évite ce genre de débat, et d'engueulade.
- Mais c'est un sujet important.
- Pas pour être débattu au comptoir de chez Ahmed ou dans la belle-famille. Tiens, prête-moi un instant ta prothèse.
- De quoi tu parles ?
- De ton téléphone intelligent.
- Pour quoi faire ?
- Donne et ferme-la... Attends. Tu vois, si tu veux pouvoir parler de cette réforme scélérate, il faut pouvoir argumenter. Et auparavant se documenter, lire, s'instruire. Tiens, ici, tu liras un document rédigé par une économiste atterrée. 
- 20 pages !
- Oui, si on veut être un peu sérieux, ça demande un petit effort. Le cerveau doit être disponible, et doit fonctionner autrement que comme caisse de résonance des médias mainstream. Tu le télécharges et tu lis ça à tête reposée, si j'ose dire. Et on en reparle.
- T'as trouvé ça sur tes médias alternatifs et gauchistes ?
- Si on reste dans la caricature, la réponse est oui. Ça te permettra de dormir tranquille. Mais, tu vois, c'est là que je touve des choses qu'on ne trouve pas ailleurs.
- Comme quoi ?
- Comme des nouvelles de Julian Assange.
- Qui ?
- Julian Assange, tu n'en as jamais entendu parler ? Tiens, ici, tu auras un résumé de l'histoire, ça ne te fatiguera pas trop. Et si tu veux creuser, mieux comprendre le monde dans lequel tu vis, tu liras ça ou/et ça
- Oui, ça me dit quelque chose, maintenant. C'est pas le type qui était réfugié à l'ambassade de je ne sais plus quel pays sud-américain ?
- Exact. T'en parle-t-on sur Instagram ? Ou y met-on simplement des citations et des seins barrés ?
- C'est vrai que ça faisait longtemps que je n'en avais pas entendu parler.
- Normal. Une info chasse l'autre. Un événement en remplace un autre. Show must go on, comme on dit à la Maison blanche, et partout ailleurs... 
- Il n'avait pas été accusé de viol ?
- Un pipeau médiatico-politique. Assange a été lavé de tout soupçon. Mais le type est en train de crever dans une prison, et dans l'oubli de tous aujourd'hui. Il va être extradé chez Trump où il est passible de 175 années de prison. Mais nous, nous parlons de Macron, le jeune, dynamique et incompris père Fouettard qu'emmerdent ces sales syndicalistes puant la bière et la vinasse et ces cheminots privilégiés qui bloquent le pays. Tu sais quoi ? On va en reprendre une à la santé de ces salauds de travailleurs et à la mort du Père Noël !


https://thisisnthappiness.com/



mardi 17 décembre 2019

Les fantômes d'une chambre en ville



Radio France entame sa quatrième semaine de grève et de programmes musicaux. Dimanche soir pourtant, est parvenu à se glisser à travers la grille de France culture et jusqu'à nos oreilles un étonnant et très personnel documentaire de Katell Guillou, réalisé par Véronique Lamendour, autour du dernier grand film de Jacques Demy, Une Chambre en ville — où il est justement question de grève, en musique... 
L'occasion d'écouter de nouveau la délicieuse et inestimable Camille Taboulay, toujours aussi passionnante quand il s'agit du réalisateur nantais. Participent également à l'émission Dominique David (cousine du cinéaste), Patrice Martineau (second assistant sur le tournage du film), Christophe Patillon (historien), Gérard Tripoteau (ancien ouvrier aux chantiers navals)… et la voix d’Amélie, que je vous laisse découvrir ici.



