lundi 15 décembre 2014

Du cinéma, de la liberté, de la marge et de la silicone



J'ai essayé l'autre soir, en compagnie de mon amoureuse, de regarder le DVD de Triple alliance, (The Other Woman) réalisé par Nick Cassavetes. J'aime beaucoup la comédie. Quand elle est bien faite. Ici, dès les premières séquences, ça sent le hold-up. Un scénario et une mise en scène de téléfilm, insistants, explicatifs, appuyés. Un choix de casting extrêmement douteux. La belle et très drôle Leslie Mann, que j'apprécie beaucoup chez Apatow, joue la femme trompée et la mal retouchée Cameron Diaz, que j'avais aimée chez les Farrelly, il y a longtemps, joue la maîtresse fatale, qui elle-même est trompée par une bimbo rendue célèbre sur le net par ses poses dénudées et son buste gonflé, Kate Upton. Bien entendu, le trio s'entend immédiatement pour se venger du sale type, joué par Taylor Kinney, une espèce de bellâtre aussi expressif qu'un panneau d'interdiction de stationner. L'exposition édifiante du truc prenant quasiment une heure, nous avons décidé de presser la touche stop et consacrer le reste de la soirée à des occupations plus stimulantes. 
J'ai beaucoup repensé au père de Nick depuis. A ma découverte de son cinéma, à ce qui m'avait touché chez lui. Certainement le souci d'échapper en bon artisan à tout formatage de sa production. 

J'en ai fait une première approche, encore lycéen il me semble, avec Meurtre d'un bookmaker chinois. Pascal m'avait entraîné à cette reprise, m'informant que le film passait enfin dans sa version complète, débarrassé d'un titre assez péjoratif, Le bal des vauriens, pour une traduction calquée sur l'original. On devait être une dizaine dans la salle ce jour-là. 
Je me suis demandé depuis si, dans certains cas, la version entêtée du réalisateur était la bonne, si les producteurs n'avaient pas, parfois, le nez, l'œil – ce qu'on voudra – pour, non pas amputer un film, mais lui permettre d'avoir un peu plus de tenue, de le rendre moins lâche. Mais longtemps je ne jurais que par Eustache et sa théorie sur les films qui devaient respirer leur durée, par la politique des auteurs. Je comprends le Narbonnais, mais quand même, la vie est courte. Peut-on dès lors, au lieu d'infliger au spectateur des films de deux heures trente (la durée moyenne aujourd'hui de toute grosse production US), raconter la même chose, produire le même effet en une heure trente ou quarante, sans rien dénaturer de la mise en scène, du scénario, du récit, du jeu des comédiens, de l'ambition du projet ? Je n'ai pas la réponse et quand bien même j'aurais une quelconque certitude en la matière, je ne saurais la considérer comme une règle. Concernant le film de Cassavetes, je n'en connais que la version longue. Et il faudrait le revoir aujourd'hui, l'analyser plus précisément, comparer, en manipuler les images et le récit, c'est-à-dire monter, pour tenter de trouver une réponse, encore une fois si réponse il y a. Je sais simplement qu'aujourd'hui, c'est le genre de film que je redoute de revoir. Peur de réajuster mon jugement, de ne pas comprendre qui j'étais quand j'ai aimé ces films, d'avoir une nouvelle occasion de démolir ma jeunesse et souligner ma bêtise. 
Toujours est-il que je me demande si je ne suis pas alors passé à côté du film. Une chose est certaine, il m'avait dérouté. Et puis, j'étais déjà dans un certain rejet de la culture américaine. Le cinéma que j'allais apprendre à aimer, qu'il me semblait devoir aimer, serait du côté de Godard, Bresson, Eustache, Ozu. Je cherchais à entrer dans un autre monde, celui de la grande culture. Il me fallait trouver une nouvelle "famille", et ces artistes me paraissaient les plus excitants, impressionnants à la fois sur les plans intellectuel et contestataire. Truffaut – parce que je le découvrais à la télévision ? – me semblait alors extrêmement léger – mais j'aimais ça comme une passion secrète et quelle ne fut pas ma tristesse de le voir enterré le jour de mes 21 ans. Toujours grâce à Pascal, je découvrais enfin Pialat pour une reprise de Passe ton bac d'abord, et il m'envoyait à la cinémathèque pour la projection de ce qui était pour lui le must d'un cinéma en liberté, Passe-montagne de Stévenin. Je ne comprenais pas vraiment d'où venait ce sentiment, effectivement, de liberté. Je soupçonnais le montage, les plans longs soudainement abandonnés, les élans du récit, les temps morts, la caméra à l'épaule, un scénario somme toute minimaliste, une sensation d'urgence, proche de celle qui m'habitait. Je n'avais aucune culture, à part celle de la rue, et je décidais de me trouver un refuge, à l'abri de la lumière, à l'intérieur duquel je pouvais occulter mes tares. Ce fut la cinémathèque après ma rupture avec N avec qui j'allais voir les films de la Nouvelle vague du côté de l'Entrepôt. 
Après l'arrêt de ses études, Pascal s'est progressivement éloigné du cinéma, tout au moins de la cinéphilie. Ma quête serait solitaire, pensais-je. Et le fait est que je suis peu allé au cinéma en bande. Philippe est arrivé dans ces années-là. Il m'intimidait par son érudition, mais son humour nous rapprochait. On s'est retrouvé pour Bergman, mais aussi pour Cassavetes. Je me souviens de la salle du 5e étage de Beaubourg, d'après-midis entiers à errer autour de cet affreux musée et ce quartier. C'est à cette annexe de la cinémathèque, pour la projection désertée de Too Late Blues, qu'il m'a présenté E. dont la poitrine le faisait rêver et il m'en a voulu quand il finit par découvrir la liaison que nous avions longtemps essayé de lui cacher. Le cinéma a toujours bénéficié pour moi d'un caractère hautement érotique, le souvenir de certains films étant lié à des histoires sentimentales plus ou moins marquantes.

L'étrange trio que nous formions alors, Philippe, E et moi, s'est maintenu durant plus ou moins un an. Ensemble, nous avons également vu Shadows, dans cette même salle peu après. Puis Husbands, ailleurs. Faces, dans l'autre salle historique de la cinémathèque, à Chaillot. Ce sont vraiment ces deux derniers films qui m'ont ouvert un peu plus l'esprit et fait pencher ma cinéphilie vers ces œuvres plus bancales, moins parfaites et intimidantes, mais beaucoup plus prenantes, plus proches de ce que j'étais à même de comprendre, de reconnaître, de ce à quoi je croyais pouvoir aspirer aussi. J'ai quitté E et John Cassavetes est mort peu après. Avec Philippe, nous nous sommes rendus à la cinémathèque pour un hommage à son œuvre. La salle, cette fois, était bondée mais au cours de la projection de Faces, les fauteuils se sont mis à claquer et les portes à s'ouvrir. La mort de Cassavetes avait provoqué l'inévitable concert de louanges et je maudissais l'étrange et ridicule afflux de curieux qui ne tenaient qu'à peine une demi-heure devant ce chef d'œuvre. Cassavetes était à moi ! – à moi et à Philippe, à la rigueur. Hors de question de le partager avec cette bande de crétins qui se découvraient inconditionnels du maître depuis sa mort ! Je caricature à peine. J'ai dès lors construit un amour du cinéma contre. Contre la culture officielle, le goût commun, conformiste et mesquin, contre la norme et pour la marge… J'en suis certainement revenu avec l'âge et les désillusions, mais, vieux singe, y reviens immédiatement et naturellement avec la vision de cet obscène film du fils Cassavetes.

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