jeudi 28 février 2019

Cent bonnes raisons

Depuis quelques années, les éditions Wombat remettent en circulation les écrits de Roland Topor.
Dernier en date, un inédit datant des années 1970, Cent bonnes raisons pour me suicider tout de suite, suivi de Douze possibilités d’échapper à Noël, et ce, pour la modique somme de 6 euros. 
Extraits du premier texte – le second, on attendra la fin de l'année (si on y arrive) :





1. La meilleure manière de m'assurer que je ne suis pas déjà mort !
5. Je grandirai dans l'estime de mes contemporains.
8. Je ridiculiserai mon cancer.
10. Pour ruiner mon psychanalyste.
12. Un infaillible remède contre la calvitie.
15. Je me sentirai moins seul.
17. La vie augmente, la mort reste abordable.
29. Pour faire croire que j'ai le sens de l'honneur.
38. Je n'ai plus rien à me mettre.
40. Pour tuer un juif, comme tout le monde.
45. Pour conserver mon mystère.
51. Pour ne plus avoir honte de me regarder dans un miroir.
52. Si j'étais immortel ? Autant l'apprendre le plus tôt possible.
71. Pour ne plus ronfler la nuit.
81. Parce que j'ai hâte d'utiliser l'épitaphe amusante que je me suis trouvée : « Bon débarras ».
94. Pour me dépayser.


lundi 25 février 2019

In bed with Catherine Deneuve, 2


Je ne sais pas ce que je foutais dans cet avion, où il allait, d'où il partait. Un accès de mégalomanie certainement. J'avais pris la place du pilote, pour rire peut-être. Mais ce n'était pas une cabine de pilotage. Les commandes étaient situées à l'intérieur d'une sorte de comptoir dans les premiers rangs de la carlingue. Ainsi, tous les passagers qui montaient à bord passaient devant le commandant. Moi, en l'occurrence. Tu sais comme dans Les Fraises sauvages, j'assitais à la scène que je vivais à un autre âge. Dans ma tenue, je trônais au devant de l'avion et saluait chaque voyageur. Et je me voyais dans ce rôle. Mais le plus incroyable, c'est que j'avais la gueule de Macron. Qu'on me prenait pour Macron. Et soudain, je vois arriver Brigitte, suivie de son élève. Me voilà obligé de m'expliquer. Je peux pas le baffer devant tout le monde. Alors, je raconte des salades : je me suis assis là pour réfléchir, ai passé le costume et on m'a pris pour lui, et j'ai joué le jeu. Pour rire. Macron ne m'en veut pas et va s'asseoir à sa place dans le fond de l'appareil. Il ne reprend même pas les commandes ! Ensuite, la crise continue, je ne sais comment, si elle était là, dans l'avion, mais je me retrouve en compagnie de Catherine Deneuve qui m'emmène chez elle, dans son appartement de la place Saint-Sulpice. Nous sommes dans son lit, elle me tient dans ses bras et je n'y crois pas. J'ai toujours aimé cette actrice mais jamais fantasmé sur elle. Et puis, je ne suis plus tout jeune, mes années de séduction sont derrière moi. Peut-être, elle aussi me prend-elle pour Macron. Je me vois là encore, comme dans le film de Bergman. J'ai peut-être un autre âge, celui de Macron certainement, je ne sais plus très bien mais Catherine, c'est celle d'aujourd'hui, mais toujours aussi séduisante, celle que nous avons vue à Montreuil l'autre soir dans son manteau rouge. Et sa voix irrésistible qui susurre : J'ai très envie de te sucer, mais pas ici. Oui, tu te rends compte, Catherine Deneuve me tutoie. Elle rajoute : On va aller à l'hôtel. Car le lit est un peu comme le poste de pilotage dans l'avion, tout le monde qui passe par là nous voit. Et chez Catherine, il y a du monde. Sa secrétaire, ses domestiques, son agent… Là, je suis pris de panique. Parce que Catherine, tu l'emmènes pas au Formule 1 ou à l'Ibis de la Porte de Montreuil. Comment je vais expliquer ces dépenses à mon banquier ? Et à ma chérie ? Qui justement débarque chez Deneuve. Je la présente à Catherine. Elle l'idolâtre depuis toute petite, buvait des lait-fraise sous ses fenêtres lorsqu'elle était étudiante et n'ose pas l'aborder. Mais Catherine l'accueille avec son élégance naturelle et elles se mettent à parler de Jacques Demy, de son bouquin qu'elle connaissait et aimait beaucoup, de Michel Legrand… Je peux te dire que ma pipe, je ne l'ai jamais eue. Je me suis réveillé en sursaut lorsque le chat m'a sauté sur les couilles et est venu me baver sur la bouche pour me réclamer ses croquettes. Evidemment, ne me demande pas la signification de ce rêve. Certes, j'avais beaucoup bu la veille et ma tête est bien malade mais de là à me prendre pour Macron et me faire sucer par Deneuve… Tu sais si elle a voté pour ce con ?