samedi 14 décembre 2019

De la folie


René Groebli

...quand je retrouvais mon calme, il m'apparaissait que les hommes font leur malheur par incapacité de se contenter de ce qu'ils ont. On finit par haïr ce qui nous entoure, alors qu'on était bien tranquille, et l'on se jette dans l'inconnu. On finit par prendre en horreur la vie présente. On ne peut plus supporter son bonheur, et l'on va s'exposer à des dangers réels. C'est excusable d'agir ainsi quand on ne risque pas grand-chose, mais quand notre vie est en jeu, c'est de la folie...
Emmanuel Bove, Non-Lieu, 1946

lundi 9 décembre 2019

C'est pas facile tous les jours

Trente ans plus tard, je suis reparti en voyage avec ma sœur, sur son invitation. Après l'URSS, place au Yucatán. Comme il était hors de question que tout ne fût que soleil, cumbia et couleurs primaires, j'avais emporté dans ma valise un roman lu il y a trente ans. L'ami Hubertus, qui le découvrait il y a peu sur les conseils de Louis Watt-Owen, m'avait convaincu de retomber dans Le Piège (1945). Il est toujours délicat de retrouver ses amours de jeunesse. Ce drôle de livre m'avait tellement bousculé à l'époque que j'avais accepté d'aller en voir une adaptation scénique, une performance one-man-showée de Didier Bezace à la Cartoucherie, si je me souviens bien. En faisant du protagoniste coincé sous l'Occupation le narrateur de son spectacle, le metteur-en-scène-comédien jouait sur une sorte de gimmick à répétition, C'est pas facile tous les jours, une expression dont j'allais abuser par la suite lorsqu'il me fallait dédramatiser les situations dites compromises. Aujourd'hui, cette trouvaille me paraît avoir été une mauvaise interprétation tant l'ingénuité et la bêtise de Bridet le rendent incapable de ce genre de distance. Si l'ironie de Bove est bien présente dans ce texte comme dans ses autres romans et nouvelles, elle n'est jamais appuyée et semble elle aussi coincée entre les pages de ce récit implacable, annoncé d'emblée sans issue.
Rien ne dévoile mieux nos intentions qu'une longue impuissance. A toujours demander sans obtenir, on finit par donner de soi l'idée qu'on ne réussira jamais, qu'on appartient à cette catégorie d'hommes dont les désirs sont trop grands pour leurs possibilités.
Ces deux phrases simples et impeccables suffisent à décrire Bridet dans les premières pages, à justifier le titre du roman.
Ce fut à ce moment qu'une idée extraordinaire lui vint à l'esprit, une de ces idées simples qui, selon ce que nous y mettons de nous-mêmes, paraissent géniales ou insignifiantes. Elle lui fit brusquement retrouver toutes ses forces. Cette idée était que, quoi qu'il fit, il ne pouvait plus échapper à la mort et que, puisqu'il fallait mourir, autant mourir courageusement.
Et ce fut ce qu'il fit.
Et ces deux paragraphes désespérément ironiques, et situés vers la fin du livre, traduisent un rare éclair de lucidité chez Bridet. Conscient enfin du piège dans lequel il s'est lancé les yeux fermés. 
Un chef-d'œuvre.

Revenu dans la grisaille d'ici, j'ai ouvert la suite, un volume regroupant les deux derniers romans de Bove, Départ dans la nuit et Non-Lieu, publié à l'Imaginaire en 1992, année qui marque mon départ de la librairie pour aller traduire à Beaubourg des films mexicains… 
Ce doit être le seul livre de l'auteur que je n'ai pas volé. Et en lisant les premières pages, il me semble que c'est également le seul que je n'ai pas lu. Il arrivait certainement quelques années après la période exclusivement consacrée à Bove. Je sens ce matin que cette découverte inespérée pourrait redonner quelque couleur à un quotidien violemment sombre et me consoler de la perte des paysages mayas. 

jeudi 21 novembre 2019

Complètement Stone

F. C. Gundlach

L'autre jour, je suis tombé sur un exemplaire de l'autobiographie de Keith Richards, Life, survolée à l'époque de sa publication, parce que pavé épouvantablement mal foutu et traduit à l'emporte-pièce. J'ai de nouveau pesté, mais me suis laissé prendre. Et j'avoue m'être bien marré, seul aux toilettes, en lisant le passage qui concerne la rencontre avec Godard, vers 1968. Extraits.

