jeudi 31 décembre 2020

Fin

 

Jitka Hanzlová

 

 

Voici venu l'âge de fer dans la gorge. Déjà.

Tu t'habites toi-même mais tu ignores qui tu es ; tu vis sous une voûte abandonnée où tu écoutes ton propre cœur

pendant que graisse et oubli se propagent dans tes veines,

que tu te calcifies dans la douleur et que de ta bouche

tombent des syllabes noires.

 

Tu vas vers l'invisible

et tu sais que ce qui n'existe pas est réel.

Tu retiens vaguement tes affaires et tes rêves

(tu conserves encore l'odeur des suicidés),

tes aliments sont la colère et la pitié,

il reste peu de toi : vertige, ongles

et ombres de souvenirs.

Tu penses la disparition. Tu caresses

les ténèbres cérébrales, tu descends dans ton foi calciné par la tristesse.

 

Tel est l'âge de fer dans la gorge. Tout 

est maintenant incompréhensible. Pourtant

tu aimes encore tout ce que tu as perdu.

 

 

Antonio Gamoneda, Clarté sans repos,
trad. Jacques Ancet, éd. Arfuyen

 

 

samedi 26 décembre 2020

Instants de fête

 

Comme un enfant craintif j’erre à travers les rues.
L’ombre, ainsi qu’un automne, a flétri les visages,
Et des paupières d’or d’un azur sans nuages
Filtre le long regard des choses disparues. 
En vain, je fuis la joie énervante qui rôde
Et propage en la nuit sa grossière hystérie.
C’est fête. La douleur des cuivres psalmodie…
Et l’Ivresse, en haillons, prophétique, clabaude. 
Sur la place, où dormaient des silences de lune,
La crécelle d’un orgue a repris, une à une,
Les valses à la mode en robes de paillons. 
Un clown, sur des tréteaux, parodie son martyre,
Et la foule, aux éclats de voix de l’histrion,
Acclame par instants la souffrance de rire.

 

Léon Deubel, La Lumière natale, éd. Rougerie

lundi 21 décembre 2020

De la France


Hasard, objectif bien entendu, des lectures consolatrices. A la fin du volume Les Contes bleus du vin/Un rêve en Lotharingie, publié par les excellentes éditions Le Temps qu'il fait, nous trouvons un texte inédit et passionnant intitulé “D'une France à l'autre”, datant de 2010. Jean-Claude Pirotte y évoque la littérature de voyage et s'attarde en particulier sur celle de Raymond Dumay, premier écrivain à avoir écrit et édité un guide du vin en 1948 (Ma route de Bourgogne). Pirotte note : 

Ce que Dumay cherche à découvrir, ou plutôt redécouvrir, c'est la France d'avant-guerre, cette France éternelle dont l'esprit tient tout entier dans les ouvrages de ses écrivains, de ses artistes, et le panorama chatoyant ou pénombreux de ses paysages (…) L'œuvre de Dumay n'a pas vieilli. C'est la France qui a vieilli. Et mal vieilli. On aurait pu la croire vaccinée contre les microbes insidieux du pétainisme et de la xénophobie, libérée des tentations mortifères du pouvoir personnel, soucieuse de sauvegarder son rôle de phare de l'humanisme et de l'égalité. Il n'en est hélas rien (…) La France que parcourt Dumay se relève plus belle et plus vivante de son sommeil forcé, et de ses cruelles insomnies. Elle redevient la patrie des droits de l'homme et du paysage ébloui (…) La France convalescente se promet de ne plus succomber à l'appel du défaitisme et de la délation. Elle n'a pas gagné la guerre, mais elle a recouvré son humanité, son sens de l'idéal républicain, de la joie de vivre et de la tolérance. Les poètes sont écoutés, on chante Prévert, Queneau et Aragon. Un esprit frondeur et facétieux préside à de futures destinées. 

Non, le ver est dans le fruit. Nous le savons pour l'avoir vu, ce ver, grossir et prospérer sur le terreau de l'aveuglement politique et les résurgences des anciennes rancœurs. La France a cru se relever et s'élever, elle n'a fait qu'accueillir en les niant les symptômes de son actuelle décrépitude. Elle ne ressasse plus aujourd'hui, rongée par la virulence d'un alzheimer collectif, que des ritournelles obscènes et des rêveries infantiles où le clinquant miroite au son des trompettes de la vulgarité.