samedi 23 février 2019

Soumissions


- Excuse-moi, mais je n'arrive plus à suivre.
- Oui, t'as l'air exténué.
- J'ai la cervelle en compote, un truc vaseux, gluant, mielleux, dégoulinant, tout me dégoûte…
- Comme à l'époque de la vache folle ?
- Je ne sais pas, je n'ai jamais éprouvé ça… Mais, peut-être…
- La solitude, ça n'aide pas.
- La compagnie des autres non plus. Cioran disait de Paul Vallet qu'il jouissait de l'essentiel, de l'unique avantage qui justifie le refus du suicide : la solitude.
- L'isolement, ça ramollit.
- Peut-être. Mais j'ai décidé de ne plus m'emporter, de ne plus les supporter, de lire, d'écrire mes conneries, me tenir à l'écart, n'être disponible que pour les miens — au cas où...
- Tu nous fais pas une petite dépression ?
- Si c'est une dépression, elle est grosse...
- Tu ne sors donc plus...
- Pour faire quoi ? J'ai en horreur les cafés, leur musique à la con, l'industrie du divertissement, les transports, les gens parlent trop fort... Et ne balancent qu'âneries et platitudes...
- Il y a certainement un juste milieu.
- Je ne sais plus qui se demandait comment ne pas pleurer en lisant le journal ou en regardant les infos à la télé...
- Nietzsche ?
- Je crois que c'est plutôt Platon.
- Quel est le rapport avec ton état ?
- Si je me tiens à distance, c'est pour me protéger, ne pas être contaminé.
- Un suicide social pour éviter le suicide physique ?
- Quelque chose dans le genre... Mais je pense que même sans télé, sans lire les journaux, sans parler avec ses collègues, ses contemporains en général, on n'échappe pas à cette entreprise d'abêtissement généralisé. C'est dans l'air génétiquement et technologiquement modifié qu'on respire.
- On s'en jette un ?
- Un ou deux.
- Rouge ?
- Rouge et noir ont toujours été mes couleurs.
- Et tu bois du rouge jusqu'à devenir noir.
- Il commençait à me manquer...
- Qui ?
- Ton humour à deux balles.
- Et l'alcool ?
- Indispensable.
- C'est peut-être lié…
- A quoi ?
- A tes problèmes de cervelle…
- Certainement. Mais pas seulement… Tu sais, quand j'avais ces crises d'urticaire…
- Hmmm…
- Le seul traitement qui a réussi à me calmer, et dieu sait si j'en ai essayé, c'est cette merde d'Atarax…
- C'est pas un anxiolytique ? Tu devais enfin trouver le sommeil...
- Parfois, oui. Mais ça m'a complètement flingué la tête… J'en ai pris durant un an ou un peu plus… Ça devrait être interdit. J'ai des trous de mémoire fracassants…
- Parfois, la perte de la mémoire peut avoir du bon…
- Pour ne pas se souvenir de tout ce qu'on entend et lit ? Toujours est-il que, conjuguée à cette anémie cérébrale, ça renforce en moi la sensation d'être bon pour la casse, de vivre mes dernières heures... Comme un vieux, je fais le tri, me débarrrasse de bouquins, films, disques...
- Le bon coin ?
- Non, un livre, un dvd ou un cd, ça n'a aucune valeur... J'en donne à droite à gauche, à mes filles, à des inconnus...
- ...Quels inconnus ?
- Des passants.
