mercredi 29 août 2018

Alibis


Emmanuel Bove vient de mourir à 47 ans.
Il était romancier de naissance, un des très rares « romanciers » de sa génération.
Il avait eu une enfance et une jeunesse difficiles. Il avait exercé beaucoup de métiers, mais un beau jour, c'était inévitable, il publia un roman : Mes amis. Le succès, tout de suite.
On ne pouvait pas s'y tromper. Quinze autres romans suivirent.
Dans la même voie toujours, ce qui déroutait les amateurs de nouveautés.
Mais Bove continuait tout droit ; il savait très bien ce qu'il avait à faire ; je connais peu d'écrivains qui se soient aussi peu trompés sur leurs propres dons. Il faisait du Bove, il avait cette justesse, cette certitude qui l'empêchaient de jamais dévier. Les yeux collés sur le monde et sur les hommes. Et toujours avec cette sorte d'étonnement et de résignation devant la vie. D'émotion aussi, d'émotion surtout.
L'univers de Bove est un univers triste, mais jamais désespéré, et surtout jamais « bas » Et pourquoi ? Parce qu'il y a dans tout cela une qualité de coeur qui sauve tout. Il a peut-être choisi des héros médiocres, il ne les a jamais « méprisés » ; là est peut-être le grand secret. Mais le coeur n'y suffirait pas. Bove est un merveilleux exemple de ce qu'on appelle «‍‍‍ l'intelligence‍ » chez un romancier : il va plus loin que les plus grands analystes ou les plus grands stylistes. Il y a du Proust chez cet écrivain si éloigné de Proust.
Son oeuvre est inégale, et je sais pourquoi.
C'est parce qu'il n'a jamais pu, ni voulu, comme l'on fait presque tous les écrivains de son âge, gaspiller ses dons dans les besognes innombrables qui s'offrent pour utiliser les sous-produits du talent. Lui, il refusait les alibis. Et c'est cette honnêteté même qui l'a conduit à rater certains de ses livres. Aucune importance. Il reste Mes amis, La Coalition, Un Père et sa fille, La Mort de Dinah, Journal écrit en hiver, Le Piège, bien d'autres encore.
Et qu'on ne croie pas, d'après certains lieux communs, à un romancier de la faiblesse et du médiocre. Lisez, vous trouverez sous ce calme apparent, une passion soudaine, une violence, une cruauté même qui permettent (si l'on pense aussi à ce sens du « personnage romanesque » qu'il avait) de risquer un lieu commun et de rappeler qu'il avait du sang russe.
Il faudrait dire beaucoup plus sur l'écrivain. Et sur l'homme. Mais pour qui ? Ceux qui ne l'ont pas connu n'ont que ses livres, et c'est assez. Ceux qui l'ont connu l'ont perdu. Cette simplicité, cette finesse de coeur, la gentillesse même, et ce mépris pour les imbéciles et les vaniteux... Etonné devant la vie, fragile, mais sans peur. L'amitié la plus sûre.
Il avait une qualité d'homme que nous n'oublierons pas. Nous sommes déjà du voyage qui laisse des morts aux escales. Eugène Dabit, Paul Nizan, Antoine de Saint-Exupéry, Jean Prévost, Emmanuel Bove. Déjà les doigts d'une main...
Son premier titre portait vraiment le plus beau titre du monde, si bien fait pour lui, et pour eux tous : Mes amis.

Pierre Bost in Les Lettres Françaises, 21 juillet 1945
(chipé sur le site de Jean-Luc Bitton consacré à Emmanuel Bove)

mardi 28 août 2018

Délectations moroses




Surgi vers 1880 dans les lupanars des bas-fonds de Buenos Aires, jouxtant la pampa et les abattoirs de ce village transformé en capitale, le tango est né sous le signe du sexe, de la solitude et de la mort. Partant, il n'était pas rare à l'origine de voir deux hommes le danser, les femmes ne voulant généralement pas être prises pour des filles de joie. Un Porteño toulousain, fils d'une mère lanvandière ou prostituée, lui donnera ses lettres de noblesse, et Paris sa légitimité philosophique. C'est cette histoire envoûtante que raconte l'émission de l'ethnologue et poète Jacques Meunier, concotée en 1978, et rediffusée récemment la nuit.



samedi 25 août 2018

Vénus




De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de toute vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. A Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. A genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc des cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un oeil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie.