Que ça nous plaise ou pas, la politique s'est chargée de venir à nous en la personne de Jean-Luc Godard, le grand révolutionnaire du cinéma. Fasciné par ce qui se passait à Londres cette année-là, il a voulu réaliser un film complètement différent de ce qu'il avait fait jusque-là. Pour se mettre dans l'ambiance, il a sans doute goûté à des substances qui n'ont pas trop dû lui réussir : question d'habitude. Très franchement, je pense que personne n'a jamais été capable de calculer où il voulait en venir avec son film Sympathy for the Devil. Il s'agit pour l'essentiel de l'enregistrement du morceau du même nom par nous en studio (…) je suis content qu'il ait filmé ces répètes, mais Godard, quel numéro ! Je n'en croyais pas mes yeux : on aurait dit un employé de banque français ! Qu'est-ce qu'il pensait faire de ce machin ? Il n'avait aucun plan précis à part quitter la France et choper l'ambiance de la scène londonienne. Le film est un tissu de conneries, avec des jeunes vierges sur une péniche de la Tamise, des giclées de sang et une scène faiblarde dans laquelle des soi-disants militants des Black Panthers échangent maladroitement des flingues dans une décharge à Battersea. Jusque-là ses films étaient plutôt maîtrisés, presque hitchcockiens, mais c'était une année où on faisait tout et n'importe quoi, avec pas mal de n'importe quoi. Je veux dire que, bon, quel besoin Jean-Luc Godard avait-il de s'intéresser à la petite révolution hippie en cours chez les Anglais pour essayer de montrer que c'était quelque chose d'autre ? Mon explication, c'est que quelqu'un avait mis de l'acide dans son café et qu'il a passé cette année foireuse en surchauffe idéologique permanente.
Il s'est même débrouillé pour mettre le feu aux studios Olympic !…



lundi 18 novembre 2019

File dans ta tombe sans faire de saletés –

Yasuhiro Ishimoto

tout le monde s'en fout
tout le monde s'en contrefout
tu savais pas ?
tu l'avais oublié ?
tout le monde s'en bat les reins

même ces empreintes de pas
qui semblent aller quelque part
ne mènent nulle part

tu peux apprendre les choses par cœur
mais tout le monde s'en fout —
c'est la première leçon
qui mène à la sagesse

apprends-le

et personne n'a l'obligation de s'en soucier
personne n'est censé en avoir quelque chose à foutre

la sexualité et l'amour sont évacués
comme de la merde

tout le monde s'en branle

apprends-le

croire en l'impossible est un
piège
la foi tue

tout le monde s'en balance –
les suicidés, les morts, les dieux
ou les vivants

pense au vert, pense aux arbres, pense
à l'eau, pense à la chance et à la gloire de
toute sorte
mais garde-toi
le plus tôt possible
de dépendre de l'amour
ou d'attendre qu'on t'aime
en retour

personne n'en a rien à foutre.

Charles Bukowski, in Tempête pour les morts et les vivants
trad. Tomain Monnery, éd. Au diable Vauvert, 2019

