lundi 30 mars 2020

Si vous avez le temps


Endre Tót


Une amie m'envoie une lettre d'Annie Ernaux, diffusée ce matin sur une radio du service public. On peut l'écouter en ligne, si l'on supporte la voix et le ton du Traquenard, ou la lire ci-dessous. Merci, mesdames.


Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier‌ – L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.
Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » – chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux


Quant à Luc, l'ami nantais, il me fait parvenir cette mise au point du Dr Christophe Prudhomme, urgentiste, face aux employés des milliardaires des médias… Merci à lui.



dimanche 29 mars 2020

Cons grossièrement démasqués


- Difficile à dire… Ça pixélise beaucoup. J'ai l'impression que tu vis dans un squat… Rapproche-toi encore un peu de la caméra…
- Là ?
- Oui. 
- Alors ?
- Tu as l'air d'aller un peu mieux…
- J'ai deux jours de décalage avec Agnès.
- C'est elle qui est en avance, je suppose…
- Oui, elle n'a plus de température depuis hier, la mienne commence tout juste à baisser.
- A-t-elle retrouvé le goût et l'odorat ?
- Oh, non, pas du tout. L'anosmie et l'agueusie, ça peut durer deux-trois mois…
- La quoi ?
- L'anosmie, c'est la perte de l'odorat, l'agueusie, la perte du goût. L'avantage de vivre avec une infirmière, c'est qu'en temps de crise, j'enrichis mon vocabulaire…
- Deux-trois mois ? Ce qui veut dire…
- …que tu peux lâcher une caisse tranquille…
- …Je ne pensais pas à ça !
- …Même pas besoin d'ouvrir la fenêtre…
- Ce que je voulais dire, c'est que le virus attaque le système…
- Je ne t'entends plus…
- Tu veux dire que tu perds également l'ouïe ? 
- …
- Je n'ai plus d'image…
- Tu m'entends ?
- Oui, j'ai le son, c'est l'image que j'avais perdue, ça y est, c'est revenu…
- Tu disais quoi ?
- Le virus attaque le système nerveux ?
- Non, ça, c'est le confinement ! Le virus s'en prend au réseau neuronal…
- Ok. Pour les infections pulmonaires, il faut un appareil d'assistance respiratoire, mais pour le goût et l'odorat, il faut quoi ?
- De la patience.
- Et des prières pour que ça ne laisse pas des séquelles…
- C'est un peu ça. Mais même Agnès n'a pas trop d'infos à ce sujet.
- Elle est arrêtée jusqu'à quand ?
- Jeudi.
- Ça fera déjà 15 jours ?
- 14.
- J'ai lu quelque part que selon les Chinois, la bonne période de confinement était de 20 jours.
- Dans son malheur, elle a eu de la chance. Aujourd'hui, ils sont tellement débordés, quel que soit le service, qu'ils n'accordent plus qu'une semaine d'arrêt…
- Mais ils testent tout de même le personnel ?
- Si symptômes il y a, seulement. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils sont protégés.
- Comment ça ?
- Lorsqu'Agnès a ressenti les premiers symptômes, elle était certaine que c'était ça. A force de travailler sans masques, sans surblouse et toutes les autres protections, elle et ses collègues savent tous que tôt ou tard, ils vont y passer. Je t'ai montré les photos où on les voit vêtus de sacs poubelle, tu te souviens ? Bref, on lui a fait le test et dit de rentrer à la maison. Si demain midi, tu n'as pas de nouvelles, c'est que c'est négatif, et tu reprends lundi. Samedi midi, rien. Aucune nouvelle dans l'après-midi non plus, ni dans la soirée. Bonne nouvelle ! On a pensé que c'était peut-être la fatigue ou qu'on somatisait. Dimanche, nous n'étions pas bien, ni l'un ni l'autre, mais Agnès a fait le marché et moi je suis allé à Monoprix faire d'autres courses. Dans l'après-midi, son chef de service appelle et lui dit qu'elle est arrêtée 12 autres jours.
- Putain ! Heureusement qu'elle travaille à l'hosto !