Samuel Beckett, Mal vu Mal dit, Minuit


jeudi 16 août 2018

De vent et de pourriture




c'est un fait que ce que nous exprimons en paroles, couchons sur le papier, est dix fois plus bête que ce que nous pensons, et cependant nous acceptons, comme les grands écrivains, de passer pour beaucoup plus bêtes que nous ne sommes et commettons ce non-sens de dire quelque chose, de le coucher sur le papier, d'exprimer une opinion, de défendre une orientation, de prendre parti pour une idée,

j'écris une ligne, depuis des semaines je n'ai plus écrit une ligne ?, c'est sans importance, qu'un être écrive ce qu'il écrit, je me répète sans cesse combien c'est sans importance, pitoyable, inconvenant, mais cette ligne pourrait être poursuivie, développée, devenir poème, lambeau, méprisable chiffon de vent et de pourriture,
je fourrage dans les manuscrits, ce tas, ces piles de papiers, je tire ici une page, là une autre, dix pages, vingt pages, cent pages, et je le jette dans le poêle,
je suis pris de dégoût, je ne trouve rien, rien, pas une virgule, je vais tout brûler,
mais où est l'allumette ?, sans allumette je ne peux pas l'allumer, je suis étalé sur mon tas de papier et je brûle, tout en moi brûle, je brûle sur ce tas de fumier, sur ce tas de fumier puant de l'abjection,

Thomas Bernhard, Dans les hauteurs,
Tentative de sauvetage
, non-sens, trad. Claude Porcell

lundi 13 août 2018

Ineffable



Fait prisonnier en Alsace, le pionnier Malaquais parvient à s'évader, regagner Paris, puis trouver refuge à Marseille – hébergé par Giono – en quête d'un visa pour filer outre-Atlantique. Jusqu'au 8 octobre 1942, jour où il embarque enfin, il tient sans grande conviction ce Journal du métèque, dont il planque les notes dans une boîte en fer blanc, derrière les latrines.

