mardi 29 octobre 2019

La légende Uriarte

Un ami espagnol, qui sait mon attachement à l'esprit d'Iñaki Uriarte, me signale la chronique de ce jour de l'inestimable Enrique Vila Matas dans le quotidien El País, relayée sur le blogue de l'auteur de Paris ne finit jamais :

http://www.blogenriquevilamatas.com/?p=11701
Cliquer sur l'image pour lire l'intégralité du texte (en espagnol)


Nous attendons, sagement et avec curiosité, si je puis dire, la réaction de la curieuse critique et des blogueurs d'ici…

samedi 26 octobre 2019

Heure d'hiver


Christina Seewald

j'avale un noir
en feuilletant le journal seul au comptoir
pas de sucre merci
non
ni thunes ni temps pour le prendre
en terrasse
au soleil de cette fin d'automne
on a retrouvé le corps d'une jeune femme
au cœur de la forêt sans lueur
de saint-loup
alain delon est sorti de l'hôpital
l'élysée s'apprête à accueillir
un autre grand homme
pour les patrons le président
doit continuer à réformer
je lis comment diversifier correctement
son patrimoine
quelle est la position idéale
pour bien dormir
j'ai déjà les mains sales
mais pas un papier sur toi
ni sur nous
les adolescentes veulent les mêmes tétons
qu'emily ratajkowski
parfaire leurs aréoles
pour porter des fringues transparentes
des lèvres à selfies pour augmenter les likes
sans oublier le boom de la chirurgie du nombril
cropped tops obligent
pas une ligne sur la nouvelle ride
de ton front que j'ai baisée en partant
une chaîne d'infos en boucle m'apprend
comment une femme de 55 ans
jalouse de sa collègue l'a découpée en morceaux
et caché la tête sous son balcon
fallait-il exhumer franco
harvey weinstein s'exprime enfin
en exclusivité les images
du mariage
de l'héritier de napoléon et la descendante de marie-louise d'autriche
tandis que défile le bandeau
les putes ont cessé le travail à Moscou
piétons attention au changement d'heure
j'avale en silence
brûle le palais et lis
qu'un entrepreneur chinois
a engagé un tueur pour éliminer un concurrent
gênant
l'employé a sous-traité l'affaire
et le sous-traité payé un sans-dents
qui finit
par avertir cible et gendarmes
mais pas un entrefilet sur le doux velours
de ton antre
le journal ne révèle aucun de tes secrets
la télé ignore tes robes et
tes mèches
délavées
le long du boulevard des rêves figés
tous font l'impasse sur ma main
entre tes cuisses cette nuit
la fatigue interminable des dernières années
le musli n'est pas aussi sain
qu'on ne le pense
certainement pronostiquent les spécialistes
neymar sera laissé au repos
pour le match de ce soir
puis-je louer sans l'accord
de mon propriétaire
découvrez les recettes inspirées
par les films d'animation disney
j'ai mal au bide
vient ensuite l'entretien avec cette femme qui
regrette sincèrement notre folle passion
ça 
je le savais mais j'ai tout oublié
je pense à toi
à ton avenir au mien
mais je ne trouve rien
pas un titre sur papier
ni sur écran
aucun risque qu'on se prenne au sérieux
nos jours sont contés
par personne
pas même par nous


Charles Brun, été tardif

jeudi 24 octobre 2019

C'est aujourd'hui !

Pedro me dit que je suis plutôt indulgent dans mes lectures. Je ne suis pas indulgent, lui dis-je. En fait, je suis stupide. Quand je vois qu’on encense un auteur, même s’il ne me plaît pas, je le lis, et je le lis avec l’intention d’y trouver ce qui, apparemment, m’échappe. J’ai consacré à cet exercice un grand nombre des heures les plus stupides de ma vie. Car finalement, je reste sur mes positions.
Cela m’est arrivé à une époque avec Walter Benjamin. Il était cité par de nombreux intellectuels (c’était toujours plus ou moins les mêmes citations), aussi ai-je tenté de le lire. Je n’y ai pour ainsi dire rien compris. Je me suis obstiné dans la lecture de son oeuvre, de plus en plus agacé. J’ai fini par acheter une biographie de Benjamin en espérant y voir plus clair. Je n’ai même pas compris la biographie.

mardi 22 octobre 2019

Le principal


Bert Hardy

Tiens, c'est une girafe et j'ai cru si longtemps que c'était un pommier. Alors, ces pommes que j'aimais tant ? —  C'était de la crotte, Aristide. — De la crotte ! Alors, j'aimais de la crotte ? — Mais oui, Aristide, on peut se tromper et le principal c'est d'aimer.

