vendredi 28 avril 2023

Qui est absent ?

 

Alfredo Camisa

En novembre 1960, Alejandra Pizarnik a 24 ans et vient d'arriver à Paris. L'Argentine y restera quatre années. Le deuxième volume de son Journal, qui couvre cette période, vient d'être publié par les inestimables éditions Ypsilon, chez qui est disponible l'ensemble de l'œuvre de cette chère Flora.

On dit que, quand la mort approche, le passé fait irruption et se répand dans la mémoire comme un sac de pierres qui soudain se casse. Alors, cette nuit, j'ai vu et j'ai su de vieilles choses : partout où je me voyais, je souffrais. Je souffrais comme on respire. Pourquoi est-ce que je souffrais ? La même chose que maintenant : douleur d'absence. Qui est absent ? Je ne sais pas, mais il y a quelqu'un qui manque. Je suis venue en Europe pour chercher qui me manque. Mais que peut une jeune femme seule dans un monde grand? Et comment et par où commencer à chercher. Tout ça, c'est de la folie. La folie commence quand les désirs les plus profonds veulent se réaliser…

 

 

Alejandra Pizarnik,
Journal II. Années françaises (1960-1964),
traduction et postface, Clément Bondu.

jeudi 27 avril 2023

La mort à Sébastopol


Dans ses carnets, peu avant le fameux voyage à Moscou, réalisé à l'été 1936 en compagnie d'André Gide, Pierre Herbart, Jef Last, Jacques Schiffrin et Eugène Dabit, Louis Guilloux note : 

De Dabit : juin 1936 – « Cher G… Alors, quand arrives-tu à Paris, pour notre grand voyage ? Cet hiver, à Saint-Brieuc, tu te souviens, on parlait de voyages. On ne pensait pas à celui-là, dis ? Ecris-moi un mot pour m'annoncer ton arrivée. Ton vieux. »

Dans ses propres carnets – publication posthume chez Gallimard sous le titre de Journal intime –, à la date du 22 juin, Eugène Dabit, entre deux femmes (son épouse, Béatrice Appia, dite Biche et l'artiste hongroise, Vera Braun), s'interroge :

Je dîne avec Biche, rue Paul-de-Kock. Est-ce la dernière soirée que je passe dans cette maison? Oui, peut-être. Mais pas la dernière soirée que je vis auprès de Biche. Sauf si ce voyage en U.R.S.S. m'est fatal…

La petite bande visitera Leningrad, Moscou, puis Tbilissi – alors, Tiflis. Guilloux et Schiffrin y abandonnent leurs compagnons de voyage pour rentrer à Paris via Moscou, Berlin et la Belgique. Les autres se rendront à Batoumi, Sokhoumi et Sotchi. Avec pour seule date, la vague indication « Juin-juillet 1936 », Guilloux écrit :

…Comme toujours en voyage, je n'ai pas écrit une seule note, mais je me souviendrai. C'est à Moscou que nous avons appris l'insurrection de Franco (18 juillet 1936).

Puis :

Août 1936Au téléphone la voix de Gide. Je ne comprends pas tout de suite que c'est pour m'annoncer la mort de Dabit. Il est mort à Sébastopol, de la scarlatine. Trop troublé par cette nouvelle, je comprends mal ce que Gide ajoute: que personne n'est encore informé, je crois.

André Gide dédiera à Dabit son Voyage en U.R.S.S.; Louis-Ferdinand Céline en fera de mêmeDabit s'en serait bien passé – avec Bagatelles pour un massacre

mardi 25 avril 2023

Souvenirs inutiles

Lutz Dille


déjà
les mots se défilent
il cherche dans le noir
abrasé
la façon simple de
dire les choses
et oublie aussitôt.
la matinée traînée
il descend dans le jardin
sous la pluie finissante,
et se demande
– aucune sagesse
combien de temps encore
il va pouvoir soigner ce bout
de terre
somme toute
un mètre carré rocailleux
calcule-t-il
bêtement
par années à les attendre
sans avoir vraiment eu
besoin d'eux.
et ces chants d'oiseaux
dont il ne connaîtra pas
le nom
les livres qu'il ne lira jamais
ces jours solitaires qui rallongent
usés
ces souvenirs inutiles
l'heure de quitter cette maison
approche se dira-t-il
en remontant
pas malheureux
en quelque sorte délivré.
atteindre la suprême vacuité,
est-il écrit
quelque part.