21 juillet 1940
Homme de lettres, homme mué en littérateur : je ne veux pas le devenir. Je n'ai encore écrit qu'un seul livre, je ne puis savoir si j'en écrirai d'autres, mais dussé-je faire vingt volumes, jamais je ne me donnerai le ridicule de poser en « auteur ». Il y eut un temps où l'état d'ajusteur, de tourneur sur métaux, me paraissait proprement aristocratique. C'est qu'un métier manuel n'a pas en lui pour se donner pour plus qu'il n'est : je l'imaginais, si je puis dire, incapable d'affectation, de maniérismes, bref lui prêtais une droiture inaccessible à la triche. Je sais aujourd'hui ce qu'il y avait là de romantique, et combien tout métier est abrutissant que l'on exerce à seul fin de gagner sa croûte. Il n'empêche : plutôt qu'écrivain, c'est ouvrier que j'aimerais me voir, dans le sens de celui qui œuvre, qui crée ; non pas « créateur » ni « artiste » à coup sûr, il y a je ne sais quoi de prétentieux dans la notion que ces termes impliquent, mais ouvrier qui travaille sa matière, qui la modèle sans trucages, avec la patience et l'anxiété voulues pour donner forme à l'informe. Et il y a ceci encore : quand l'ouvrier ignore qu'il crée, l'écrivain s'affiche d'emblée « créateur » lors même qu'il ne créerait que du vent. Le premier est dans un rapport d'innocence à son travail, le second dans un rapport de calculateur rusé. Ainsi, moi, tout néophyte que je suis, et quelque honnête que je me veuille, je triche. De ce que je note ici, rien peut-être ne verra le jour, et pourtant, je biffe, arrange, manipule, compose. Entre le souci du vrai et celui du bien dire, je ne sais au fond lequel l'emporte. Malgré que j'en aie, déjà je ne puis écrire une ligne sans me surveiller : accoudé sur mon épaule, quelqu'un me lit et me censure. Dieu de la littérature, épargnez-moi de donner dans la putasserie des littérateurs !
Pourquoi d'ailleurs me fais-je un devoir de revenir à ce cahier ? Pourquoi m'y astreindre ? M'en faire une discipline quasi quotidienne ? M'y appliquerais-je de même à une époque différente ? S'il y avait combats de rue – Commune, Octobre 1917 –, songerais-je à coucher ma vie en mots au lieu de la traduire en actes ? Ma vie… Allons donc ! On n'écrit point sa vie ; pas dans les carnets, journaux, confessions, mémoires, notes-à-n'ouvrir-qu'après-ma-mort. On la met en pages, sa vie ; dès que l'on parle de soi, professionnellement et en vue de la publication, on la met en pages. Toute forme d'autobiographie est apologétique, et d'abord, l'aveu – le prétendu « inavouable ». Probe ou cynique, aucun discours n'y fera qu'à se déboutonner par système on n'habille cela même que l'on affecte de mettre à nu. Sur ce terrain, qui est celui de l'exhibitionnisme, l'écart est non pas entre le plus ou le moins, il est dans le style. Reste que, style ou pas, nul ne s'exhibe sans prendre des poses, et qu'à force de poser on se donne un genre. Soit, chacun pose à sa façon, en sorte que le genre quelques fois dévoile son poseur. Seulement, cela, c'est un effet second, j'allais dire accidentel, tout comme une bribe de vérité échappera au mythomane. Un tel dira une vie, des vies ; il ne dira pas sa vie. Pas à la première personne. Dite à la première personne, une vie d'homme est ineffable. Nous n'avons ni le recul ni le désintéressement nécessaires. C'est dans la fiction, le poème, plus rarement dans l'essai, que l'écrivain se livre le mieux parce qu'à son insu. L'écrivain. Je dis que l'écrivain ne parle de lui-même que s'il parle d'autre chose.

Jean Malaquais, Journal du métèque

vendredi 10 août 2018

Comme tout ce qui est important


On m'a coupé en deux
aide-moi à devenir gaucher



Je t'aime, ma petite poêle (un cuisinier à sa fiancée, jardin du luxembourg ; avril 1988 ; le cuisinier avait posé des miettes de pain sur son visage pour se faire raser par les pigeons)



Que les duels étaient beaux. Il me semble que dans les duels chaque duelliste avait un témoin… C'était comme des baptêmes, des baptêmes rouges au lieu de blancs. Si seulement les duels pouvaient être de nouveau à la mode !… Vous m'offensez, monsieur. Je demande réparation. Pistolets. A quatre heures. Ne vous défilez pas. Grossier personnage. Les préparatifs se déroulaient en secret, dans l'ombre, comme tout ce qui est important. L'odeur de la poudre est bien plus raffinée que celle de l'encens. A quatre heures cinq, un homme était grièvement blessé. C'est ce que l'on appelle la ponctualité. Ces gémissements se nomment agonie. Un homme agonise de manière virile… C'est ainsi que j'aimerais agoniser dans tes bras, Ana.


Reviens romantisme, reviens !
J'ai une grande boîte de bonbons pour toi !


Pedro Casariego Córdoba
trad. maison

mercredi 8 août 2018

Demain


Tu fais fausse route
en m'imaginant
homme de ta vie
tu perds ton temps
à attendre 
que je te fasse rire
voyager 
rêver
réfléchir
et puis jouir
la bourse vide
en bout de chemin
à tenter de t'écrire un poème
à deux heures vingt cinq 
du matin
tu imagines ta vie
sans homme
sans moi ni personne
attends encore 
un peu
je n'ai pas fini
d'avaler tes larmes
seul sel que le toubib
m'autorise
pose ta tête sur ma poitrine 
doucement
ne va pas me péter une côte
ferme les yeux et regarde
tu vois comme je bande
ça suffit comme ça
demain sera un autre jour
comme celui-ci

