lundi 27 mars 2023

Ridicule et outrecuidant

 


Pensez-vous réaliser un film ?

Non. J'en ai rêvé beaucoup. Mais finalement, je préfère le confort de l'écriture, où l'on est seul maître de ce que l'on publie. Il y a aussi des raisons caractérielles : je ne pourrais pas commander vingt ou trente personnes, ni les aimer pendant le long temps qu'il faut pour faire un film. D'ailleurs, publier des romans est déjà ridicule et outrecuidant, faire des films serait pire.

 

Jean-Patrick Manchette,
propos recueillis par François Cuel et Renaud Bezombes,
Cinématographe, 1980
in Manchette, Derrière les lignes ennemies, entretiens 1973-1993,
La Table ronde

mercredi 22 mars 2023

Un peu fascinant


Maurice Rougemont


 

Les exploits des gangsters ne vous intéressent pas ?

Non.

Et les policiers ?

Un policier, ça a quelque chose d'un peu fascinant car je ne suis pas encore arrivé à comprendre comment on peut choisir ce métier. Les seules explications que je trouve sont tellement injurieuses pour les intéressés, l'être humain et l'humanité, que cela ne doit pas convenir. Je comprends mieux le véritable sadique ou l'ordure totale : le milicien ou le tortionnaire, mais pas le flic d'une compagnie de district.

 

Jean-Patrick Manchette,
propos recueillis par Luc Geslin et Georges Rieben,
Mystère Magazine, 1973

repris dans Manchette, Derrière les lignes ennemies,
entretiens 1973-1993
,
tout juste publié par La Table ronde, 24€


samedi 18 mars 2023

Au détour d'une rue

René Groebli

Ses amis mousquetaires de la Butte se nommaient Francis Carco, Pierre Mac Orlan et Roland Dorgelès. André Warnod fut tour à tour dessinateur, journaliste, essayiste, critique d'art. Les éditions l'Echappée ont l'excellente idée de lancer une nouvelle collection, Paris Perdu, dont le premier titre sera la réédition des Plaisirs de la rue, recueil de chroniques de Warnod, daté de 1920. Dans son texte intitulé Comment Paris reçoit les rois, le Vosgien semble regretter que les traditions se perdent. Nous aussi.

Pour recevoir Marie d'Angleterre, les rues étaient tendues de riches broderies et de tapisseries aux couleurs voyantes ; des surprises de toutes sortes étaient préparées à chaque carrefour. À la fontaine du Ponceau, il y avait un jardin orné de lys et de roses vermeilles et «dedans ledit jardin étaient trois jeunes pucelles nommées Beauté, Lyesse et Prospérité ». À la porte aux Peintres, se trouvaient cinq autres pucelles, «c'est assavoir France, Pax, Amitié, Confédération et Angleterre». À l'arrivée du cortège, le roi David parut parmi ces filles, les plus belles qu'on eût trouvées et qui étaient nues. Il donnait la main à la reine de Saba, «laquelle reine portait la Paix à baiser au roy, lequel la remerciait humblement».
Qu'aurait dit le président Wilson si, en avril dernier, lui fussent apparues, au détour d'une rue, un groupe de belles filles semblablement dévêtues
? Mais les gens de ce temps-là ne s'en scandalisaient pas et l'on voyait très bien sur une même place des sirènes toutes nues, fredonnant des bergerettes, tout près d'un tréteau où le Christ expirait entre deux larrons.
 

André Warnod, Les Plaisirs de la rue, 1920,
rééd. L'Echappée, 2023

jeudi 16 mars 2023

La fausse commune

 

Evelyn Bencicova

Elle avait l'air quelconque. Certes jolie, mais d'une beauté banale, quelque chose d'animal. Pourtant mon copain m'avait dit Tu verras, cette fille, c'est une tuerie. Il ne savait pas si bien dire : je suis mort dans ses bras à peine nous étions-nous emboîtés. 