 

charles brun, suprême vacuité

 

 

mercredi 19 avril 2023

L'étrange douceur de la nuit


Willy Ronis

 

...Ces serments, ces paroles folles qu'on prodigue dans sa jeunesse, il ne pouvait les prononcer. Sans doute parce qu'il s'était livré jadis à ce jeu terrible. Son bonheur était calme, presque oppressant... celui qu'on goûte après des échecs, des heures mornes, quand on n'espère plus connaître de consolations et que, brusquement, la vie vous surprend et vous ranime. [...]
Il connaissait ce bonheur égal et silencieux qu'on appelle après des années d'une existence hasardeuse.
[...]
L'inquiétude se mêlait au bonheur qu'il gardait de sa journée, une inquiétude d'homme, sourde, envahissante, que ne pourrait chasser l'étrange douceur de la nuit.

Eugène Dabit, La Zone verte,
L'Echappée, coll. Paris perdu, 2023

mardi 18 avril 2023

Avant tout

 

Boris Smelov


La décision d'être heureux
par-dessus tout, contre tous
et contre moi, de nouveau
— avant tout, être heureux —
je prends cette bonne résolution. 

Mais bien plus que la volonté
subsiste la douleur du cœur

 

 

Jaime Gil de Biedma, Las personas del verbo
trad. maison

samedi 15 avril 2023

Pas toujours

 

Rupert Vandervell

 

 

soyons franc :
il y a du mieux
lorsque je n'appuie pas,
ça fait plus mal
qu'avant

on augmentera la dose
la prochaine fois
on échafaudera un
nouveau programme
les yeux fermés,
sans se dérober

la jupe au vent à l'arrière
de son scooter
vacances place d'italie
sur le même air

tiens-le bien 

quelle chance chante-t-elle
d'habiter la france
une telle réussite dans
la parodie de l'enfer
c'est pour notre bien
mais combien sont dans mon cas
à attendre l'insurrection

nous finirons par perdre le foie
à ressasser sans cesse
à se taper des ballons
le soir au fond d'un bar
le brouillon de ce cauchemar

nos infinies réserves de lâcheté
le préservent
l'homme seul n'est pas toujours
en mauvaise compagnie

charles brun, parodies de l'enfer



mercredi 12 avril 2023

Le retour du printemps


Nous accueillerons enfin le printemps (franco-suédois) à partir de demain et jusqu'au 6 mai, dans le sixième arrondissement de Paris, à la Galerie Thomé. Qu'on se le dise...

 


 

dimanche 9 avril 2023

Fort heureusement

 

William Claxton


j'ai investi aujourd'hui
dans la poésie
contemporaine
américaine
une leçon de perfection
ennuyeuse misère
la délicatesse du poète
sa légèreté
m'assomment
la longueur des poèmes
me décourage
j'enrage dans mon coin
regrette l'achat
fustige aussitôt ma réaction
fort heureusement la solitude
m'accompagne
fort heureusement l'édition
du recueil est
bilingue
un coup d'œil à la source
enfonce définitivement
les deux traducteurs
me réconcilie
avec la poésie d'aujourd'hui

 

charles brun, en lisant, en râlant

 

 

samedi 8 avril 2023

Mœurs dissolues

Sabine Weiss

 

Le deuxième volume de l'excitante collection Paris perdu des éditions L'Echappée est la réédition du dernier roman d'Eugène Dabit, La Zone verte, paru en 1935 chez Gallimard, et dont voici l'intriguant et réjouissant incipit:

Au carrefour du boulevard Barbès et du boulevard Rochechouart, en face de la sortie souterraine du métropolitain, un manchot qui vend L'Ami du peuple s'est installé ; puis vers neuf heures, une grosse bonne femme, avec un panier empli de fleurs et de feuillages. Peu à peu la bouche de métro cesse de rejeter par fournée des voyageurs ; sur le viaduc, que suit une ligne aérienne, les rames circulent à intervalles plus espacés et leur roulement sourd n'interrompt point la conversation animée du vendeur de journaux et de la marchande de fleurs. Chaque matin, ils se retrouvent à leur poste; ils discutent: du temps, de leur commerce. Aujourd'hui, il s'agit des mœurs dissolues qui furent celles des années de guerre.

« Je vous dirais pour conclure que j'ai connu une petite qui a été très régulière, affirme la bonne femme. Seulement, lorsque son mari est revenu, il lui a dit : “ Toi, si tu t'as pas couché avec un type, c'est que t'as pas pu. Voilà les hommes ! »

 


jeudi 6 avril 2023

Haute voltige

 

Elif Gülen

 

