mardi 31 janvier 2023

Tout mépriser

Ryan McGinley

 

Federico Peralta Ramos aimait se présenter ainsi : « J'ai peint sans savoir peindre, j'ai écrit sans savoir écrire, j'ai chanté sans savoir chanter. La maladresse répétée est devenue mon style».
L'artiste argentin, je l'apprends dans le livre de Meneses*, avait fondé la religion Gánica, dont j'ignore s'il reste des adeptes. Ses 24 commandements disaient :
1.Etre gánica.
2.
Tout envoyer valser.
3.
Laisser Dieu tranquille.
4.
Perdre du temps.
5.
Ne pas perdre du temps.
6.
Offrir de l'argent.
7.
Ne pas se distraire.
8.
Amplifier notre essence jusqu'à parvenir au halo.
9.
Vivre poétiquement.
10.
Etablir des programmes très ennuyeux.
11.
Essayer de s'amuser en permanence.
12.
Croire au grand foutoir universel, le prendre comme point de référence.
13.
Ne rien déifier.
14.
Dépasser le contrôlable.
15.
Dépasser le plan physique.
16.
Jouer avec tout.
17.
Se rendre compte.
18.
Croire en un monde invisible, au delà du plan physique, au delà du lointain, au delà du proche.
19.
Voyager léger dans ce monde... ou pas.
20.
Provoquer le mouvement.
21.
Tout mépriser.
22.
Ne pas commander.
23.
Flotter.
24.
Accrocher ça au mur avec une punaise.

 

 

* Juan Pablo Meneses, Un dieu à soi,
trad. Guillaume Contré, éd. Marchialy, 2022

jeudi 26 janvier 2023

Là où le futur commence et s'achève tous les jours

Jack London

 

Dans le dernier volet de sa trilogie de journalisme-cash, Un dieu à soi*, après s'être lancé dans l'achat d'une vache puis d'un jeune footballeur, le Chilien Juan Pablo Meneses part en quête d'un dieu afin de créer une nouvelle religion. La première partie se déroule en Inde. La deuxième, dans la Silicon Valley, le lieu où le futur commence et s'achève tous les jours, où l'on travaille à la création d'une divinité à l'aide de l'intelligence artificielle. 

La façon de changer le monde a changé. Et les outils de cette transformation ont été développés ici. Chaque manifestation massive annoncée par Facebook, chaque marche pleine de monde étalée sur Twitter, toutes les protestations contre le modèle Uber, toutes les photos et les vidéos des violences policières publiées sur Instagram, tous les logiciels qui utilisent les bases de données électorales, toutes les explosions de fake news, le boom de la cryptomonnaie, les changements politiques, de gouvernement et de programme en fonction des réactions des gens, tout cela trouve son origine dans la Silicon Valley. On n'y pense pas toujours et rares sont ceux qui font le lien, mais ici, depuis le futur, tout le monde l'a bien à l'esprit.

 

* Juan Pablo Meneses,  Un dieu à soi,
trad. Guillaume Contré, éd. Marchialy, 2022

mercredi 25 janvier 2023

Plombiers et boniches dans la rue !

En ces temps de fortes mobilisations populaires, un ami journaliste me communique ces images exclusives de notre guide suprême. Je m'empresse de les partager, avant censure certaine, avec les quelques égarés qui traînent encore dans les parages.



mardi 24 janvier 2023

Par paresse...

Laurence Sackman

Avec les femmes, m'avoua-t-il, j'ai tout connu. J'ai eu de belles histoires, comme on dit. D'autres un peu bancales, voire honteuses. J'ai vécu ce que l'on nomme des passions mais aussi des aventures sans lendemain. De lâches ruptures, certaines plus douces que la relation elle-même, d'autres plutôt déstabilisantes. Je me demande aujourd'hui comment tout cela a bien pu arriver. Une vie sentimentale pour moi chaotique, pour d'autres banale. En revanche, ajouta-t-il, je ne peux m'empêcher de me souvenir de tout ce qui ne s'est pas produit. Avec des femmes qui m'ont vraiment marqué. Auxquelles je pense encore parfois. Mais par peur de les emmerder, par un manque de confiance inexpugnable, la paresse du paraître, nous en sommes restés à la caresse d'un désir. Je ne crois pas que quelqu'un ait vécu autant de déceptions amoureuses fantasmées. Un record dont vous n'avez pas idée.

charles brun, records perdus

 

mardi 17 janvier 2023

Un artiste total

Herbert Tobias


 