 

charles brun, souvenirs de la fausse commune

vendredi 10 mars 2023

Philosophie des ruines

Yaroslav Prokopenko

Un abonné du blogue qui me veut du bien m'apprend la diffusion, la semaine dernière, sur notre grande et belle radio d'Etat nommée France culture, d'une série d'entretiens menés par Guillaume Erner, grand journaliste du service public qu'on ne présente plus, avec ce non moins grand et honorable et vénéré philosophe français, et international – le monde entier nous l'envie–, Bernard-Henri Lévy – Christine Angot, paraît-il, en bave de jalousie. Un grand moment de stimulation intellectuelle produit dans le cadre du programme "A voix nue" et tout simplement intitulé BHL au-delà des initiales. Le premier épisode, Une enfance des deux côtés de la Méditerranée, évoque, avec beaucoup d’émotion, et même de dévotion, sa mère et son père, couple fusionnel, avide de culture, mais ayant, est-il précisé, peu de vie sociale. Le deuxième, Une jeunesse littéraire, nous rappelle cet étudiant de Normale Sup, marqué par des rencontres importantes: Althusser, Foucault, Lacan, et surtout Malraux, qu'il visite au crépuscule de sa vie, événement qui déclenchera son désir de rendre compte des conflits éloignés et oubliés, ainsi son tout premier voyage, son premier engagement à la George Harrison: le Bangladesh. Suivent l'épisode Le dandy engagé, et ce nom certes plat, trouvé par lui-même mais qui va le rendre célèbre, à l'image de sa chemise blanche: «nouveaux philosophes». Lorsque les premiers livres paraissent, nous rappelle-t-on, surgissent les premières polémiques: le BHLisme est, souvenons-nous, contemporain de l’anti-BHLisme… Métier: Intellectuel, évoque tout naturellement le couple qu’il forme avec la sublime Arielle Dombasle, et nous révèle son rôle de père comblé, fier de ses deux enfants, sa vie de voyageur et sa fascination pour le monde musulman, d'où il vient et où il retourne sans cesse pourdocumenter les tumultes du monde. Enfin, nous abordons, bien tristement, le dernier épisode, BHL, un pouvoir, retour sur sa célébrité et son apparence médiatique, qui, avouons-le avec France culture, empêchent malheureusement d’écouter sans a priori les analyses profondes et pertinentes du plus célèbre des Germanopratins…
En dessert, nous ne manquerons pas de lire avec gourmandise le papier de Pierre Rimbert, BHL, le sparadrap du Palais
Dans la même famille d'esprit, la semaine prochaine, promis, nous reviendrons sur le porno de l'ami Houellebecq…

 

 

lundi 6 mars 2023

Comment avais-je pu douter ?


Saul Leiter

 

 

j'ai cessé de chercher
j'ai cessé d'attendre
j'ai cessé d'en pincer pour toi
et me suis mis à en pincer pour moi
j'ai vieilli rapidement
je suis devenu gras du visage
et mou du bide
et j'ai oublié avoir jamais eu de l'amour pour toi
j'étais vieux je n'avais ni centre d'intérêt ni mission
je tournais en rond à manger et à acheter
des habits de plus en plus amples
et j'ai oublié pourquoi je détestais
tous ces longs moments qu'il me fallait combler
Pourquoi me revenir ce soir
Je ne peux même pas me lever de cette chaise
Les larmes me coulent sur les joues
me revoilà amoureux
et je peux vivre comme ça 

 

