samedi 25 juin 2022

L'ordre naturel

 

Nadja Massün

 

...Le retour à la tradition, quelle qu’elle soit, le recours à un ordre « naturel» ont toujours été défavorables aux femmes, d’une façon ou d’une autre. Certaines conquêtes sont fragiles, comme le droit à la contraception et à l’avortement– j’ajouterai, le mariage homosexuel, lequel, pour ses opposants, relève de la même contre-nature. Cette idéologie conservatrice et intolérante, je la vois avancer de jour en jour. De façon tortueuse, piégeuse, comme l’actualité française m’en fournit un exemple, avec cette interdiction du burkini prise et défendue par des maires– masculins– avec, entre autres prétextes, celui du féminisme, faisant en somme du bikini l’étendard de notre liberté. Le piège serait de cautionner, au nom de la liberté des femmes, cette mesure qui en est l’exact opposé puisqu’elle empêche des femmes d’être vêtues comme elles veulent dans l’espace public d’une plage. Une mesure entraînant un débat national, lequel paraîtrait surréaliste si on ne voyait pas qu’il est une illustration de la dispute du contrôle du corps des femmes: c’est là qu’on en revient en 2016...

 

Texte de 2016 donc, et toujours dans l'indispensable numéro des
Cahiers de l'Herne, Ernaux, dir. Pierre-Louis Fort.

jeudi 23 juin 2022

Une obsession


 

Il y a deux mois, choisissant une photo de ma jeunesse pour l’exposition sur le journal intime de Quimper, je suis tombée sur celle qui date de cette période où j’avais commencé d’écrire, en 62. Il m’a semblé – ce qui ne m’arrive jamais– qu’il y avait un lien, une identité même, entre la fille de la photo et ce que je suis maintenant. Pourtant, je n’ai plus la vision glorieuse et enchantée que cette fille avait de l’écriture, celle-ci est pour moi une recherche lente, un désir de saisir et de comprendre la réalité, de témoigner aussi. Mais je suis persuadée que j’ai passé et continue de passer autant de temps sur des pages, mettant dans cette activité une obsession et une énergie sans doute disproportionnées, parce que, un jour, j’ai été cette fille croyant à la littérature comme en Dieu et misant son salut sur elle.

 

Texte de 1999, in Les Cahiers de l'Herne, Ernaux,
dir. Pierre-Louis Fort, 2022, 33€. 

lundi 20 juin 2022

La honte


Dans l'essentiel numéro des Cahiers de l'Herne consacré à Annie Ernaux, et dirigé par Pierre-Louis Fort, on pourra lire de nombreuses contributions d'écrivains, cinéastes, universitaires…, offrant leur point de vue sur la romancière, des lettres et des entretiens, des textes d'Ernaux ainsi que quelques pages inédites de son journal. Cet extrait a 20 ans…

 

 

Mardi 30 avril 2002

Je n’ai pas écrit l’article projeté sur la situation actuelle. Fatiguée encore. Peut-être aussi incertaine sur mon vote, et plus encore sur l’avenir. Voter Chirac, « prendre l’un pour taper sur l’autre», pour que Le Pen ne passe pas, soit. Mais dans l’écrasante victoire, alors, de Chirac, on oubliera qu’elle a été obtenue par les votes de gauche. En ce moment la droite et ses électeurs sont follement heureux que Le Pen soit à la place prévue de Jospin, ne vont-ils pas le remercier d’une façon ou d’une autre? Vais-je offrir un blanc-seing à Chirac? Et si Laguiller avait raison en prônant le vote blanc ou nul? Mais le danger Le Pen? Comment savoir

Souvenir de la première fois où j’ai voté, le 27 octobre 62. C’était un référendum sur l’élection du président de la République au suffrage universel. J’ai voté non, avec les communistes, Mendes-France, etc. Quarante ans plus tard, on voit ce qui arrive en effet : 16 candidats, martèlement des sondages, dépolitisation, bonjour l’extrême droite. Par-dessus tout, le mépris de la classe populaire, la gauche chic partout, et friquée. Agacement extrême devant ce déploiement de discours vibrants contre le fascisme. Ces gens, artistes, intellectuels, se mobilisent pour des idées assez simples, pas pour des personnes, à la différence des mouvements associatifs. Ça ne dure pas longtemps, ce n’est pas fatigant. Je ne sais qui, à Beaubourg, ce midi: «Défendre la culture! La culture c’est la liberté !» Très joli, seulement, quand on n’y a pas accès ou qu’elle est excluante, est-elle source de liberté? Émotion contre émotion (le vote des uns pour Le Pen, réaction hystérique des autres). Ils disent «on a honte» à cause du vote Le Pen. Ils n’ont jamais honte devant les licenciements, les SDF font partie du paysage, etc.

