lundi 8 décembre 2014

Immigration invisible

Yves Pagès  
 
 
Ce matin, entre deux cartonnages, je me suis rendu au centre des impôts situé à quelques mètres de ce qui est encore mon domicile. Par précaution, j'avais emmené Vila-Matas avec moi. Je n'y suis pas allé de bonne heure de peur de faire trop longtemps la queue. J'ai immédiatement remarqué que la salle du rez-de-chaussée avait été refaite depuis ma dernière visite de l'endroit, aussi ai-je cherché sur les plaques informatives l'étage du « bureau des particuliers ». J'en concluais que j'étais au bon endroit et devais me fondre dans la file d'attente anguiforme devant les portes d'entrée coulissantes. Une amie m'a prêté une somme d'argent, histoire de pouvoir affronter avec sérénité mon prochain déménagement, et nous avons décidé de faire une déclaration officielle. Après nous y être repris deux ou trois fois pour le formulaire et son contenu exact, une visite de mon amie à son propre centre des impôts, la piste d'une succursale à Saint-Sulpice spécialisée dans l'enregistrement d'actes de ce genre, plusieurs appels de ma part à ce bureau du 6e arrondissement et une conversation téléphonique surréaliste avec un fonctionnaire bègue, mon rire retenu, la confirmation ensuite de la possiblilité de faire tout cela à deux pas de chez moi, je savais depuis un moment que j'allais, tel un éphémère ministre socialiste, devoir braver ma phobie administrative. J'ai pris place derrière un couple originaire de la Mitteleuropa, comme ce type rencontré dans le train Madrid-Séville par le narrateur de Docteur Pasavento. Mon type à moi, celui du couple, a aussitôt disparu en quête des toilettes fiscales. Je l'ai regardé s'éloigner et ai facilement constaté que, parmi cette vingtaine de personnes m'entourant, j'étais la seule à pouvoir cacher mes origines non-françaises sous une couleur de peau blanche trompeuse. J'ai également remarqué que j'étais le seul à avoir un livre entre les mains. Les autres attendaient les mains vides. Ou occupés à envoyer des messages sur leurs petits écrans. Ou tenant avec anxiété leurs papiers à problèmes. J'ai avancé comme ça dans la queue. Lorsque je suis enfin parvenu au guichet tout neuf, la femme noire me précédant tentait d'expliquer dans un français approximatif sa requête. J'ai repensé à ma mère, à sa voisine de chambre et à ma voisine de palier. Je pense que ma phobie de l'administration vient de mon enfance. De ces longs après-midis au centre de la Sécu ou des plus longues heures passées à la Préfecture de police pour le renouvellement de sa carte de séjour. Je me souviens comme ma mère devait se dépatouiller de ces tracas avec son français appris sur le tas, à la manière de cette femme noire devant moi aujourd'hui. La voisine de chambre de ma mère, une ancienne prof de physique et formatrice d'adultes en IUFM, soulignait l'autre soir à mon égard le remarquable parcours de ma mère, le savoir qu'elle avait acquis en matière d'Histoire malgré ses études interrompues à l'âge de 14 ans. Ce savoir, j'ai la modeste certitude d'y avoir contribué. Vers l'âge de 20 ans, lorsque je faisais entrer par effraction des livres à la maison, les problèmes de santé de ma mère étaient à leurs prémices, hépatite, mononucléose, descente d'organes… Ma mère a passé à cette époque de nombreux jours alitée. Et j'ai commencé à lui faire la lecture de passages de livres tout juste volés. Au fil de ses maladies, défilaient Bove, Ramuz, Dubois, Fante… Je lui laissais parfois un livre sur sa table de chevet et c'est ainsi que le goût de la lecture, dans une langue qu'elle ne maîtrisait pas complètement, lui est venu. Evidemment, les années passant, et après mon départ du domicile familial, ses lectures se sont émancipées de ma tyrannie. Et elle s'est naturellement orientée vers les romans et livres historiques, portant principalement sur l'Egypte ancienne et le monde juif et chrétien. C'est elle aujourd'hui qui me donne des conseils de lecture… que je ne suis pas. J'ai repensé à tout cela plus vite que je ne l'écris maintenant. Les images se succédaient de manière anarchique dans ma petite tête d'enfant d'immigrés et brouillaient les mots de Vila-Matas que j'essayais vainement de savourer. Je me suis également souvenu de cette conversation de mon amoureuse avec notre voisine portugaise qu'elle m'avait rapportée. Apprenant que nous quittions notre appartement, Mme Gonçalvès avouait qu'elle aussi désirait vendre, que la ville où elle ne passait plus que quelques mois par an, le reste du temps se déroulant au Portugal, avait beaucoup changé, qu'on n'entendait plus parler français dans nos rues, oubliant ainsi sa propre immigration, son apprentissage de la langue française et la période inévitable où elle ne parlait que sa langue natale dans ces fameuses rues avec sa famille, ses amis ou ses voisins. J'avais moi aussi, ce matin, comme le personnage de Vila-Matas, envie de disparaître.

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