- Oui, de vrais connards ! Et effectivement, jeudi, elle sera encore contagieuse. Mais c'est tellement l'hécatombe…
- Chez les soignants ?
- Oui. Partout. Et on n'a encore rien vu.
- Ils n'ont pas encore réquisitionné les cliniques privées ?
- Tu penses ! On ne va pas mélanger les serviettes et les torchons, faut garder propres les établisssements de luxe, le virus n'épargnant pas leurs clients. 
- La gestion de cette crise a été désastreuse…
- Ils ne pouvaient pas faire autrement.
- Tu crois vraiment ?
- Il n'y avait pas de masques, pas de tests…
- Ils pouvaient au moins ne pas aligner tous ces mensonges, arrêter de nous prendre uniquement pour des cons…
- Sur ce terrain, je te rejoins. Mais ça fait des années qu'Agnès me raconte le manque de moyens, de personnel, de matériel, de protections… Tu as pu le constater toi-même lorsque ta mère a été hospitalisée…
- Oui, et j'ai vu également, il n'y a pas si longtemps, comment ce gouvernement a fait tabasser et gazer les infirmières lorsqu'elles ont osé descendre dans la rue pour réclamer de meilleures conditions de travail…
- Elles ont reçu très peu de soutiens…
- Contrairement à aujourd'hui. Tous les jours à 20h, le peuple de France se donne bonne conscience.
- C'est vrai que d'un côté, ça leur fait plaisir, cette mobilisation. Mais, moi, ça me fait gerber. Ceux qui ont lancé ce mouvement sur les réseaux sociaux, ce sont pour la plupart les mêmes qui ont voté pour ce pantin à l'Elysée, qui s'est également employé à Bercy, il ne faut pas l'oublier, ce type sans scrupules qui, aujourd'hui, n'hésite pas à relayer les images de solidarité des Français au balcon sur les comptes du gouvernement et demain demandera des efforts à son bon peuple chéri…
- Tous ces gangs qui se sont succédé à la tête de l'Etat ont œuvré joyeusement, et avec l'assentiment de l'ensemble des Français, pour le démantèlement du service public.
- Espérons que ça fera évoluer les consciences…
- …Oui, et que rien ne sera plus comme avant ? J'ai du mal à y croire… Quand tu vois la rapide déconstruction de ce qui restait du droit du travail, ou les moyens mis à la disposition de la répression… J'ai l'impression que ce n'est que le début de la fin.
- Possible. En tous cas, ce n'est que le premier des confinements que nous allons connaître.
- Tu parles des années qui viennent ?
- Je ne parle que de ce virus et de l'année à venir. Si l'on ne dépiste pas en masse, le confinement ne servira à rien. Dès que la courbe redescendra, on laissera sortir les gens, on les renverra au travail…
- Quoi qu'il en coûte !
- Exact. Et on repartira pour un tour – de confinement…
- Jusqu'à la mise au point du vaccin ?
- Oui. Mais, je te dis : la solution immédiate, ce sont les tests. Regarde l'Allemagne, avec une population bien plus importante qu'ici, elle ne compte que 200 morts, je crois. Et c'est parce qu'elle procède, comme le demande l'OMS depuis février, à des tests en masse, plus de 500 000 tests par semaine en Allemagne où ne sont confinés que les gens malades. Un pays qui offre deux fois plus de lits en réanimation que la France !
- Oui, je sais. Pareil en Corée, ou à Taiwan…
- Ici, notre fringant ministre de la Santé vient de se réveiller et de commander enfin des tests qui arriveront courant avril…
- S'il est aussi efficace que pour les masques, ça promet…
- Quelle escroquerie…
- On lit partout, sur les réseaux, On n'oubliera pas, mais on oubliera, comme toujours, trop heureux de reprendre une vie normale, retourner au travail sera plus que jamais une chance, aller au resto, faire du shopping, partir en vacances…
- La vie normale ne reviendra pas, tu verras. C'est peut-être ça qui nous sauvera. 
- Est-ce bien nécessaire ?
- …
- En attendant, santé !