Norge, On peut se tromper in Poésies 1923-1988, Gallimard

dimanche 20 octobre 2019

Nageurs nocturnes

George Caddy


Je vais nager au gymnase, oui, presque tous les jours.
Sous l'eau, on dirait que l'échec n'existe pas.

Je regarde les autres nageurs des autres couloirs de la grande piscine.

On se regarde vaguement ; les lunettes de plongée empêchent de voir la couleur des yeux, de voir les visages torturés.

On nage et renage comme des fantômes, jusqu'à onze heures du soir,
la fermeture du gymnase.

Il est évident qu'on n'a nulle part où aller.

Ensuite, on se voit dans les douches, nus.

On est cinq ou six.

L'employé nous connaît.

Toujours les mêmes, parfois il en manque un.

On ne se parle pas.

S'il en manque un, on se dit avec bonheur qu'il a osé,
que l'un d'entre nous l'a fait,
qu'il s'est fait sauter la cervelle,
jusqu'à ce qu'il réaparaisse le lendemain.

Ça nous fait plaisir de penser qu'on est moins.

On sait parfaitement pourquoi on nage le soir.

Il y a un bar de nuit à côté du gymnase.

Aucun des nageurs nocturnes
ne veut rentrer chez lui à onze heures et demie.

Il n'y a pas de gymnase avec piscine
qui ouvre jusqu'à six heures du matin.

On se retrouve au bar, on ne se parle pas.

On connaît nos visages, la couleur de nos maillots de bain,
le modèle de nos lunettes, de bonnes lunettes chères, toujours,
Adidas de compétition rouges ou bleues,
la force de la brasse, le style du crawl
de chacun d'entre nous, les nageurs nocturnes.

On boit dans ce bar, tenu par des Chinois presque morts,
après avoir nagé jusqu'à l'épuisement.

On boit et on nage, voilà notre vie,
mais jamais, au grand jamais, on ne s'adresse la parole,
c'est un pacte, un pacte bizarre entre samouraïs coulés.

Si l'un de nous a besoin de quelque chose,
on lui prêtera juste
le couteau le plus aiguisé d'Espagne.

On aime la mort, c'est pour ça qu'on nage et renage
jusqu'à la fermeture du gymnase et on s'en va,
les bras transformés en acier, muscles
aussi tourmentés, aussi désespérés
que les planètes sans nom,
titubant dans la stupide obscurité de l'univers.

On s'attend toujours à ce que quelqu'un ne vienne
plus jamais, mais on résiste comme des fils de pute,
grand mystère des nageurs nocturnes.

Manuel Vilas, Le poète de cinquante ans,
trad. Annie Bats, éd. Al Manar, 2014

jeudi 17 octobre 2019

Le poète de cinquante ans


Tore Johnson

Tu ne sais pas comment tu as réussi à vivre cinquante ans,
les gens comme toi partent toujours à vingt-huit ou trente ans,
ou trente-cinq ou quarante et un ans tout au plus dans le meilleur des cas,
ce n'est pas une affaire romantique, un destin héroïque, mais pas du tout,
bon dieu, ces mots, ça me rend malade ; 
pas de ça, jamais, s'il vous plaît, s'il vous plaît, mille fois s'il vous plaît,
c'est un défaut de fabrique, un manque d'intelligence de toute façon.
Un défaut d'usine, c'est tout : mauvais organes,
neurones atrophiés, sang flemmard, débilité mentale, 
pensées erronées, égarements, erreurs vulgaires,
un excédent de ratages dans le corps et dans l'âme.