- Tu abordes les gens dans la rue ?
- Mais non, crétin. Je dépose tout ça sur les fenêtres, dans les boutiques, au cinéma...
- A propos de cinéma, tu n'es pas devant les césars, ce soir ?
- C'est ce soir ?
- Il me semble bien, attends.
- T'es toujours connecté à l'air du temps, au sens du vent et de la vie ?
- Oui, c'est bien ce soir et c'est même présenté par ton ami Kad Merad.
- Pitié, ne m'en dis pas plus. Souviens-toi, je ne veux plus m'énerver, m'emporter. J'ai passé trop de temps à ça, c'est épuisant...
- T'as un favori ?
- Je ne sais même pas qui est nommé.
- J'ai la liste sous les yeux.
- Coupe ce téléphone.
- On pourrait faire des paris.
- Et puis quoi encore ?
- Pour se marrer...
- Si tu continues, tu vas finir par te marrer tout seul. Et moi, par aller picoler dans mon coin.
- Quel rabat-joie.
- Tout m'assomme.
- Moi, c'est le rouge.
- Pourquoi tu fais comme moi ? Reviens à la bière. Tu peux prendre du bide toi, et ça ne se voit pas. Profite.
- Ils ont filé un césar aux Tuches !
- Parfait. Je ne l'ai pas vu, mais je suis certain que c'est moins prétentieux que le film de Louis Garrel, le prochain Desplechin, ou cette connerie avec Lea Drucker sur les femmes battues.
- C'est le grand favori. 10 nominations.
- Le césar du Meilleur Dossier de l'écran, je ne vois que ça à lui remettre.
- C'est un film fort. Sur un sujet de société.
- Mais quelle horreur, ces sujets ! Inattaquables, ces films ! Il n'y a plus que ça, des sujets, des films tirés d'histoires vraies. Tiens, j'ai vu une pub l'autre jour dans le métro, je crois que c'était pour le dernier Eastwood : Tiré d'une vertigineuse histoire vraie. Qu'est-ce que j'en ai à faire des histoires vraies ?! Mais ça rassure les producteurs, les chaînes, les décideurs et le troupeau de spectateurs et futurs téléspectateurs et téléchargeurs... Ce monde me débecte.
- Ne t'énerve pas, c'est pas bon pour ce que tu as...
- Tu imagines une bande de crétins en costard face à Tarkovski, Ozu, Cassavetes ou Fellini : Alors, mon vieux, c'est quoi, ton sujet ?... Pourquoi tu nous fais pas plutôt un film sur l'homoparentalité ou sur les prêtres pédophiles ?
- Ozon vient de faire ça.
- Ça ne m'étonne pas. Avec un happy end ? Moi, je parlais de vrais cinéastes... C'est pareil en littérature. « Inspiré d'une histoire vraie », ils ont peur de l'imagination, c'est ça ? Ils ne veulent que des sujets soumis à l'actualité, aux faits de société. Houellebecq pour tous ! Qu'ils aillent au diable !
- Mais tu n'aimes rien !
- Détrompe-toi. J'ai vu en DVD le film d'Alex Lutz, Guy, dont le premier film m'avait déjà beaucoup intéressé. Je chialais devant l'ordi. Ce type est passionnant, il essaie des choses, c'est parfois maladroit, son truc est hyper casse-gueule, il pourrait viser la performance d'acteur, mais il n'est pas là-dedans. Tu sais pourquoi ? Parce qu'il est sincère. Et ça donne du cinéma.
- Tiens, reprends un verre : ça fera mieux passer le palmarès de ce soir...