Des fastes de l'Ancien Régime, dont les nostalgiques triviaux se gargarisent, la France d'aujourd'hui n'a retenu que les excès et les turpitudes. Un art de vivre inégalé a été peu à peu, et se trouve aujourd'hui brutalement, remplacé par le règne de l'inculture, du mauvais goût et de la prévarication…

 


 

Pour sa part, dans son dernier ouvrage au titre faussement provocateur, Contre le peuple (éd. Séguier), l'ami Frédéric Shiffter convoque, entre autres, l'Américain Christopher Lasch et son cher penseur espagnol José Ortega y Gasset, qui affirme dès 1929 que « La caractéristique de notre époque est que l'âme vulgaire, qui se sait telle, ose affirmer le droit à la vulgarité et l'impose partout. » Le philosophe sans qualités distingue les élites brocardées par Lasch, le groupe de personnes au sommet de la hiérarchie sociale, de l'élite défendue par Ortega, petit nombre de personnalités libres excellant dans les domaines du savoir, de l'art et de la philosophie, et n'imposant rien au grand nombre. Le nihiliste balnéaire note:

Après la Seconde Guerre mondiale, quand les totalitarismes fascistes et nazis furent détruits, puis, après 1989, quand l'Occident triompha du bloc soviétique, les leaders du marché multinational, avec, à leur service, les personnels politiques et administratifs issus des écoles de commerce et de management, n'ont jamais eu dans leurs rangs des hommes d'élite, mais bien ce qu'Ortega appelait des « hommes-masses » ou encore des « petits messieurs satifaits » – señoritos satisfechos : des obsessionnels du profit, uniquement soucieux d'arriver, aussi embesognés que les salariés qu'ils exploitent*, confondant la liberté politique avec la destruction de l'Etat arbitraire, indifférents à l'enseignement des humanités, et, surtout, à l'aise dans leur époque qui consacre comme beau et bon tout ce qui flatte leur absence de goût et leur inculture (…) on a un aperçu exact de la crème de ce biotope quand on voit les spécimens que recrutent les laboratoires d'idées (sic) concurrents comme l'institut Montaigne ou Terra Nova : des assureurs, des banquiers, des avocats d'affaires, des hauts fonctionnaires, des publicitaires, des patrons, autant de Lumières pour qui toute entreprise de pensée est pensée d'entreprise. La domination internationale de la ploutocratie, avec sa domesticité d'experts, de directeurs des médias, d'agents d'influence, montre le succès total de la rébellion des masses. Au sommet des instances de commandement et de décision, une caste de parvenus a réussi à évincer le troupeau des moins habiles. Mais il n'y a pas de différence, du point de vue du type humain, entre un riche potentat et un petit traficant de drogue. « L'aristocratie financière, dans ses méthodes d'accaparement comme dans ses réjouissances, n'est rien d'autre que l'incarnation du lumpenprolétariat au sommet de la société bourgeoise, écrivait déjà Marx dans La Lutte des classes en France (1850).» Le señoritisme est la morale indépassable de notre temps.

 * ici, Schiffter rappelle le fameux constat de Nietzsche (Humain, trop humain) : « De nos jours, comme en tout temps, les hommes se divisent en esclaves et hommes libres. Celui qui ne dispose pas pour lui-même des deux-tiers de sa journée est un esclave. »


Jean-Claude Pirotte, Les Contes bleus du Vin suivi de Un rêve en Lotharingie et de D’une France à l’autre, Chroniques, éd. Le Temps qu'il fait, 10€ 