Bon, tu étais un vrai lève-tôt ; tu avais un épatant réveil-matin.

Aller travailler et se lever tôt, ça aiguille dans la vie.

Les gens te parlent de livres maintenant ; maintenant
que les livres, tu t'en fiches pas mal,
qui ne se fiche pas des livres à cinquante ans
à part les grands bénéficiaires des livres ?

Non, très chers, ne me parlez pas de livres.

Parlez-moi de ceux qui les ont écrits dans la misère.

Ça je ne m'en fiche pas, la misère, l'humiliation, le dédain, l'insulte,
le silence, l'effondrement de ceux qui ont écrit
ces livres dont vous me parlez maintenant
avec tant d'enthousiasme, lors d'une fête littéraire estivale,
avec repas exquis, 
sur une terrasse fabuleuse devant la mer,
avec du champagne et des vins de prix, 
avec des gens souriants, avec des gens très heureux,
avec des femmes très belles et très jeunes et des hommes athlétiques.

L'amour, je ne m'en fiche pas,
ça non, je ne m'en fiche pas ;
l'amour éternellement 
non partagé,  
ce fut pour moi la poésie.


Manuel Vilas, Le poète de cinquante ans,
trad. Annie Bats, éd. Al Manar, 2014


samedi 12 octobre 2019

Mémoires de l'exil


Il y a en eux un peu de ce que je détectais chez mon père, et ses amis. Cet air faussement détaché, nonchalant mais ironique, leur appréhension des choses d'un œil désabusé, amusé. Et la place des hommes, celle des femmes. Quitte à imiter la caricature, mi-cabotins. Gabi et Jojo se sont connus à la fac et immédiatement reconnus. Fils de républicains espagnols, ils couraient tous deux après la même fille.
J'oublie les détails de leur histoire, commune et solitaire. Elle est trop riche pour une cervelle aussi défaillante que la mienne. Je ne me suis jamais rêvé en romancier. Je note pour ne pas tout oublier, comme j'ai oublié les histoires de mon père ou de ma mère.
Ma fille aînée m'a confié à la rentrée le sujet de son mémoire de master, l'exil espagnol, la transmission de sa mémoire. L'exemple de deux familles, l'une soumise à l'exil politique, l'autre poussée par des raisons économiques. Comment ça se raconte ? Elle m'a fait lire un texte maladroit de présentation, stupidement j'avais les larmes aux yeux. Elle a déjà commencé à s'entretenir avec sa grand-mère. Je lui ai simplement souhaité bonne chance, espérant sincèrement qu'elle saura soutirer d'elle bien plus d'éléments, de souvenirs, de secrets que ce que j'ai pu obtenir. Elle m'a fait part l'autre jour de choses que j'ignorais, ou avais oubliées.
Je me rappelle mai 1968. Je ne saisissais évidemment rien à ce qui se passait, n'en percevais que quelques bribes à la radio ou dans les paroles angoissées de ma mère, qui ne comprenait pas plus que moi. Avions-nous la télévision ? Je ne crois pas. Mon plus vieux souvenir télévisuel se situe l'année suivante, l'attente de l'alunissage en direct et noir et blanc dans notre petit deux pièces. J'avais eu le droit de somnoler dans le lit de mes parents — en compagnie de ma sœur ? L'ensemble des médias a commémoré l'événement cette année. Mais je n'ai rien lu, rien revu. Je garde l'image nocturne dans le lit-armoire, réveillé par ma mère il me semble, puis reconduit dans la chambre une fois la diffusion terminée. J'avais vu. Les images instables, tremblantes, le son haché. Le lendemain, nous partions pour Madrid et je devais garder des forces pour un voyage long et certainement éprouvant.
Mais 68, je n'en garde aucune image. Un sentiment peut-être, également tremblotant bien qu'exagéré, la peur. Vieille compagne. Tant que mon père n'était pas rentré du boulot, ou du bistrot, ma mère angoissait. Et nous transmettait sans prendre garde ses errances. S'imaginait-elle que la police parisienne zigouillait encore les ouvriers immigrés en les balançant à la Seine comme en octobre 61 ou comme au métro Charonne quelque temps plus tard ? Pensait-elle que les grévistes, les « révolutionnaires » en général, étaient tous des illuminés qui pouvaient s'en prendre à la vie de son mari comme d'autres, dans son enfance au village, peu après la Guerre civile, avaient joué avec la sienne et celle de sa mère ? Ou pensait-elle que son mari avait, comme son meilleur pote, une maîtresse cachée dans une autre banlieue ? En mai 68, notre excitation d'enfants, la seule dont je me souvienne, ce fut le 10, jour des 40 ans de mon père. Nous étions persuadés qu'il rentrerait ce soir-là fleuri d'une barbe poivre et sel, voire blanche. Ce chiffre de 40 était pour nous synonyme d'une porte d'entrée pour la vieillesse. Nous