– Alors, ces vacances ?
Je t'ai parlé de l'hypnotiseur?
Celui d'Hypnoflix ?
De quoi tu parles ?
Je ne sais pas.
Mais alors ?
Hypnoflix, c'est le titre d'un extraordinaire spectacle que proposait le théâtre de mon bled, il y a quelques jours...
Ben alors...
...Je n'en ai vu que les affiches, fabuleuses... J'aimais bien l'idée transmise par le titre : faire sortir les gens de chez eux leur laissant accroire que ce sera aussi bien que devant leur plateforme préférée... Pauvre Georges Brassens!
Que vient faire Brassens dans cette histoire?
C'est le nom du théâtre vide de mon patelin. On a un gymnase Robert-Pandraud et un théâtre Georges-Brassens.
Pandraud pour apprendre la voltige…
Joli! Et le nom de Brassens sert d'alibi pour les spectacles les plus insipides. Familiaux. Consensuels. Remarque, ils n'en abusent pas : la programmation ne propose qu'un seul événement par trimestre... Pourquoi me parlais-tu d'hypnose?
Tu sais que je déteste prendre l'avion... Une amie m'a conseillé de voir un hypnotiseur avant mon départ.
C'est qui, cette amie?
Tu ne la connais pas.
Pourquoi?
C'est mon jardin secret... Elle fait de l'EMDR et...
C'est quoi? Une méthode pour apprendre à se fendre la poire? Je tiens à rencontrer cette amie!
L'EMDR est une catégorie d'hypnose, basée sur les mouvements oculaires, par stimulation sensorielle, si j'ai bien compris, ça permet de libérer certains traumatismes...
Ah, très bien...
Elle m'a conseillé de prendre rendez-vous avec le type qui lui a tout appris. Un ponte en la matière.
Nous sommes cernés par les pontes…
– Tu en reprends une?
– C'est bien parce que c'est toi…
Je prends donc rendez-vous avec le ponte, j'arrive à l'heure, dans un bel immeuble haussmanien, et là, dans la cour, devant la porte de son cabinet, se tient un type, l'air ahuri, en jogging, pas rasé... Je le reconnais, j'avais vu sa photo sur internet...
C'était le ponte?
Exact.
L'arroseur arrosé...
Comment ça?
J'en déduis, par ta description, que le ponte s'était auto-hypnotisé...
Je n'en sais rien. Il avait l'air d'un patient dans le parc d'un hôpital psychiatrique. Peut-être faisait-il de la méditation... Toujours est-il qu'il se met à paniquer en me voyant arriver : Nous avions rendez-vous?! Je lui donne mon nom. Très bien, je vous en prie, entrez, c'est par ici. Il me fait patienter dans une salle d'attente minuscule. J'entends des bruits de chasse d'eau, de vieille tuyauterie... Il apparaît enfin…
Il s'était changé?
Absolument pas. J'entre dans son cabinet. Je lui explique ma phobie de l'avion. Il vient alors s'asseoir en face de moi, à un mètre à peine. C'est lui qui ferme les yeux. Commence la séance. Il me demande de me concentrer, de penser, en regardant à ma droite, à quelque chose ou quelqu'un que j'aime, la même chose à gauche… Ces images, que je dois retrouver une fois à bord de l'avion, sont censées me détendre...
Quelles images ?
Celles formées par mes pensées.
Quelles étaient-elles ?
Ma fiancée sur la droite...
Quelle partie?
Comment ça, Quelle partie?
De ta fiancée, comme tu dis...
Son sourire...
– Son sourire te détend?...
Bref, je ne sais pourquoi, comme un con, j'ai pensé à mon jardin pour l'image de la gauche.
Ton jardin ?!
Exactement. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Mon jardin est un vrai bordel, je ne m'en occupe jamais, quand j'y pense, ça a plutôt pour effet de me déprimer…
Quelle idée de penser à ton jardin...
– Et devant moi, j'ai pensé à mon chat.
– Ton chat, qui est toujours malade?
– Soudain, il me dit Bienvenue.
– Bienvenue ?
Comme si j'avais été absent, que je revenais d'ailleurs…
– C'est le secret des pontes : tu ne te rends pas compte de leur pouvoir.
– Il était toujours dans le même état, l'air hagard…
– Tu avais dit ahuri…
– Pas net. Perturbé. Je lui dit C'est fini? Oui, une seule séance suffit pour ce dont vous souffrez. Je vous raccompagne. Bonnes vacances. Mais, je vous dois quelque chose, j'imagine. Ah oui, pardon, cela fait 80 euros, s'il vous plaît.
– Pas cher pour 3 images ! Et ça a fonctionné?
– Le lendemain, je suis allé voir mon médecin pour qu'il me prescrive un tranquillisant. Le soir même, j'en prenais un demi-cachet, mais ça ne m'a rien fait. J'ai pris l'autre moutié et toute la soirée, j'ai plané… Mais deux jours plus tard, une fois dans l'avion, malgré le ponte de l'hypnose et les cachetons, la même angoisse m'a repris… Le vol était des plus inconfortables…
– Il faut en finir avec ces pontes ! Avec les experts, les spécialistes, ceux qui se pensent les élites, les élus, les trous du cul qui veulent notre bien, les pilleurs impunis, les désinformateurs et les profanateurs, les professeurs de novlangue, la mafia au pouvoir, dans tous les domaines !
– Santé !
– Finalement, ta copine, ton jardin secret, tu peux te les garder…