Leonard Cohen, Le Livre du désir
trad. Jean-Paul Liégeois



dimanche 5 mars 2023

Un peu de chaleur humaine


Robert Frank


Ah, Coltrane, ce son... Vous connaissez, bien sûr...  Mais non!, qu'est-ce que je raconte?, Davis, Miles Davis, trompette et pas saxo, c'est Miles Davis, rien à voir. Enfin, pas vraiment. L'un a joué pour l'autre. Allez savoir dans quel ordre, je veux dire qui pour qui... Vous voyez? Ah la musique, je n'en écoute plus vraiment aujourd'hui. Dire qu'avant... J'ai eu mes périodes. Vers 20ans, je n'écoutais que du jazz. Puis, un peu après, j'ai eu ma période blues, plus roots, vous voyez. Et je ne sais pourquoi, un désir de pureté, quelque chose dans cet esprit, vers 30ans, je suis tombé dans le classique. Enfin, surtout le baroque, Bach, le dieu. Enfin, Dieu doit beaucoup à Bach comme disait Nietzsche, je crois. Non lui, il a dit que dieu était mort, peu importe, ce qui importe, c'est que c'est vrai... Ah, la musique… Le rock, la pop, ne m'ont jamais beaucoup intéressé. Même si c'est ancré dans ma jeunesse. Je ne sais pas. Dès que j'entends une guitare électrique, mes poils se hérisssent. Vous comprenez? Je ne supporte pas. Maintenant, c'est fini tout ça. Je ne pouvais pas vivre sans musique et aujourd'hui, finito, terminato. Nous sommes tombés dans un autre monde, plus lisse, liquide même, plus flou. Vous avez remarqué?, aujourd'hui, on vous vend des ordinateurs qui ne sont plus équipés de lecteur CD ou DVD— le cinéma, c'est pareil, la chute est moins brutale mais elle est irrémédiable... La dématérialisation. On nous pousse vers les plateformes, les formes plates. Vous avez remarqué ? Oui, la musique a beaucoup compté pour moi. Je n'y ai jamais compris grand-chose, cela dit. Mais je ne pouvais pas m'en passer. Les femmes, c'est pareil. J'en ai connu quelques unes. Et je n'y comprenais rien, je peux l'avouer. C'est pas faute d'avoir essayé. J'ai goûté à tout. Ça, on ne peut pas dire le contraire... Les belles, les moches, des jeunes, des sur le retour, les vamps comme on disait à une époque, les femmes fatales si vous préférez, les étrangères, ah, les Nordiques, les Africaines aussi, je voyageais beaucoup grâce à mon boulot, les filles de l'est, froides mais excitantes comme peu savent l'être, les Espagnoles, fougueuses, les Italiennes, sensuelles et pulpeuses, les femmes très classe, des zonardes, des punkettes, des toxicos aussi parfois, des alcoolos, j'en passe... J'étais assez beau je crois, rien à voir avec aujourd'hui, tel que vous me voyez là, à plus de 60 balais, c'est difficile à imaginer, le succès que j'avais, je n'ai jamais été marié, ou même à la colle comme on disait de mon temps, mon secret je crois était d'être ouvert, disponible, en mouvement permanent... Vous prenez quoi? Vous m'êtes sympathique, je vous invite. Bientôt, boire un coup, ce sera réservé à une élite, profitons tant que c'est possible... Ah, les femmes, c'est vrai, je ne les ai jamais comprises. Trop tard : aujourd'hui, tout déglingué de partout, ça tombe, ça pend, c'est plus pareil. J'ai donné. Les femmes ne m'intéressent plus. Et elles ne s'intéressent plus à moi. Evidemment, ça me manque un peu, me réveiller au côté d'un corps étranger, un peu de chaleur humaine… Vous voyez ? Aujourd'hui, tous ces gens fixés à leurs écrans, dans le métro, dans les cafés même, je ne vois que des zombis autour de moi… Un peu de simplicité, de disponibilité pour l'autre, c'est trop demander? J'en suis à me demander, rapprochez-vous, je vais pas le gueuler devant tout le monde, les hommes, pourquoi pas après tout? Histoire de ne pas mourir idiot. Faut rester ouvert, comme je l'ai toujours fait. Vivre avec son temps, sinon, c'est la mort. Mais pas une grande folle, ça, je pourrais pas, non, un mec, un vrai, genre viril, comme moi, comme vous... Vous voyez ?… Vous n'êtes pas homophobe, dites? Qu'est-ce qu'il y a? Comment ça, vous avez rendez-vous? Là, tout de suite? Non, mais je disais ça comme ça, je ne pensais pas spécialement à vous, attendez, quoi!. Allez, oui, c'est ça, casse-toi connard! Et surtout, pas même un merci, pour le verre... Pédale, va! Décidément, les hommes non plus, je ne les comprends pas...