samedi 16 novembre 2019

Infréquentables

Mark Daniel


- Comment tu fais ?
- Avec.
- C'est définitif ?
- Maladif.
- T'as essayé d'arrêter ça ?
- Oui.
- Et ?
- Rien.
- Aucune amélioration ?
- Non. Donc...
- Donc tu en reprends un dernier ?
- Voilà. Note que c'est le dernier uniquement parce que boire davantage me ruinerait. Que les choses soient claires... C'est dommage d'ailleurs, car il est meilleur que celui de l'expo...
- Il n'était peut-être pas fabuleux, mais je t'ai vu te resservir à plusieurs reprises...
- C'était gratuit.
- Si tu avais pu, tu aurais acheté quelle photo ?
- Celle de la maison à la campagne me plaisait beaucoup.
- J'ai l'impression que c'était la photo préférée de beaucoup d'entre nous.
- Pourquoi tu dis nous ? Tu as eu l'impression de faire partie d'une confrérie ? D'un groupe de happy-few ? D'une caste de privilégiés ?
- Ben, non, mais...
- Mais quoi ?
- J'ai dit nous parce que, comme toi, j'étais à cette soirée...
- Ce nous ne concernait pas que nous.
- Si, je t'assure.
- Tu mens. D'ailleurs, ce que tu dis de cette photo ne saurait en aucun cas nous concerner nous seuls. Tu as observé que d'autres invités s'arrêtaient longuement devant cette photo, la commentaient, s'en délectaient, l'achetaient peut-être... Ce nous, ce n'est pas nous.
- OK.
- Tu le reconnais, ce nous concernait un ensemble de personnes bien plus large que toi et moi.
- Certes.
- Ce certes est de mauvaise foi. Fais gaffe.
- Ok, tu as raison. Tu as fini de pinailler sur les mots ?
- Les mots sont importants.
- Mais nous parlions photo.
- Une photo, c'est 1 000 mots.
- C'est quoi, cette définition ?
- C'est une boutade. Mais comme toutes les boutades, il y a du vrai en elle.
- C'est un peu cliché.
- Joli.
- Ah... Je ne l'ai pas fait exprès...
- Cela va sans dire.
- En tous cas, elle a un beau regard, ta copine...
- Tu vois, c'est devant cet autre genre de cliché, que j'aime la boutade sur la photo et les 1 000 mots..
- Tu n'en loupes pas une... Je trouve ses intérieurs, ceux de la maison ou ceux d'un café, très mélancoliques, c'est presque physique, je ne sais pas comment dire, du coup.
- Elle est très douée pour les vieilles maisons, les intérieurs, leur lumière. Pour rendre leur atmosphère. Ou son illusion. Une de ses expos leur était entièrement consacrée il y a quelques années... 
- Tu sais ce que c'est, cette maison ?
- Non, j'ai entendu dire qu'elle était à Ville-d'Avray.
- C'est une maison familiale ? On aperçoit des enfants derrière les arbres...
- Toutes les maisons sont par essence familiales. Celle-ci l'était sans aucun doute...
- L'était ?
- Elle a depuis été détruite.
- C'est pas vrai...
- J'ai entendu Carole le dire à l'un d'entre nous...
- C'est criminel.
- Le vrai terme est spéculation. Il y avait certainement des centaines d'hectares. Ils ont dû y bâtir une de ces résidences de haut standing pour cadres et agents commerciaux.
- La photo date de 2003, si je me souviens bien. Tu penses qu'on construisait encore le genre de résidences que tu évoques en 2003 ?
- Bien sûr. Elles prennent d'autres noms, ne sont plus destinées à la même classe sociale, mais le principe est le même.
- Ville-d'Avray, c'est où, exactement ? Le nom ne m'est pas inconnu, mais...
- Dans la région de Versailles, il me semble.
- On pourrait trouver ce nom dans un roman de Modiano, non ?
- Ou dans un Simenon. Mais, c'est drôle, je suis également tombé sur ce nom de ville à deux ou trois reprises ces derniers jours. Un roman récent que j'ai aperçu dans une librairie. Un dimanche à Ville-d'Avray, dans mon souvenir. Qui évoque un film des années 1960. 