mercredi 25 mars 2020

Comme tous les autres arts


Mon père m'avait raconté que Kafka lui avait dit plusieurs fois : « Sans une vérité que chacun comprend et à laquelle par conséquent chacun se soumet librement, l'ordre n'est jamais que force brutale, qu'une cage qui se brise tôt ou tard sous la pression du besoin de vérité. »
(…)
A l'époque de mes premières visites à Kafka, je réagissais fréquemment à ses propos en lui demandant d'un air étonné : « Est-ce réellement vrai ? » Dans les premiers temps, le Dr. Kafka me répondait d'un bref signe de tête. Mais alors que je le connaissais depuis déjà longtemps et que je continuais à user de cette question stéréotypée, pour exprimer mon étonnement et mon incrédulité, il me dit un jour : « Renoncez, je vous prie, à cette question. Cette seule phrase suffit, à chaque fois, pour me plonger dans l'embarras. Elle me fait constater mon impuissance. Le mensonge est en effet un art qui, comme tous les autres arts, exige toutes les énergies de l'homme. Il faut s'y consacrer totalement, il faut commencer par croire soi-même au mensonge, et ce n'est qu'ensuite qu'on peut s'en servir pour convaincre les autres. Le mensonge réclame les ardeurs de la passion. Mais ainsi, il révèle plus qu'il ne dissimule. C'est ce que je ne puis pas me permettre. Aussi n'existe-t-il pour moi qu'une seule cachette : la vérité. »


Gustav Janouch, Conversations avec Franz Kafka,
Trad. Bernard Lortholary,
ed. Maurice Nadeau

mardi 24 mars 2020

Caméra cachée

Je ne sais qui est parvenu à introduire des caméras au dernier conseil des ministres, ou de Défense, mais je lui tire mon chapeau…


dimanche 22 mars 2020

Table rase


Alfredo Oliva

Je suis habité par les morts : nourri, lavé, soigné par les morts. Les morts à moi sont heureux et placides. Leurs ombres s’écoulent lentement dans ma durée creuse et me bercent de leurs molles rengaines. J’aime écouter en dormant leurs appels sourds-muets. Que pourrais-je pour aider tous ces morts qui m’habitent ? Je leur suis reconnaissant d’avoir choisi mon cercueil ambulant pour demeure. Mais ils se contentent de si peu… Ils sont faits pour donner. En souriant, ils m’offrent leurs vieilles peurs, leurs vieux cœurs, leur vieux sang. Ils pansent mes vieilles plaies. Ils entretiennent mes oublis. Ils me comblent de lacunes. Que ferais-je sans leurs yeux perce-visages, sans leurs bouches perce-paroles ?
Le plus sombre, le plus silencieux d’entre mes morts, est mon Mort protège-vie. C’est Lui qui veille, écrit, dessine et peint à ma place. Je lui sers d’escalier, d’atelier, de chevalet, de valet. Son attente imprègne toute ma personne. Son ombre est immense et timide.
Comment contenir tant de morts sans éclater de patience ? Et qu’attendent-ils de moi, eux, qui m’habitent, qui me comblent et me gâtent ?… Mon crépuscule ! Me traverser, me vider de mes lieux !
Propre, balayé par la peur, mort bien portant moi-même, je m’en irai avec eux, loin dans le temps, habiter un poète impossible à venir.