Charles Brun, Textes inédits à voix basse

lundi 6 août 2018

Prolongations


Je tombe par hasard – comment faire autrement ? – sur un article signalant une étude nord-américaine autour de la lecture. J'y apprends que 24% de nos amis américains n'ont pas ouvert un seul livre dans l'année précédant la question. 37% de ce fragment de la population est composé de personnes ayant un faible niveau d'études mais de seulement 7% d'Américains diplômés. Bien entendu, sur le plan socio-économique, comme disent les sociologues, il ressort que les personnes enregistrant un revenu annuel inférieur à 30 000 dollars lisent moins que celles mieux loties en termes de salaires et autres entrées d'argent.
Rien de bien surprenant dans tous ces chiffres. En revanche, plus loin, je dois relire la phrase. L'enquête parvient au syllogisme suivant : lire prolonge l'espérance de vie ! Qui plus est, les lecteurs de fiction vivent plus vieux que les lecteurs d'essais. Une femme affirme même être parvenue à résoudre certains problèmes grâce à des romans – on ne nous donne malheureusement aucun titre, pas plus qu'on ne nous précise de quels problèmes souffrait cette heureuse lectrice. En résumé, il suffirait de lire une moyenne de 30 minutes par jour pour vivre 23 mois de plus que ceux qui préfèrent les selfies ou la chirurgie esthétique – j'apprends par ailleurs que ces deux activités sont désormais liées, mais c'est une autre histoire… 
Je ne sais si c'est la canicule, mais je me sens assez désorienté par ce nouveau coup dur, encore un peu plus à la marge. Admettons que lire augmente l'espérance de vie, on ne m'enlèvera pas l'idée que ça ne pourra jamais grossir les maigres espoirs que l'on peut raisonnablement placer dans cette vie. Mais étrangement, n'appartenant à aucune catégorie citée dans cette enquête – j'ai un niveau moyen d'études, des revenus ridicules, mais lis beaucoup –, je ne me sens nullement concerné par ces prolongations annoncées dans un monde grotesque qui court inévitablement à sa perte.

samedi 4 août 2018

Des convaincus


Entendre - ou lire - Jacques Yonnet est également rare. France culture a eu ces derniers jours la bonne idée de dénicher dans les archives de Radio France, ces « entretiens » avec l'auteur des Enchantements sur Paris, plus connu sous le titre de la republication chez Payot puis Phébus, Rue des maléfices. Les guillemets parce qu'en fait d'entretiens, nous écoutons le formidable conteur qu'était Yonnet lire ses propos constitués d'anecdotes plus ou moins véridiques, de sa rencontre avec Hitler à ses pérégrinations nocturnes en passant par son parcours communiste, époque où il tenta, un temps, de se convaincre qu'il était un convaincu... A écouter ci-dessous ou à podecaster ici.





jeudi 2 août 2018

Play it again, Annie


Porte Gabrielle Chanel. C'est ainsi que sera nommée la principale entrée du Grand Palais entièrement rénové à l'occasion des... Jeux olympiques de 2024... La célèbre marque de luxe de Neuilly-sur-Seine s'apprête en effet à mécéner la restauration du musée à hauteur de 25 millions d'euros. Le phénomène n'est pas nouveau. Il frappe partout. Je me souviens qu'à Madrid, durant quelques années, le Théâtre Calderón de la Barca fut rebaptisé Teatro Haagen Dazs Calderón...
Et l'on ne compte plus le nombre de fondations créées par les grands groupes. L'ultralibéralisme ne fait pas dans le détail, plutôt dans le clinquant et le monumental, comme le souligne dans son passionnant dernier ouvrage Annie Le Brun. Un ami me signale justement un entretien accordée par l'auteure à Aude Lancelin pour le Média. L'occasion d'entendre et voir cette chère Annie étant plutôt rare, on n'hésitera pas à cliquer sur play.