- Quel film ?
- Je ne sais plus le titre, mais c'est très proche de celui du roman. Un film un peu culte. Je crois que Nicole Courcel y tient l'un des rôles principaux. 
- Nicole Courcel... Elle vit encore ? 
- Aucune idée...
- Ce nom surgi d'on ne sait où...
- Du monde d'avant. 
- Comme Ville-d'Avray...
- Tu sais, tu m'étonnes parfois.
- Pourquoi ?
- Je ne t'ai pas encore vu sortir ton téléphone intelligent pour consulter wikipedia...
- Je n'ai plus de batterie...
- Tout s'explique...
- A propos de maison, tu as suivi la polémique sur celle de Céline ?
- Non.
- Tu sais que sa veuve est morte ?... Elle avait mis la maison en viager, il y a un an.
- L'acheteur a fait une bonne affaire... 
- Il n'a pas dû attendre longtemps avant de récupérer son bien, en effet...
- Lucette était plus que centenaire... C'est quoi, la polémique ? On a manipulé Lucette pour qu'un salopard rachète la baraque pour une bouchée de pain ?
- Non, je ne crois pas. C'est Stéphane Bern...
- Qu'est-ce qu'il vient foutre ici, ce crétin ?
- Il s'oppose à ce que la maison de Céline soit transformée en musée. Il a peur que ça devienne un lieu de pèlerinage pour des gens infréquentables.
- De quel droit se prononce-t-il sur la question, cet infréquentable royaliste de mes deux ? Il a dû entendre parler de Céline à Questions pour un champion ou chez Hanouna, j'imagine...
- Tu n'oublies pas que notre président lui a confié une mission autour du patrimoine.
- Oh putain, je l'avais oubliée, cette énième cagade de l'autre illuminé ! Je me souviens, n'y avait-il pas une histoire de loto du patrimoine ?
- Exact.
- Mais, dis-moi, une mission, ça a une durée limitée, non ?
- A priori, oui.
- Tu vois, c'est bien la première fois je regrette que tu ne puisses pas consulter ta machine...
- De son côté, Jack Lang estime que la maison de Céline devrait être préservée...
- Lui aussi avait un mandat limité, non ? C'est ça, la polémique ? Le seul fait d'évoquer les noms de ces deux grotesques moutons est déjà une faute impardonnable. Leur accorder le moindre intérêt devrait être considéré comme un délit.
- Tu n'as pas d'avis sur la question, toi qui admire Céline ?
- Je n'admire pas Céline, et d'une. Et puis, je ne suis pas fétichiste. Si le nouveau proprio veut raser l'ancienne baraque de Céline, grand bien ou autre chose lui fasse, je m'en tape. S'il veut la garder en état, la restaurer, en faire un musée, je m'en fous aussi. De Céline, il reste les livres. Et, ça, crois-moi, chez Gallimard, on n'est pas près de les faire disparaître... De Céline, il y a beaucoup à dire, mais ce genre de considérations ne sont que des numéros de clowns, intégrés au spectacle permanent de l'actualité, histoire de nous donner l'illusion qu'il y a débat d'idées, indignations et respect du patrimoine... Bref, si tu pouvais éviter de m'apprendre ce genre de choses...
- Tu es un peu tendu en ce moment. C'est toi qui deviens infréquentable...
- Certainement, encore des histoires de maison...
- Stress et angoisse sont dans un bateau...
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Attends. Donc, stress et angoisse vont en bateau. Les deux tombent à l'eau. Qui se sauve ?
- ...
- Le cancer !
- Ecoute, ne le prends pas mal, mais je préfère encore quand tu me parles de Stéphane Bern, c'est un peu plus drôle... Allez, pour la peine, tu vas nous payer une tournée ! 
- Pourquoi moi ?
- Si tu comptes sur les laquais du prince pour nous payer un verre, tu peux te gratter...