Frédéric Schiffter, Contre le peuple, éd. Séguier, 14

Les photographies sont de Gilles d'Elia

mercredi 16 décembre 2020

L'histoire d'un nom


En 1982, la presse française annonce le même jour le décès de Philip K. Dick et la disparition de Perec (sans accent aigu). Ce dernier, tiens, en 1976, notait dans sa Tentative de description d'un programme de travail pour les années à venir, en huitième point (sur dix-neuf), l'idée d'un roman de science-fiction dans lequel les lettres de l'alphabet remplaceraient le travail et l'argent, la vie étant ainsi transformée en une interminable partie de scrabble... Pour Jacques Barbaut (avec un t) qui suppose que toute écriture est l'histoire d'un nom, la littérature est un terrain de jeu on l'aura compris pas seulement de mots mais aussi donc de noms. Son traité d'onomastique amusante, C'est du propre (c'est le titre), nous en donne, du coq à l'âne et jusqu'au vertige, la preuve. Le poète et correcteur (et blogueur), malicieux comme il se doit, pour ne pas être barbant, obsessionnel comme il se le doit, a inventorié ou inventé passages de textes, biographies, confidences, poèmes, collages, calligrammes, etc. Sont passés en revue Flaubert, Modiano, Montaigne, Molière, Guyotat, Novarina, Kerouac, Céline, Vallès, Gary, Bove, Zorn (qui ne se nommait pas Zorn, qui signifie colère, mais Angst, qui signifie angoisse) et d'autres dont, bien entendu, Apollinaire et ce troublant événement à nous ici remémoré: le 9 novembre 1918, jour de l'abdication de l'empereur Guillaume II, la foule scande «A bas Guillaume!» sous les fenêtres du 202, boulevard Saint-Germain sans savoir que Wilhelm Albert Wlodzimierz Apolinary de Waz-Kostrowicki y agonise de la fièvre espagnole qui ne l'était pas puisque importée de Canton par des soldats américains. Naturalisé depuis peu, le poète qui ne connaîtra pas la paix sera comme on le sait déclaré «mort pour la France»
Citons également cette note du Belge Michaux, dont le prénom est, barbote l'auteur, si on lui enlève son H, une anagramme de rien.

 

1924, Paris
Il écrit, mais toujours partagé.
N'arrive pas à trouver un pseudonyme qui l'englobe, lui, ses tendances et ses virtualités.
Il continue à signer de son nom vulgaire, qu'il déteste, dont il a honte, pareil à une étiquette qui porterait la mention
«qualité inférieure». Peut-être le garde-t-il par fidélité au mécontentement et à l'insatisfaction. Il ne produira donc jamais dans la fierté, mais traînant toujours ce boulet qui se placera à la fin de chaque œuvre, le préservant ainsi du sentiment même réduit de triomphe et d'accomplissement. 

 

Henri Michaux,
Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence

in Jacques Barbaut, C'est du propre, éd. Nous, 2020

samedi 12 décembre 2020

Place aux vieux

Le virus, le confinement, le déconfinement, le reconfinement, les masques, les gestes barrière, les mensonges, le chaos et la répression quotidiens nous ont presque fait passer à côté de la dernière production de l'amigo Melingo, Oasis – et pourtant… Il s'agirait donc du dernier volet d'un triptyque entamé en 2014 avec l'album Linyera suivi deux ans plus tard de Anda. Une trilogie consacrée à la figure d'un clochard céleste nommé Linyera (vagabond, mendiant, voyou, en argot bonaerense) qui fait que les critiques qui n'en rament pas une rapprochent raccourciment, chapeau et grand manteau noir aidant, le natif de Buenos Aires d'un Tom Waits… Brèfle, comme dit le poète, place à la musique.

 


Melingo y reprend par exemple des airs connus, autour de la notion de chemin, de la route, de l'indigent, et collabore notamment avec le Tom Waits italien, comme disent les journalistes affligeants, l'excellent Vinicio Capossela, en reprenant une chanson grecque déjà personnalisée par son compère dans la langue de Pasolini. 

A 63 balais, si nous comptons bien, ce bon Daniel retrouve son colega des années 1990 au sein de Los Abuelos de la Nada, Andrés Calamaro, de quatre ans son cadet. Les papys du rock hispanique, après divers excès, succès et oublis, se vantent désormais de bénéficier, malgré le virus, comme de vulgaires matous, de sept vies. Au moins… Et Daniel de nous annoncer fièrement que la relève est en place…

Attends, petit, attends. Papa est encore en vie… 

vendredi 11 décembre 2020

C'est pourquoi j'ai si peu d'amour dans le coeur


 

 

Ohlsdorf 11/5/69 

 