mardi 19 février 2019

mercredi 13 février 2019

Voisins


Gisèle Freund

Edward Abbey... Eliette Abécassis
Alphonse Allais... Isabel Allende
Josyane Balasko... James Baldwin
Muriel Barbery... Jules Barbey d'Aurevilly
Dario Fo... David Foenkinos
Samuel Beckett... Frédéric Beigbeder
Walter Benjamin... Tahar Ben Jelloun
Thomas Bernhard... Philippe Besson
Mikhaïl Boulgakov... Nina Bouraoui
Nicolas Bouvier... Françoise Bourdin
Charles Bukowski... Nicole de Buron
François-René de Chateaubriand... Madeleine Chapsal
Philippe Delerm... Miguel Delibes
Françoise Dorin... John Dos Passos
James Ellroy... Mathias Enard
John Fante... Nicolas Fargues
Max Gallo... Gabriel García Márquez
Romain Gary... Anna Gavalda
Witold Gombrowicz... Laurent Gounelle
Raymond Guérin... Olivier Guez
Michel Houellebecq... Victor Hugo
Philippe Labro... Jean de la Bruyère
Agnès Michaux... Henri Michaux
Henri Miller... Richard Millet
Patrick Modiano... Yann Moix
Robert Musil... Guillaume Musso
Frank Norris... Amélie Nothomb
Eric Orsenna... George Orwell
Belva Plain... Dominique Poncet
Marcel Proust... Romain Puertolas
Jean-Christophe Rufin... Juan Rulfo
Frédéric Schiffter... Eric-Emmanuel Schmitt
Christian Signol... Georges Simenon
Philippe Sollers... Sophocle
Danielle Steel... John Steinbeck
Steve Tesich... Sylvain Tesson
Michel Tournier... Ivan Tourguéniev
Marina Tsvetaeva... Karine Tuil
Enrique Vila-Matas... Philippe Vilain
Jean Yanne... Richard Yates


parmi les rayons littérature de la médiathèque aujourd'hui...