mardi 12 novembre 2019

Son Isabelle



Isabelle Huppert par Carole Bellaïche
du 15 novembre 2019 au 17 janvier 2020
Galerie XII
14, rue des Jardins-Saint-Paul
75004  Paris

A l'occasion de la sortie de son livre Isabelle Huppert, paru aux éditions de la Martinière, la Galerie XII Paris présentera une vingtaine de photographies inédites de la comédienne saisie au quotidien sur plus de 25 ans, par Carole Bellaïche. 
Le vernissage, durant lequel le tenancier de ce blogue ne boira pas une goutte, aura lieu ce jeudi à partir de 18h30.


samedi 9 novembre 2019

Un violon sur la table

chaleureusement
je me suis souhaité bonne chance
pour ma nouvelle vie
lorsque la porte comme au boulevard
a claqué me laissant sans public
seul en compagnie de
mon meilleur ennemi
il fallait l'éloigner des coulisses
la rue flottait depuis des heures
et pas un chat pas une sirène
pas un cirque pour engager
cet acrobate estropié et fier
où prendre la fuite lorsqu'il n'existe plus d'
île déserte sur laquelle échouer
un café de maraîchers
dressait son
faux marbre au comptoir
des hommes s'y accrochaient bien
plus morts que moi
appuyé au mur du fond
ellis un violon sur la table
m'a souri en levant son whisky
il vient toujours prendre un verre
ici lorsqu'il passe chez le luthier
du quartier m'a dit la serveuse
une européenne qui m'accordait un tango
qu'on ne trouvera jamais sur les réseaux
ses yeux noisette lorsqu'elle les posaient
sur les fantômes
étaient presque taillés en amande
gardel chantait l'humble joie de son cœur
c'était à chialer
les autres commentaient l'actualité 
je n'ai rien pigé
l'effondrement à venir qu'un beau garçon
prophétisait entre deux avions
d'un seul trait j'ai vidé les lieux
suis allé reluquer magasins
banques et les journaux du kiosque
qui préparaient tous les fêtes de fin
du monde
tout avait l'air en ordre
je sentais son poids sur moi
prêt à l'abandonner sous x
aux urgences
dans un camp de réfugiés
mais il m'a offert ses belles dents en sourire
t'inquiète pas on en verra d'autres
et des plus sombres
faut juste que tu m'aimes un peu
me tapotant chaleureusement l'épaule
comme un bon fils de pute

Charles Brun, Poésie urbaine à ordures

lundi 4 novembre 2019

Une vie française


C'était au début des années 1990. Et ça revient, par bribes. Forcément, comme dirait l'autre. On avait sympathisé à l'époque où je finissais d'être libraire. Après ma désertion, ou juste avant, j'étais parvenu, malgré le scepticisme de mes chefs, à le faire inviter dans la librairie où je bossais jusque là. Et lorsqu'il est venu, je n'étais plus là. Mais j'étais là, finalement, histoire de ne pas le laisser seul. J'ai déjà raconté ça. Je ne sais comment je suis parvenu à surmonter rougeur et sueurs pour m'adresser à lui. Mais nous nous sommes recroisés quand il est revenu à Paris. Je lui avais alors rapidement proposé de se prêter au jeu de l'entretien, un peu décalé – j'étais véritablement fasciné par sa conception de l'existence, des rapports humains. Il devint rapidement mon anarchiste préféré. 
J'avais commencé à écrire dans un journal en particulier, et, décomplexé de la plume, m'étais mis dans l'idée un dossier pour le groupement de librairies indépendantes de ce temps-là. Dubois démystifiait l'image de l'écrivain, citait Cioran, et les patrons, de gauche de préférence, qui vous invitent à les tutoyer – les pires, méfie-toi. La femme qui dirigeait l'association lut l'entretien et me remercia de l'intérêt, etc. Dubois était un peu trop confidentiel et ne méritait pas un dossier spécial. Justement, il est à découvrir, ripostais-je. En vain. J'essayais par ailleurs de collaborer à quelques titres émergents, dont un autre canard de Butel. Du haut de mon culot de timide inconscient, j'avais appelé la rédaction, sollicité un rendez-vous, proposé l'entretien, et fut reçu par une fille de dessinateur célèbre qui me rit au nez après lecture de l'entretien. Non, décidément, ça ne collait pas. Vous comprenez, la littérature, c'est autre chose… J'en informais Jean-Paul qui comprenait parfaitement et me conseillait de passer à autre chose, nous continuerions à nous voir sans jamais plus évoquer ces histoires. Et c'est ce que nous avons fait.
Et puis, d'autres histoires sont arrivées, les siennes que je lisais toujours avec avidité et plaisir et les miennes, parfois liées au siennes, sans grand intérêt et que je tairai ici. 
Lorsque j'ai appris par hasard il y a quelques jours que son nom figurait dans la short list, comme on dit, du Goncourt, j'ai pensé lui envoyer un mot. Mais habite-il toujours la maison de sa mère – seule adresse que je possède encore ? Je voulais lui rappeler ses propos, lors de ce fameux entretien. « Je dis toujours à mon éditeur, me confiait-il, obtiens-moi le Goncourt, et tu n'entendras plus jamais parler de moi ». Je voulais lui dire que j'espérais, très égoïstement, que la Nothomb serait enfin couronnée ou le Rolin ou je ne sais qui, mais pas lui, surtout pas lui ! Que les prix, selon Billy Wilder, etc. Je tenais à le retrouver tous les deux ou trois ans, encore quelque temps, merde ! Je sais que c'est un homme intègre, droit, rare, et qu'il ne balance pas de paroles en l'air, même à un abruti d'apprenti journaliste dans mon genre. J'ai bien peur qu'il tienne parole… et qu'on ne se tape à l'avenir que des Nothomb et autres Tesson… J'ai quand même ouvert une bouteille à sa santé, ce soir.