Cher Monsieur Unseld, 
je suis de si bonne humeur que je dois vous écrire, n'en cherchez pas la raison, je ne la connais pas. Et puis j'ai le sentiment de vous avoir peut-être contrarié avec une de mes lettres de revendication. Mais à cet instant, je n'ai pas envie d'être contrarié.  
Mais parfois c'est tout simplement la mise au propre à la machine qui dégrade le texte et le transforme en écrit grossier. 
Je me promène avec une pièce de théâtre dans la tête et ce serait si beau si je pouvais en venir à bout jusqu'à sa création à Hambourg, sans être influencé par les singes des gazettes. (...)
Au fond, je ne suis pas cupide. 
Mais cela, vous le savez.
De toute façon, je me fiche de l'argent, du moment que j'ai le strict nécessaire. Je m'en contente parce que c'est effectivement un fardeau pour moi. J'ai besoin de calme, et je l'ai. (...) Il y a tant de choses absurdes à pleurer, mais je ne pleure pas, je ne fais que mépriser. Moi, à titre personnel, je me moque. (...)
Sachez que j'aime vivre, que j'aime voyager, que j'aime bien manger et que j'aime rien plus que les bons écrivains. C'est pourquoi j'ai si peu d'amour dans le coeur.
Kropotkine m'a enthousiasmé ! Il n'y a que des souris qui écrivent, la littérature est grignottée. Pouah. Quelle horreur !
Et je ne sais toujours pas pourquoi je vous écris aujourd'hui. Il n'y a pas de raison apparente.
Et prochainement, écrivez-moi de nouveau «cordialement» et non pas « avec mes meilleures salutations» que je déteste profondément.

 

Votre profondément.
Thomas Bernhard


***


Francfort-sur-le-Main 15 juillet 1975

 

Cher Thomas Bernhard,

un éditeur aussi est un être humain. Lui aussi a besoin d'être brossé dans le sens du poil. S'il est seulement battu, battu comme un chien, alors il ne peut que devenir encore plus servile... Je vous enverrai un télégramme avec deux dates pour une rencontre. J'espère que l'une des deux vous conviendra. J'apporterai à cette rencontre le troisième quart du prêt.



 

In Thomas Bernhard, Cahier de L'Herne 132

mercredi 9 décembre 2020

Quoi de neuf ? Thomas Bernhard !


A signaler la parution le 27 janvier prochain d'un Cahier de L'Herne, dirigé par Dieter Hornig et Ute Weinmann, consacré à Thomas Bernhard. Outre les approches critiques, et collectives, la riche iconographie, on se jettera sur les quelques textes inédits, et solitaires, de l'auteur de Gel : poèmes, récits brefs, articles, entretiens, cartes postales et une partie de sa correspondance houleuse, comme on dit, avec son éditeur...  On y reviendra.

Tout comme on reparlera sans nul doute de l'inespérée publication, chez le même éditeur, de L'Italien, trois textes des années 1960 parus originellement en revue ― la Nantaise Arcane 17 chez nous dans un numéro de 1988.


De quoi bien démarrer 2021 ― ou finir 2020 pour les plus veinards qui ont, comme ici, ces deux volumes déjà sur leur table de chevet.

lundi 7 décembre 2020

Le rêve en action

margaret durow

 

la beauté de ton sourire ton sourire
en cristaux les cristaux de velours
le velours de ta voix ta voix et
ton silence ton silence absorbant
absorbant comme la neige la neige
chaude et lente lente est
ta démarche ta démarche diagonale
diagonale soif soir soie et flottante
flottante comme les plaintes les plantes
sont dans ta peau ta peau les
décoiffe elle décoiffe ton parfum
ton parfum est dans ma bouche ta bouche
est une cuisse une cuisse qui s'envole
elle s'envole vers mes dents mes dents
te dévorent je dévore ton absence
ton absence est une cuisse cuisse
ou soulier soulier que j'embrasse
j'embrasse ce soulier je l'embrasse sur
ta bouche car ta bouche est une bouche
elle n'est pas un soulier miroir que j'embrasse
de même que tes jambes de même que
tes jambes de même que tes jambes de
même que tes jambes tes jambes
jambes du soupir soupir
du vertige vertige de ton visage
j'enjambe ton image comme on enjambe
une fenêtre fenêtre de ton être et de
tes mirages ton image son corps et
son âme ton âme ton âme et ton nez
étonné je suis étonné nez de tes
cheveux ta chevelure en flammes ton âme
en flammes et en larmes comme les doigts de
tes pieds tes pieds sur ma poitrine
ma poitrine dans tes yeux tes yeux
dans la forêt la forêt liquide
liquide et en os les os de mes cris
j'écris et je crie de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur pur comme l'orage
comme l'orage de ton cou cou de
tes paupières les paupières de ton sang
ton sang caressant palpitant frissonnant
frissonnant et pur pur comme l'orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toit somnambulique et nuage
nuage et diamant c'est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l'eau de la
matière de la matière de mon esprit
dans l'esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action