l'imaginions même arriver muni d'une canne, l'avons attendu longtemps et fini par dîner sans lui — encore une fois. Son insupportable retard ne pouvait s'expliquer que par une difficulté nouvelle à se déplacer. Mais à son apparition, nous découvrîmes déçus que le visage de mon père n'arborait pas plus de poil qu'à l'accoutumée et qu'il marchait plus ou moins bien. La seule marque de son nouvel âge était cette plaie au-dessus de l'œil, ramassée à la volée après une tournée d'anniversaire trop arrosée et une rencontre fortuite avec un Français de comptoir qui ne supportait pas les élans d'étrangers trop expansifs.
Pour Gabi, mai 68, c'est l'année du bac et le début des études supérieures. Les Beaux-arts tant rêvés. Mais lorsqu'il se pointe devant la prestigieuse maison, il trouve porte close. L'école est occupée par d'irréductibles gauchistes, les inscriptions reportées après la révolution, si tant est que les écoles y survivent. Encore hagard, partagé entre sa désillusion et la sympathie que, fils d'un communiste contraint à l'exil, il porte à un « mouvement libérateur », Gabi croise rue Bonaparte une jeune blonde du Nord fine et élancée malgré sa taille moyenne et décide de discrètement la suivre. C'est jour d'inscription pour elle aussi. Direction Odéon. Il ne la lâche ni du regard ni du pas qu'elle a vif et déterminé. Et se retrouve dans la file d'attente d'une des rares universités non agitée. S'il y avait une chance d'approcher d'un peu plus près cette jolie fille dont il connaissait désormais par cœur le dos et les mollets, qu'à cela ne tienne, oubliés les Beaux-arts, Gabi ferait médecine ! Sa cour a duré trois ans. Leur cour, à vrai dire. Car ils étaient trois autour de Muriel. Gabi, Jojo et un autre compère dont j'ai oublié le nom. S'agissait-il de leur ami cardiologue, qu'il m'arrive de croiser ? Muriel avait déjà plus ou moins éliminé Jojo de la course. Un beau séducteur, mais trop sensible lors des séances de dissection en petit groupe, un divertissement qui ravissait la belle blonde. Jojo était alors capable, en proie à de terribles angoisses, de disparaître des semaines entières, qu'il passait enfermé dans sa chambre, sous les couvertures.
La native des Flandres, fille d'architecte, était le seul membre du groupe à posséder sa petite auto. Et les trois hommes se battaient pour occuper la place du mort. Muriel profita un jour, trois ans plus tard donc, d'un de ces voyages en voiture pour leur avouer pour qui son cœur éprouvait les plus grands transports. Les trois amis avalèrent en silence leur salive et avec un terrifiant soulagement ce jeu légèrement pervers, une scène de film qu'aurait pu écrire le regretté Steve Tesich. Celui pour qui je suis prête à me donner ne porte pas de lunettes, dit-elle… Et le piteux bigleux descendit au premier feu rouge. Il n'est pas du signe du verseau… Et Jojo claqua la bise à Gabi, le félicitant entre les dents. Les amoureux enfin seuls au monde échangèrent ce jour-là leur premier baiser. Et ils eurent beaucoup d'enfants. Cinq exactement, dont deux fois des jumeaux, convient-il de préciser.
Les trois amis deviendront tous médecins. En bon militant, Gabi a fait l'essentiel de sa carrière dans la médecine du travail. Il est aujourd'hui retiré des affaires, bien qu'il participe une fois par mois à une sorte de labo de réflexion et d'analyse en compagnie d'anciens collègues. A près de 70 piges, Jojo ne veut pas entendre parler de fin de carrière. Il exerce toujours dans son cabinet des Batignolles, enquille les heures de présence, davantage passées à discuter sans fin politique ou football avec de patients patients. S'arrêter ? Jojo retomberait en jeunesse, et passerait ses journées au lit, volets fermés. Plutôt crever au travail. Muriel se félicite d'avoir choisi Gabi, elle nous l'a souvent confié. Jojo, qu'elle appréciait aussi beaucoup, lui aurait réservé une vie plus mouvementée. Il n'a pourtant pas ménagé ses efforts, Jojo. Marié, il a même entrepris une analyse pour tenter de maîtriser démons et angoisses. Mais il a fini par s'allonger avec sa thérapeute, qui a quitté son compagnon, avant de larguer Jojo dont elle ne supportait pas l'omniprésence de sa fille… Lui aussi a eu beaucoup d'enfants, les uns avoués, les autres tus.
Mon père n'a eu que trois enfants. A ma connaissance. Il ne s'est pas tué au travail, mais le travail, les produits toxiques auxquels il fut exposé, l'ont tué. Et la cigarette. Et l'alcool. Il a été mis au tapis à un mois d'une retraite qui s'annonçait précaire. Il n'a jamais utilisé de canne.