mardi 29 octobre 2019

La légende Uriarte

Un ami espagnol, qui sait mon attachement à l'esprit d'Iñaki Uriarte, me signale la chronique de ce jour de l'inestimable Enrique Vila Matas dans le quotidien El País, relayée sur le blogue de l'auteur de Paris ne finit jamais :

http://www.blogenriquevilamatas.com/?p=11701
Cliquer sur l'image pour lire l'intégralité du texte (en espagnol)


Nous attendons, sagement et avec curiosité, si je puis dire, la réaction de la curieuse critique et des blogueurs d'ici…

samedi 26 octobre 2019

Heure d'hiver


Christina Seewald

j'avale un noir
en feuilletant le journal seul au comptoir
pas de sucre merci
non
ni thunes ni temps pour le prendre
en terrasse
au soleil de cette fin d'automne
on a retrouvé le corps d'une jeune femme
au cœur de la forêt sans lueur
de saint-loup
alain delon est sorti de l'hôpital
l'élysée s'apprête à accueillir
un autre grand homme
pour les patrons le président
doit continuer à réformer
je lis comment diversifier correctement
son patrimoine
quelle est la position idéale
pour bien dormir
j'ai déjà les mains sales
mais pas un papier sur toi
ni sur nous
les adolescentes veulent les mêmes tétons
qu'emily ratajkowski
parfaire leurs aréoles
pour porter des fringues transparentes
des lèvres à selfies pour augmenter les likes
sans oublier le boom de la chirurgie du nombril
cropped tops obligent
pas une ligne sur la nouvelle ride
de ton front que j'ai baisée en partant
une chaîne d'infos en boucle m'apprend
comment une femme de 55 ans
jalouse de sa collègue l'a découpée en morceaux
et caché la tête sous son balcon
fallait-il exhumer franco
harvey weinstein s'exprime enfin
en exclusivité les images
du mariage
de l'héritier de napoléon et la descendante de marie-louise d'autriche
tandis que défile le bandeau
les putes ont cessé le travail à Moscou
piétons attention au changement d'heure
j'avale en silence
brûle le palais et lis
qu'un entrepreneur chinois
a engagé un tueur pour éliminer un concurrent
gênant
l'employé a sous-traité l'affaire
et le sous-traité payé un sans-dents
qui finit
par avertir cible et gendarmes
mais pas un entrefilet sur le doux velours
de ton antre
le journal ne révèle aucun de tes secrets
la télé ignore tes robes et
tes mèches
délavées
le long du boulevard des rêves figés
tous font l'impasse sur ma main
entre tes cuisses cette nuit
la fatigue interminable des dernières années
le musli n'est pas aussi sain
qu'on ne le pense
certainement pronostiquent les spécialistes
neymar sera laissé au repos
pour le match de ce soir
puis-je louer sans l'accord
de mon propriétaire
découvrez les recettes inspirées
par les films d'animation disney
j'ai mal au bide
vient ensuite l'entretien avec cette femme qui
regrette sincèrement notre folle passion
ça 
je le savais mais j'ai tout oublié
je pense à toi
à ton avenir au mien
mais je ne trouve rien
pas un titre sur papier
ni sur écran
aucun risque qu'on se prenne au sérieux
nos jours sont contés
par personne
pas même par nous


Charles Brun, été tardif