Cher Monsieur Nadeau,
Je voulais vous écrire sitôt mon retour mais je sors tout juste d’une grippe terrible qui m’a couché un bon bout de temps. Je veux vous remercier de tout ce que vous m’avez dit. Non pas à cause des compliments mais parce que vous m’avez – et vous avez été ici le seul !
– parlé de mon travail, de mon possible travail sur le ton que j’aurais aimé trouver dans la maison Julliard– hélas!… Je vous suis infiniment reconnaissant de votre attention à mon égard. Vous m’avez fait un bien énorme en me parlant. Non seulement pour mon livre achevé mais pour ce que j’écris actuellement. Je suis dans la plus totale la plus absolue solitude depuis 10ans. Je vis pour écrire. Mais je doute sans arrêt de moi-même, sans vous j’ai peur de m’égarer, j’ai peur de n’avoir pas la force nécessaire pour faire ce que je sens en moi d’enraciné. L’écriture est ma vie. Elle est ma vie à un degré que personne ne sait. Je crois être un artiste total parce que mon existence est nouée autour de mon travail et qu’ils se confondent. Malheureusement, un homme a besoin d’être entendu dans ce qu’il considère comme essentiel pour poursuivre avec foi. Vos paroles ont été pour moi un coup de fouet. On m’avait rendu heureux. Merci. On a hélas besoin de ce succès– fût-ce compris d’une seule personne– pour oser continuer et aller plus loin. Vous savez il y a beaucoup d’instants où je n’ose pas me laisser aller librement dans l’écriture parce que je sais trop que je ne sais rien, que je ne représente rien et que ma voix est nulle. Ce sentiment est absurde en soi, je le sais, mais c’est tout de même pour moi un frein redoutable. Si je savais qu’on m’approuve dans ce que je fais, je crois que je ferais mieux encore. Sans le savoir, Monsieur Nadeau vous avez été la première personne depuis 10 ans à me dire que j’étais dans la bonne voie. Soyez remercié. Calaferte.
Septentrion doit paraître chez Tchou. J’ai reçu un contrat de Javet. Malheureusement ils ne tirent qu’à 2000 exemplaires à 4500 francs. Ce n’est pas encore «l’indépendance du poète»!!! Tant pis! J’ai de vous une adresse qui date de longtemps déjà. Peut-être n’est-ce plus la bonne. Je mets la mention: «faire suivre».

 