mercredi 9 octobre 2019

Dérives

Dans l'asphyxiant brouillard socio-politique, entretenu par ce que les Américains nomment très justement l'industrie de l'entertainment, paraît ces jours-ci le premier roman de l'ami David Dufresne, Dernière sommation, qui s'inspire de sa propre expérience face à la répression policière du mouvement des gilets jaunes et de sa connaissance en matière de maintien de l'ordre. Il en parle au micro du parfois agaçant Denis Robert pour Le Média. L'exercice à chaud est difficile mais la lecture de ce récit est plus qu'indispensable pour saisir le temps que nous traversons et que d'aucuns tentent de banaliser, à droite, et en même temps à gauche, au nom de la sauvegarde de la démocratie. On connaît la chanson, n'est-ce pas...




L'Etat policier et ses liens conjoncturels et historiques avec le fascisme est illustré par exemple par ce que vit depuis plusieurs mois le militant antifasciste Antonin Bernanos. La revue Vacarme vient de publier une lettre écrite depuis sa cellule de la Santé par ce dangereux prisonnier politique, qui, comme il le rappelle, est peut-être le plus médiatisé — en raison de son nom ? —, mais n'est pourtant pas le seul à se retrouver enfermé de manière arbitraire quand un grand nombre de militants fascistes, par exemple, continuent à parader en pleine lumière, en collaborant il est vrai avec un Etat à la dérive (totalitaire), et des médias tenus par une poignée de millionnaires.