dimanche 10 février 2019

Extinction


Planet Waves tourne encore en boucle. J'avais tout préparé. Je me sers un verre. Je vais m'en contenter. Avec un peu de salade.
Je feuillette Rag-time. Et tombe sur cette photographie trouvée chez Gibert dans un exemplaire en solde d'Extinction, trop cher, la tranche tranchée déjà en deux. Un cadeau de Noël 88, était-il noté sur la page de garde. Je n'ai pris que la photo et l'ai glissée comme un voleur dans le Poésie/Gallimard. Après tout, qui intéresse-t-elle encore, vingt ans plus tard ? Certainement pas son ou sa destinataire. Au dos, un mot. Une écriture scolaire, féminine, tout en rondeur. Septembre 2016 à… Est-ce Chazelle, en Charentes ? Faut-il lire autre chose ? Cheyelles ? Elle réunit de gauche à droite une femme enceinte qui regarde l'appareil, une autre femme presque de dos, une fillette dans les bras qui désigne du doigt un âne, et à droite la mère et grand-mère certainement, et, la main sur son épaule, un fils, ou le gendre, le géniteur de l'enfant que porte la femme de gauche ou de l'enfant dans les bras de sa voisine. C'est Sylvie qui a pris la photo, nous disent les rondeurs. Cette petite photo, plus exactement. Rose se demande pourquoi les ânes ont le bout du museau blanc ! Rose, la petite dans les bras. C'est vrai, ça, pourquoi ?, poursuit le commentaire. Les enfants ont de ces questions… S'ouvre une parenthèse enfermant un mot indéchiffrable. Savoir ? Savoir et clin d'œil, ai-je l'impression de lire. Et encore des points de suspension. Quatre points plutôt que trois. Toute la famille vous embrasse et vous passe ses meilleurs souvenirs, avec un nouveau point d'exclamation.
Dans l'exemplaire d'occasion de Rag-time, il n'y avait pas de photo, mais un ticket de caisse. De la même boutique. Daté de septembre de l'an dernier. L'achat est composé de trois volumes. Noces indiennes, Le Colosse de New York et Rag-time, tout en occasion, puis un sac plastique à 00,5 centimes. Un autre ticket aussi. Avec Rag-time et Extinction ! Ah, c'est le mien — dans l'Imaginaire, c'était moins cher. Je me ressers un verre que je lève à la santé de ma fille, finalement trop malade pour venir dîner avec moi.
Je ne sais où sont les autres.
Etaient-elles mortelles
Aussi
Ô ! si
Fraîches délicates et belles
Les Clara et les Isabelle
De ces dimanches sans souci
Du temps vieux de mes jouvencelles
Etaient-elles réelles
Aussi
Ô ! si
Timidement amoureux d'elles
Qu'il se peut que je ne rappelle
Qu'un de ces rêves réussis
Qui laissent au cœur leurs séquelles
Troublantes sentinelles
Ainsi
Voici
Je vous reviens mes demoiselles
Par les étranges raccourcis
Que l'âge après lui amoncelle
Soyez clémentes Isabelle
Et vous belles Clara aussi
Ma vie a brûlé ses chandelles
Mais si vraiment vous fûtes telles
Merci

Dans la nuit, fatigué de tourner dans le lit à la recherche d'un sommeil perdu depuis des années, et introuvable dans cette chambre trop grande, je descends faire infuser quelques plantes, allume la radio et crois entendre dans ce bout de fin de phrase la voix de Topor. L'absence de son rire me fait douter. Les témoignages se succèdent. Des extraits de textes absurdement tragiques ou fantastiques, ravageurs, révoltés ou drôlatiques. Je reconnais l'univers de Sternberg, et se confirme la présence de Topor. C'est par lui, et l'un de ses dessins sur la couverture d'un livre, que j'avais découvert les contes et nouvelles de Sternberg. Je crois me souvenir avoir volé deux ou trois de ses recueils à la Fnac. Je connaissais son nom, par le film de Resnais vu dans ces années-là, avec mon frère il me semble, à la cinémathèque de Chaillot. Je n'ai pas d'autres souvenirs de séances de cinéma en compagnie de mon frère. Que ma mémoire toujours plus défaillante l'associe directement à ce film me laisse penser que je ne fais pas erreur. Etait-ce un cycle Resnais ? L'année, je pourrais jurer qu'il s'agissait de 1984. Ou bien 1985 ?