Lettre de Louis Calaferte à Maurice Nadeau,
26 novembre 1962

mardi 10 janvier 2023

Le rêve est dans le sac

Brassaï


— Encore mal dormi.
La pleine lune n'a pas dû aider...
De toute manière, dès qu'on met le réveil, on dort mal.
Exact. Il faut bannir le salariat. Refuser de se lever comme des troufions au son du clairon…
C'était la pleine lune ?
Je crois. C'est d'autant plus étrange que, pour une fois, j'ai réussi à me rendormir après m'être levé pour la vidange de la vessie.
Trop d'insomnies accumulées, certainement. Ou la délivrance après le départ de mon père, enfin, trois semaines après...
Il s'est passé un drôle de phénomène...
Avec mon père ?
Avec mon rêve. J'ai réussi à le reprendre en me recouchant. Je tenais absolument à y retourner et c'est ce qui m'a permis de me rendormir.
Reprendre un rêve ? Personne ne peut faire ça !
Je l'ai fait, mon petit. Je savais bien qu'un jour, je finirai par être le premier en quelque chose !
Impressionnant… Et c'était quoi, ton rêve ?
Je ne sais plus... Mais j'y étais bien. Au début, du moins...
Tu étais avec une fille ?
Non. Tous les rêves que l'on a envie de prolonger ne sont pas forcément érotiques. Il me reste quelques bribes...
D'érotisme ?
— De rêve. Une maison. Celle de voisins du quartier de ma mère, donc du quartier de mon enfance. Je crois que je t'ai déjà parlé de cette famille. Des Alsaciens. Pas forcément recommandables, mais bon...
Ça ne me dit rien, mais ça ne veut rien dire...
C'est bien dit...
J'oublie, tu sais bien...
C'était une famille nombreuse, cinq enfants si je me souviens bien. La femme était énorme, et le mari, un nain bossu... C'est elle qui, un jour, j'étais enfant, je passais devant ses fenêtres avec ma mère, et cette grosse femme se met à faire des compliments, comme on le fait avec les gosses, et sort cette phrase qui m'a, sur le champ, effrayé : Plus tard, avec ces yeux, il va faire courir les filles.
Elle avait raison, non ?
Parfaitement. Dès que je tentais maladroitement une approche, elles fuyaient.
Tu parles...
Tu me connais mal.
Toujours est-il que je n'ai pas connu cette époque...
Mon enfance ?
L'époque où elles s'enfuyaient...
Elle dure encore. Tu es l'exception. C'est pourquoi, en grande partie, je tiens tant à toi !
T'es con. Bon, ton rêve ?
— Je vais être en retard.
— Tu ne vas pas t'en tirer comme ça !
Dans cette famille de cinq enfants, il y avait deux garçons, plus âgés que moi, avec qui je jouais au foot. Dans la rue, devant chez nous ou chez eux, ou à Vincennes, derrière le parc floral. Sur les terrains que tu connais pour avoir promené le chien dans les parages… Avec eux, j'ai également travaillé sur les marchés... L'âiné m'a donné quelques cours de français si je me souviens bien, tandis qu'une de ses sœurs m'a remis à niveau en anglais, à notre retour d'Espagne. Je t'ai raconté ça, j'en suis certain.
— Ce dont je suis certaine, c'est que tu n'as toujours pas raconté ton rêve.
C'est une famille que je n'ai pas revue depuis des années, je ne sais plus rien d'eux... J'entrais dans cette maison. Il y avait là des gens que je ne connaissais pas. Les enfants ou petits enfants... Je ne sais pas ce que je faisais là. Ils semblaient m'attendre. Me mettaient au défi. Des personnages prenant la pose… Je me sentais obligé de deviner qui était qui. Les yeux de l'un des frères, je les retrouvais chez cette jeune fille. Ce que j'affirmais aussitôt, sûr de moi. Et ce qui déclencha les moqueries de tous. Pas du tout, voyons, Didier n'avait vraiment pas cette forme de yeux, ni cette couleur. Je me sentais plus que ridicule, perdu.
Tu n'y étais pour rien, après toutes ces années...
Je ne sais plus très bien comment finit cette première partie...
Avant la pause toilettes ?
Oui.
Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu as voulu une deuxième partie.
— Certainement pensais-je retrouver une part d'enfance…
— La deuxième partie, alors…
— Les railleries devaient en faire partie… En fait, ces gens posant devant moi n'avaient rien à voir avec la famille de ma jeunesse. Ils étaient étrangers d'ailleurs. Comme le confirmait le générique de fin.
— Quel générique de fin ?!
— Le rêve se terminait avec un générique de fin. Comme pour me signifier que tout n'était qu'une mise en scène, la séquence d'une série quelconque…
— Tu ne regardes jamais les séries.
— Justement. C'était étranger à moi. Les noms au générique étaient étrangers mais n'avaient rien d'alsacien. Tu te rappelles ces sacs poubelle qui inondaient le jardin de la maison lorsque nous l'avons revisitée avant la signature ?
— Bien sûr, c'était affreux.
— Nous avions demandé que la maison soit vidée puisque le fils ne voulait pas que nous récupérions un ou deux objets ayant appartenu à ses parents. Vider une maison, c'est sans doute le protocole, lors d'une vente. Mais tu te souviens de la sensation que ça a produit en nous ?
— Oui, j'ai pensé qu'un jour nous aussi, du moins une grande partie de nos affaires, finirait de la même manière.
Dans des sacs poubelles balancés sans ménagement par les fenêtres et emportés dans une benne ou un camion par un vulgaire broc.
— C'est atroce de penser à ça.
— Mais inévitable. J'avais cette sensation avec ce rêve. Le monde que j'ai connu a disparu. Les voisins, personne ne peut me dire où ils sont passés, ce qu'ils sont devenus. Pas même une trace de leurs descendants. C'est bientôt mon tour. Le monde tourne, certes mal, mais continue à tourner sans moi, comme il le faisait avant mon arrivée sur terre…
— Et là, tu files au boulot, me laissant seule avec ce rêve, cette perspective ?
— Oui, nous sommes irrémédiablement seuls face à notre disparition programmée.
— La prochaine fois que tu fais un rêve de ce genre, pense à ne rien me raconter !
Bonne journée, ma chérie…





lundi 9 janvier 2023

Danger mortel


 

Cette angoisse au moment de commencer. La peur des mots. L'incapacité de transcrire des images pourtant claires et nettes en mots compréhensibles, en mots qui frappent et qui portent. Paresse et désinvolture. Maladie des dialogues. Les mots puisque, et, donc. Ces mots qui sortent, puis vont se cacher. Ces mots qui se détachent dans le crépuscule, mais qui ne se laissent pas coucher sur le papier. Comme je hais le danger mortel, dévastateur de cette procédure pourtant essentielle. L'intimidation de la page blanche. La réticence à soulever son fardeau, à le porter sur son épaule. Vouloir sans pouvoir. Être dilettante.