Je vous écris depuis la maison d’arrêt de la Santé, où je suis incarcéré dans le cadre d’une procédure judiciaire ouverte le 18 avril dernier à l’encontre de plusieurs personnes et militants antifascistes, suite à une confrontation ayant opposé des antifascistes à des militants d’extrême-droite. Cela fait près de six mois que je suis enfermé, six mois au cours desquels j’ai subi différents types de pressions de la part de l’institution judiciaire et de l’administration pénitentiaire. J’ai dans un premier temps été écroué à la maison d’arrêt de Fresnes, où la direction m’a placé sous le régime de l’isolement médiatique en raison de mon appartenance à des « mouvances radicales et violentes d’extrême-gauche. J’ai été ensuite transféré du jour au lendemain à la Santé, en transit pour un transfert dans un établissement sécurisé en dehors de l’Île-de-France - puisque je bénéficierais, selon la direction interrégionale des services pénitentiaires de Paris, de « soutiens extérieurs pouvant nuire à la sécurité des établissements franciliens ». Par ailleurs, il y a deux mois, la juge des libertés et de la détention en charge de mon dossier a ordonné la fin de ma détention provisoire et ma remise en liberté, décision aussitôt annulée par une cour d’appel aux ordres du parquet de Paris, qui a mobilisé son attirail judiciaire pour empêcher ma libération. Cet acharnement, assez typique de la justice et de l’administration pénitentiaire, est exercé à mon encontre alors que toutes les autres personnes incriminées ont été libérées et placées sous contrôle judiciaire, et qu’il n’existe aucun élément dans le dossier permettant de m’associer d’une quelconque façon à l’affrontement. Aucun élément, sauf la déclaration d’un militant identitaire, Antoine Oziol de Pignol, hooligan du Kop of Boulogne, au sein du groupe de la Milice Paris, militant actif de Génération identitaire, et proche du groupuscule nationaliste des Zouaves Paris, avec qui il était au moment de l’affrontement...
la suite ici


Bonus, hier, France culture diffusait un documentaire consacré à Davduf, lanceur d'alerte – salut à Jean Songe !
On peut l'écouter sur le site de la radio publique,
l'y télécharger ou cliquer ci-dessous.



mardi 8 octobre 2019

Loin de nous

Rafael Sanz Lobato

Papa, s’il te plaît
réagis
tu ne travailles plus depuis longtemps
les gens ne t’aiment plus
personne ne t’aime
meurs loin de nous, papa
nous n’avons jamais été fiers de toi, papa
s’il te plaît, meurs loin de nous
tu nous dois bien ça
tu étais toujours de mauvaise humeur
nous t’avons presque oublié mais
on nous attend au bar
va-t'en loin, tu nous dois bien ça
je ne te demande rien d’autre