 

ghérasim luca, in héros-limite,
éd. josé corti


vendredi 4 décembre 2020

Le paradis qui coule




Tu es bien torché après tes dix pintes, le juke-box balance des trucs corrects, il y a de la nana, essentiellement des salopes en minijupes, on voit juste un bout de coton noir qui leur rentre dans la raie du cul, et c'est exactement ce dont tu as besoin, des mecs cools et des putes aux cuisses grandes ouvertes, qui s'étalent mieux que la margarine, et à qui tu demandes de patienter cinq minutes, parce que tu es en train de boire un coup avec tes potes, et que moins chère est la bière, plus tu en descends. Huit heures, neuf heures, la soirée file à toute blinde, c'est la fin de la semaine, tu as deux heures devant toi et la bière est fameuse. Le paradis qui coule, glacé, âcre dans la gorge. Des bulles chimiques, un poison brassé à la hâte pour les locdus qui apprécient. Tous les gars sont chauds, ils racontent des conneries qu'on aura oubliées demain, la musique à fond et tu es obligé de crier, mais c'est le rythme qui compte, le rythme électrique qui fait légèrement vibrer la salle, qui te fait oublier le besoin de réfléchir à ce que tu dis, alors tu dis n'importe quoi, tu parles et tu gueules et tu remues la langue, et plus tu es torché, plus tu te rends compte que les mots qui sortent de ta bouche n'ont rien à voir avec ceux que tu avais en tête. Tu pourrais aussi bien raconter n'importe quoi. On s'en branle. Tu glisses une pièce dans la fente, tu appuies sur un bouton, les pages défilent et tu choisis tes chansons. D'une simplicité mortelle. Un débile pourrait en faire autant. Par contre, c'est dur d'arriver au bar si tu n'es pas à moitié brûlé, vachement dur, mais bon, à présent ça va mieux parce que tu es effectivement bourré, et que tu n'en as rien à faire des manières, alors tu fonces droit devant, tu pousses, tu titubes jusqu'à la serveuses avec ses gros nibards qui font éclater son corsage, sa bouche à pipes peinte et repeinte et son amabilité zéro. Elle sait qu'elle peut se donner des airs d'impératrice, devant tous ces mecs bourrés qui la regardent comme ça, elle adore ça la salope, elle prend son pied, et tu lui en demandes encore deux, ma jolie, toi, là, avec le corsage qui va péter, avec les nénés en obus, en train d'étaler ta marchandise histoire d'exciter les hormones, et si un quelconque connard n'apprécie pas la manière de bousculer tout le monde, il fermera sa gueule de toute façon, parce que tu es rétamé, et surtout parce que tu es accompagné d'une petite bande sympa qui te virerait n'importe quel mec par la vitrine, au moindre regard de travers…

 

 

John King, Football Factory,
trad. Alain Defossé,
rééd. Au Diable Vauvet

mercredi 2 décembre 2020

J'étais un chien


ibai acevedo


nu de courage
je corrige le tir
mon amour et lâche
ta main dépose les armes
le bilan
exercice en cours

j'étais un chien
méchant devant ta porte
errant sous ton balcon
j'appris à japper pour garder
la maison
remuer la queue et
lécher ta main en échange
d'une caresse
un bout de viande
je m'appliquais à rappliquer
dès que tu me sifflais
coucher à tes côtés
sur simple demande
sans recommandé

épargne-moi tes mensonges
ne me révèle pas la vérité
ne me demande pas pardon
tais-toi
et parle-moi

aux heures pâles de la nuit
je m'enclume dans ce lit vide de
nous
secoue-moi autant que tu veux
dépourvu de larmes
calé dans le quatorzième
je suis plein de vin
et ne trouve plus les maux

 

charles brun, avec mes dommages