 

Ingmar Bergman, Carnets, 1955-2001,
éd. Carlotta, 2022

samedi 7 janvier 2023

Gagner

Jeff Stanford


À dix‑sept ans j’ai été champion de France de flipper. J’ai conservé mon titre pendant quatre ans. En 1983, j’ai participé au championnat du monde d’Indianapolis et je me suis classé neuvième. En 1987, j’ai gagné le championnat de France de Risk. J’ai assez vite abandonné pour le Scrabble. Pendant trois ans j’ai énormément pratiqué, on peut même parler d’entraînement, avec des résultats à l’appui : champion de France de 1989 à 1991. Puis sont venus les échecs. Là, ça ne rigolait plus du tout. Je passais à une catégorie nettement au‑dessus. J’ai énormément ramé mais j’y suis arrivé. Je suis devenu champion de France en 1995. Est venu ensuite le bridge. Là, pareil que pour les échecs, j’ai pris des cours, j’ai été coaché, je me suis accroché, j’ai persévéré, j’ai traversé je ne sais combien de fois la France pour participer à des centaines de compétitions. Et en 2001, enfin le sacre: champion de France. Puis le mah‑jong, le jeu de go, le tarot... J’ai consacré à chacun de ces jeux plusieurs années avec obstinément le même but: gagner. Pour compenser ce que j’ai toujours perdu avec les femmes. Aujourd’hui, j’ai soixante‑deux ans. Et, comme cela a été le cas toute ma vie, je n’ai pas de femme. Mais j’ai une page Wikipédia.

 

David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent,
éd. L'Olivier, 2021

 

vendredi 6 janvier 2023

Bleu de travail

 


En 1957, Ingmar Bergman prépare son dix-huitième film... En pleine écriture des Fraises sauvages, le Suédois, également dramaturge, metteur en scène au théâtre de Malmö, fils de pasteur luthérien, note dans ses carnets :

Mes peines, mes peurs, mes envies, mes dégoûts, tout ce hurlement que je retiens au fond de moi en me disant que je suis, malgré tout, un privilégié. Et ces vagues sont recouvertes par une épaisse couche de honte, grasse et huileuse. Honte à toi, qui organises toujours tout si bien ! Si je pouvais seulement me délester de ce poids matériel, poisseux, de ces possessions stupides et exigeantes, me plier à la soumission et à l'autorité. Un bleu de travail, des chaussures d'ouvrier, des outils, un lit, une table, une chaise. Rien d'autre, rien de plus. Il ne s'agit pas de se retirer du monde des hommes, les hommes peuvent bien rester les mêmes. En plus agréables, éventuellement !

Accomplir sa tâche, sans chercher à tricher, à tromper ou à se dérober. Quoi qu'il en coûte. 
Faire ce à quoi on s'est engagé.

Penser à SDG¹ et agir en conséquence. 

On n'a pas besoin d'entreprendre plus que ce dont on est capable.

Apprendre à renoncer, quand le combat est vain. Reconnaître ses défaites.

Ne pas toujours être le meilleur.

Se pardonner, car personne d'autre ne le fera (ou ne se donnera la peine de le faire).

 

¹ Soli Deo Glori (à Dieu seul la gloire). C'est ainsi que Bach signait ses partitions et que Bergman signera le scénario des Communiants.

 

L'éditeur et distributeur de cinéma Carlotta vient de publier ces Carnets couvrant la période 1955-2001 en un volume de plus de 1000 pages, traduit par Jean-Baptiste Bardin.
C'est tout bleu. Trop bleu (quelle drôle d'idée, ces photos bleutées...)
Et c'est un peu cher : 59€...
Mais lire un cinéaste au travail, que l'on a tant aimé, traversé de doutes et angoisses, d'une dépression chronique ayant
parfois nécessité une hospitalisation, se révèle être une activité des plus excitantes de ce début d'année. On y reviendra forcément.