Manuel Vilas, Daddy,
traduction maison


samedi 5 octobre 2019

Une heure de méditation

Yann Morvan


Tu vois, c'est pour ça : quand tu m'as proposé de déjeuner ensemble, ça m'a fait... waouh, tu vois ?... j'en avais besoin. Sans le savoir vraiment. Mais dès que tu m'as appelé, j'ai su. Je ne sais pas ce que j'ai à l'œil, il pleure tout seul... Je crois que je vais me mettre à la méditation... Je ne sais pas ce qu'elle cherche. Mais on ne parle pas aux gens comme ça. Je ne sais pas quel est ce besoin. Quand les choses vont bien, certaines personnes se sentent obligées de foutre la merde. Je ne supporte pas ça. On dirait que les gens n'ont rien d'autre dans leur vie. Que leur existence se résume à leurs téléphones, aux séries... Si tu les écoutes, ils n'ont rien d'intéressant à dire, tu t'emmerdes. Alors, ils ont besoin de créer ce genre de choses. Evidemment, ce n'est pas de la vantardise, tu me connais, mais quand ça arrive, c'est au plus âgé qu'on s'adresse, qu'on pense être le meilleur, je dis ça sans prétention, mais moi, je ne veux pas, je ne suis pas fait pour ça. Quand il y a trop de pression, je n'arrive pas à travailler. Mon chef peut me dire Eric, j'ai besoin d'un coup de main. Pas de problème. Mais si on me dit T'as 10 minutes pour régler ça, je perds mes moyens, je ne sais pas faire. Et je crois que c'est pareil pour tout le monde. On a beau dire. Tu me connais, moi, je suis un mec droit, bosseur, mais j'ai pas envie de gérer ce genre de problème. Si j'étais chef d'entreprise, que j'avais sous ma direction, dix personnes, ou 50, ou 300 ou 1000, ce serait autre chose. Et puis, j'aurais certainement quelqu'un pour gérer ces cas de figure, et ce type de personnages. Ici, je ne peux pas. Pas dans ma situation. J'aime bien jouer à la belote. Je ne sais pas si je suis bon, mais je crois : j'ai appris avec les gars des bâtiments. On joue régulièrement à la cafét'. Donc, on a joué deux heures, on a bu des coups, et discuté longuement. J'ai tout dit. Ensuite, je suis allé la voir et j'ai lâché ce que je pensais. J'ai bien fait, non ? Si c'est comme ça, je préfère ne plus te voir. Elle ne se souvenait de rien. Incroyable. Et je peux te dire, il y en a eu, des noms d'oiseaux. Pour Sébastien et moi. Sébastien aussi s'en est pris plein la tronche. Mais elle, elle avait oublié. Ou alors, elle faisait semblant. C'est dingue, non ? C'est possible qu'elle ait oublié, pourquoi pas, mais je ne comprends pas, je te jure. C'est comme les flics qui manifestent parce que leur image est écornée mais qui se défoulent sur le premier manifestant dont la gueule ne leur revient pas. J'ai l'impression que ça va mal. Quand on voit que là-haut, ça légitime tout, les mains arrachées, les yeux éborgnés... Normal qu'en entreprise, ça ait des répercussions. Moi, j'ai encore 20 ans à bosser, mais je suis à un âge où je peux pas me permettre de perdre mon boulot. J'ai hésité, mais fallait que ça sorte. Tu crois pas ? Je n'aime pas les conflits, mais là... C'est ce qu'il y a de pire, les petits chefs. Ils sont pas beaucoup plus que toi, ils ont à peu près la même formation, mais ils pensent faire partie de la direction, que c'est grâce à eux que ça tourne. Et ils se lâchent sur leurs semblables, pour être bien vus, avoir une promotion, une augmentation, les cons... Tu te souviens, ce sketch des Deschiens ? On en a marre ! Parce que là, ça peut plus durer... Ben, c'est un peu ça. Je ne sais pas ce que j'ai à l'œil... C'est peut-être dû au nuage normand sans danger pour la population... Je sais que les gens s'écrasent, acceptent l'humiliation, de peur de perdre leur boulot, d'être placardisés, harcelés pour les pousser à partir... En faisant ça, ils adhèrent au plan. Moi aussi, si je réfléchis bien, j'ai cette trouille. Mais là, je n'avais pas encore fait mon heure de méditation, et c'est sorti. Elle n'en menait pas large. Mais moi, il faut pas me parler comme ça. Je ne suis pas un rebelle, mais faut faire attention. Je crois qu'elle l'a compris. Je ne sais pas ce qui m'attend, mais j'ai bien fait, non ?




mardi 1 octobre 2019

Perdu et angoissé


J’ai été un autodidacte assez paresseux et arbitraire, et j’ai regretté l’absence dans mon entourage d’amateurs d’essais.
Parfois, je « lis des yeux », comme on dit « dévorer des yeux ». Et j’ai parfois les yeux plus gros que le ventre au point de frôler l’indigestion.
Comme pour Bouvard et Pécuchet.
Flaubert consacra les six dernières années de sa vie à écrire ce roman, qui fut publié après sa mort. On a coutume de n’y voir qu’une farce sur deux idiots que leur soif d’apprendre finit par étouffer. Moi, je le prends très au sérieux. On ne saura jamais si je me moque d’eux ou pas, disait en substance Flaubert. Les deux, en fait. Je crois que pour se documenter, Flaubert lut quelque mille cinq cents livres.
On devrait réécrire Bouvard et Pécuchet deux ou trois fois par siècle. C’est un livre ravageur et, à l’instar de toutes les œuvres de ce type, un livre comique essentiel. Le chapitre qui voit nos deux amis se consacrer à l’étude de la philosophie, je le finis toujours dans un grand éclat de rire. Hume affirmait que nous n’avions aucune raison d’étudier la philosophie, exception faite de quelques esprits qui peuvent y trouver là une forme agréable de passer le temps. Cela dépend. J’ai en moi des bribes de ce tempérament, quelques-unes seulement, et il n’est pas rare que je me retrouve, comme ces deux benêts de Bouvard et Pécuchet, complètement perdu et angoissé. Bouvard et Pécuchet, c’est moi.

 Iñaki Uriarte, Bâiller devant dieu,
éd. Séguier, bientôt