 

vendredi 17 juin 2022

Vices cachés

 

Manuel de Pedre

 

J'aime ces écrivains médiatiques et décomplexés qui, pour nous vendre leur dernier bouquin, lantiponent sans fin, et, confondants, emploient finalement, avec le plus grand des naturels, le langage d'un agent immobilier véreux tentant de nous refourguer  un bien corrodé par une multitude de vices à peine cachés.

 

charles brun, opinions diverses et avariées

mardi 14 juin 2022

Et on aimera ça

Andreas Feininger


 

Nous, le troupeau, le peuple, on est là pour être vus, mais pas pour être entendus. Laissons ceux qui ont les poches bien pleines décider des guerres, et nous, on ira les faire et on aimera ça.

 

Jack Kerouac, L'Océan est mon frère,
roman inachevé, 1943,
trad. Pierre Guglielmina, Gallimard

samedi 11 juin 2022

L'oubli

 

Kees Scherer

 

Tu peux gémir dans ta lucidité,
ah solitaire, mais alors défais-toi
de la véracité dans la douleur. La langue
s'épuise dans la vérité. Parfois arrive
l'incessant, celui qui devient fou : il parle
et l'on entend sa voix, mais pas sur tes lèvres :
c'est la nudité qui parle, c'est l'oubli.

 

Antonio Gamoneda, Pierres gravées,
trad. Jacques Ancet, éd. Lettres vives

mercredi 8 juin 2022

Silences

Bill Shapiro

 

Les élégantes éditions Ypsilon viennent de compiler en un volume 15 années de poésie d'Alejandra Pizarnik, dans un format sympathique et pour un prix modique. La traduction est assurée par Jacques Ancet. Un portrait de la poétesse argentine, portant la signature de Liliane Giraudon, figure en postface.

 

silence
je m'unis au silence
je me suis unie au silence
et je me laisse faire,
je me laisse boire
je me laisse dire

 

***


Tu choisis le lieu de la blessure
où nous parlons notre silence.
Tu fais de ma vie
cette cérémonie bien trop pure.


***

 

Ce sont mes voix qui chantent
pour qu’ils ne chantent pas, eux,
les muselés grisement à l’aube
les vêtus d’un oiseau désolé sous la pluie.  

Il y a, dans l’attente,
une rumeur de lilas qui se brise.
Et il y a, quand vient le jour,
un morcellement du soleil en petits soleils noirs.
Et quand c’est la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherche asile dans ma gorge,
pour qu’ils ne chantent pas, eux,
les funestes, les maîtres du silence.

 

 ***

 

Les absents soufflent et la nuit est dense. La nuit a la couleur des paupières du mort.
Toute la nuit je fais la nuit. Toute la nuit j'écris. Mot à mot j'écris la nuit.

 

 

mardi 7 juin 2022

S'il vous reste un peu de salive

Gilles D’Elia

 

Dans son dernier numéro toujours, alors que notre guide suprême à peine réélu fait la promesse d'un second mandat placé sous le signe du « renouveau démocratique», le Diplo publie les résultats d'une étude menée par le Collectif de recherche citoyenne sur les Cahiers de doléance, nés de ce que l'on a nommé la crise des Gilets jaunes. Encadrée également la lettre d'une « maman comme tant d'autres»...

 

Monsieur le Président,

J’aimerais que vous expliquiez à ma fille de 5 ans pourquoi maman ne met pas le chauffage partout dans la maison?
Pourquoi maman n’achète pas du pain tous les jours
?
Pourquoi le soir maman mange ce qu’il reste dans son assiette ou bien une tasse de café
?
Pourquoi maman fait souvent des nouilles, passé le 15 du mois
?
Pourquoi maman a traversé beaucoup de rues très loin de la maison pour enfin décrocher un emploi précaire alors que selon vous une seule rue suffisait
?
Pourquoi le Père Noël apporte des cadeaux que maman a fabriqués
?
Pourquoi maman utilise la prime de Noël pour payer la taxe d’habitation et audiovisuelle avec des pénalités de retard
?
Pourquoi des maisons sont vides alors qu’elle voit des Français dormir dans la rue
?
Pourquoi maman trie régulièrement nos affaires et les donne à d’autres gens qui n’ont rien
?
Pourquoi maman se sent heureuse et dit qu’elle est riche quand elle arrive à s’offrir un café en terrasse, bien meilleur qu’à la maison
?
Pourquoi maman dit qu’elle s’est cogné le pied quand elle pleure le soir dans son lit en consultant le solde de son compte
?
Pourquoi maman sait déjà qu’elle ne pourra pas lui payer de grandes études
?
Pourquoi cette année (encore) son arrière-grand-mère, qui a travaillé toute sa vie en tant que femme de ménage chez des gens aisés, touche environ 750 euros de retraite
?
Pourquoi donc elle vient passer l’hiver en famille une année de plus en laissant sa cuve de chauffage au fioul vide
?
Pourquoi les gens riches continuent d’obtenir les miettes qu’il restait aux pauvres
?
Pourquoi maman dit que nous sommes pauvres sans jamais s’en plaindre malgré sa colère
?
Monsieur le Président, pensez surtout à lui expliquer comment fait maman pour rester digne et humble quand les préoccupations du peuple vous passent au-dessus de la tête.
Si, après lui avoir expliqué tout cela il vous reste encore un peu de salive, dites-lui pourquoi maman a honte de vous