Ce matin, la médiathèque offrait livres et revues destockés, pilonnés, des dons de lecteurs déjà présents au catalogue, des vieux trucs que personne ne lira plus. Je récupère un Folio de La Ferme des animaux, que je n'ai plus depuis longtemps. Je pense ne l'avoir jamais lu jusqu'au bout. Ma fille a vu la lumière avant. En attendant la bonne dilatation, j'en faisais la lecture à sa mère. Et lorsque notre fille s'est décidée à se présenter, mon émotion était si grande, et moi si insupportable, que, manquant m'évanouir au moins à deux reprises, je piquais sans cesse le masque à oxygène de la parturiante pas marrante.
Je me souviens qu'il s'agissait d'un bel exemplaire, illustré il me semble. Mais ce qu'il est devenu... Peut-être a-t-il été trouvé sous la table d'accouchement par les parents suivants ou par une sage-femme qui l'a revendu chez Gibert.
Il y a également un livre de Doisneau et Cavanna que j'hésite à prendre. Je pense l'avoir offert à mon frère, signé par le grand Robert. Un soir de ces années-là aussi, du temps que j'étais libraire. Non, Doisneau était venu avec Pennac — qui lui, était venu au moins deux fois, type même du type sympa, époque Petite marchande de prose. Le temps de l'hésitation, le livre est déjà en d'autres mains. Je me rabats sur un Pennac justement, le dernier en date, le retour de Malaussène. J'aurais préféré je crois le livre sur son frère. Mais je prends. Peut-être le revendrai-je chez Gibert. Il a encore son bandeau de promo, que je balance aussitôt. A l'intérieur, une enveloppe. Avec un billet ? Non, encore un mot. Bon anniversaire Angélique. Signé Francis et Rose-Marie, crayon noir sur papier plié en deux et qui s'ouvre sur la photo d'une fillette assise sur un banc de bois une pomme de pin dans la main, certainement pas Angélique, sa fille peut-être, ou celle des signataires de ce mot réduit à sa plus simple dépression. Pas de billet.
J'embarque aussi un coffret Homère en Babel (non-traduit par André Markovicz), un Vázquez Montalbán que je ne connaissais pas, intitulé Petit frère, en 10/18 et,
en poche également, le Storytelling de Salmon, un type a priori intéressant mais dont les textes et interventions chopés ici ou là ne m'ont jusqu'ici jamais entièrement convaincu. Traînent encore quelques éditions reliées de chez France Loisirs que mon snobisme finit par négliger. Parmi les journaux et revues, je pique quelques numéros du Elle pour la dame, et du Diplo pour le monsieur. Et nous imagine au lit avec ce type de lecture complémentaire. 

Dans la ville voisine, je m'immobilise quelques secondes devant une agence immobilière. Embourbés dans cette histoire de maison et d'expertise judiciaire (inter)minable, décidés à nous en débarrasser, il nous arrive d'évoquer, surtout à l'heure de l'apéro devant le feu, notre future destination, commune ou en solitaire, mais certainement, à notre âge, la dernière. Les prix exorbitants de la moindre construction avec murs et toit me dissuade d'approfondir la question. Pourtant la boutique voisine de l'agence me trouble un instant. J'y vois pour ainsi dire un signe. Tout pour l'handicapé et l'incontinence, clame sa vitrine, en déclinant les produits les plus alléchants : lits médicaux électriques, matelas anti-escarres, prothèses mammaires, coussins anti-escarres, soulève-malades, déambulateurs, cannes, fournitures pour incontinents, chaises percées, tensiomètres, vélos de rééducation, corsets, bas à varices…  Soldes, Soldes, Soldes, est-il joyeusement inscrit. Je songe à Madrid et à cette très ancienne boutique d'orthopédie (il fut un temps où l'on en comptait sept dans cette même rue !), avec ses jambes articulées en vitrine, que j'aimais tant, désormais remplacée, comme je le constatai lors de mon dernier séjour en octobre, par un magasin de godasses bon marché. J'en étais malade. 

jeudi 7 février 2019

Sauver le monde

Les Justes

Un homme qui cultive son jardin, comme le souhaitait Voltaire.
Celui qui est reconnaissant à la musique d'exister.
Celui qui découvre avec bonheur une étymologie.
Deux employés qui dans un café du Sud jouent une modeste partie d'échecs.
Le céramiste qui médite une couleur et une forme.
Le typographe qui compose bien cette page, qui peut-être ne lui plaît pas.
Une femme et un homme qui lisent les derniers tercets d'un certain chant.
Celui qui caresse un animal endormi.
Celui qui justifie ou cherche à justifier le mal qu'on lui a fait.
Celui qui est reconnaissant à Stevenson d'exister.
Celui qui préfère que les autres aient raison.
Tous ceux-là, qui s'ignorent, sauvent le monde.


Jorge Luis Borges, in Les Conjurés, précédé de Le Chiffre,
trad. Claude Esteban, Gallimard