Une maman comme tant d’autres ! 

Libourne, le 30 novembre 2018

samedi 4 juin 2022

Ecoutez la différence

Howard Sochurek

    

 

Le con d'une femme est
la douce avenue vers sa
féminité, la divinité
des générations humaines,
        le lieu du désir ardent
    de l'homme —Je crois
    que le célibat dans les
    enseignements du Christ
    avait son origine dans le culte
        Paulien & Juif de la
        Circoncision-Castrationcar si Son
Royaume n'est pas de ce
Monde, & que l'Ame est ici
pour être Sauvée, se trouver
    entre les jambes d'une femme
    avec sa permission, voilà qui
    fait toute la différence
    La pornographie de Neal
    est intensément religieuse

    Les Cultes Phalliques
adorent la reproduction de
l'espèce ; l'Araméen
adore son Salut

Jésus ne l'a pas dit,
mais je crois en la
permission de la femme


 
Jack Kerouac, Le Livre des esquisses,
trad. Lucien Suel,
éd. La Table ronde, coll. La petite vermillon

vendredi 3 juin 2022

Balayage automatique

Tošo Dabac

Dans le numéro de juin du Diplo, Pierre Rimbert signale la nouvelle entourloupe de nos amis de Bruxelles, déjà dans les tuyaux. Comme un retour de la Stasi, à l'ère numérique.

Vous êtes contre les pédophiles, n’est-ce pas ? Vous ne verrez donc pas d’inconvénient à ce qu’un robot ouvre votre courrier pour s’assurer qu’il ne contient aucun message ou document suspect. Voilà en substance l’esprit d’une proposition de règlement déposée par la Commission européenne le 11 mai dernier. Le texte, qui concerne aussi bien les sites Web que les messageries chiffrées comme iMessage, WhatsApp, Telegram ou Signal, introduit « une obligation pour les fournisseurs de détecter, signaler, bloquer et retirer de leurs services les contenus relatifs à l’exploitation sexuelle des enfants». Mais la proposition impose également la «détection du pédopiégeage», c’est-à-dire la sollicitation en ligne de bambins par des adultes à des fins sexuelles. Or déjouer ce manège implique de surveiller les communications en permanence. «Le processus de détection est généralement le plus intrusif pour les utilisateurs, admettent les bureaucrates antipédophiles, car il nécessite un balayage automatique des textes dans les échanges interpersonnels.» Y compris, précise Bruxelles, les messages chiffrés... (billet complet ici)

 

 

mercredi 1 juin 2022

Avenir

Iness Rychlik



Nous ?
l'ombre d'un baiser effleurant votre nez
en quelle année, disiez-vous ?
Tu n'as jamais fini la chanson
que tu voulais écrire
pour moi
Ça ne ressemble à rien
vous faites dans l'erreur
le mauvais goût
le sentimentalisme et l'approximation
je sais à peine dessiner un mouton
ai la poésie en horreur
et de loin
toujours préféré la compagnie des zincs
noyer mes déboires légendaires
annoner mes prières plantives
affronter lâchement les ténèbres
à toute promesse de lendemain
chantant, dansant ou exaltant
appelez ça comme ça vous hante
Le temps a soif,
me presse à réduire les affectifs
écraser la mémoire
les remords
endosser tous nos morts
En quelle année, dites-vous ?
Allons, épargnez-moi l'arme des larmes
vous risqueriez encore de vous rater
tenez-vous
et
remballez vos atouts et vos souvenirs
nous n'avons plus l'âge
de ressasser sans fin l'avenir

 

charles brun, dernier retour