Paul Valet, Table rase,
in La Parole qui me porte et autres poèmes,
Poésie/Gallimard, 2020

vendredi 20 mars 2020

Scandale du jour

The Good Liars

A chaque jour, son scandale. La France n'est pas le seul pays à être gouverné par un gang de bras cassés particulièrement incompétent, cynique et corrompu. En Pologne, selon une dépêche AFP, le parquet national vient d'annoncer que près d'un demi-million de litres de vodka de contrebande et d'alcool pur produit illégalement seront utilisés comme désinfectant dans la lutte contre le coronavirus.

jeudi 19 mars 2020

Chutes


Deux à trois fois par jour nous nous parlons. Elle trouve le temps long. Moi aussi. Je m'en veux d'être parfois exaspéré par ses propos en boucle. Et de regretter le temps où je traversais la banlieue est pour la rejoindre dans sa chambre du côté de la Porte de Pantin. Le scooter me permettait de braver les grèves des transports, de la visiter deux à trois fois par semaine. Elle était hospitalisée, c'était le bon temps. Car désormais, j'ignore le nombre de jours où je vais encore m'interdir de passer la voir. Elle n'habite pourtant qu'à quelques minutes de chez moi. 
Ma mère est tombée chez elle la veille du jour des morts. Elle n'a dû son salut qu'à la présence de sa voisine du dessus qui, je ne sais encore pourquoi, n'avait pas filé dans sa maison de campagne. Flora a rampé jusqu'au mur de sa chambre et l'a frappé de toutes ses forces. Alertée, la voisine a appelé ma sœur qui habite à deux maisons de là. Il a fallu aux pompiers de longues minutes pour parvenir à calmer la douleur et la peur. Flora en était à sa troisième chute. La première avait eu lieu en Espagne durant l'été. Avec, à peu près, le même scénario. Souffrant et ne pouvant se relever seule, elle était resté à terre deux bonnes heures, puis avait trouvé la force d'atteindre la table, attraper son téléphone avec sa canne, et appeler sa voisine. Elvira, quelques années de moins que ma mère, avait sonné chez la voisine immédiate de Flora pour enjamber son balcon et pénétrer chez elle par la petite terrasse de l'appartement. Son mari en avait fait de même et tous deux avaient réussi à relever Flora et la conduire à l'hôpital. Cinq heures d'attente pour un verdict sans surprise : poignet cassé et côtes fêlées. Ma sœur avait pris le premier avion pour la rejoindre. Une semaine plus tard, elle était rappatriée par sa compagnie d'assurance. Elle commençait à aller mieux lorsque, la veille de ses 82 ans, fin septembre, une visite à sa banque a mal tourné. Un couple entrait dans l'agence devant elle. Une poignée de secondes d'hésitation devant les portes automatiques qui ne se referment pas, et l'accident lorsqu'elle se décide à entrer, les portes la frappant à la tête. Chute, perte de connaissance, et les urgences de l'hôpital militaire de Vincennes. Elle s'en sort plutôt bien, avec une gueule bleue virant vite au noir et des radios de contrôle à effectuer par la suite. On attend toujours une indemnisation de la part de l'assurance de la banque…
Jamais deux sans trois. Six semaines plus tard, la chute à domicile est due à une fracture du grand trochanter, os dont je découvre alors l'existence, et certainement fendu lors de l'accident précédent. Flora est cette fois emmenée aux urgences de l'hôpital Saint-Antoine, après s'être vue refuser l'accueil de l'hôpital militaire qu'elle connaît bien, et de cet autre établissement où elle a subi les opérations de ses deux genoux. Saint-Antoine donc, haut lieu du combat des urgentistes dont témoignent notamment les ascenseurs, et où notre ami Laurent est décédé il y a quelques années, entré pour une opération bénigne et jamais ressorti après y avoir chopé une maladie nosocomiale. Je me garderai bien entendu d'en faire part à ma mère qui n'aura que mots de gratitude envers le personnel d'un service pourtant débordé cette nuit-là. C'est après que les choses se sont gâtées. Flora devait être opérée le lendemain, 1er novembre. Toute la journée, passée sous morphine, elle entendra la même chanson, C'est bientôt à vous. Finalement, elle attendra 24 heures. Le séjour sera des plus pénibles. Ce n'est que le 3e jour qu'un kiné se présentera et la lèvera du lit… pour l'asseoir sur le fauteuil attenant. Ce sera son seul exercice, quotidien, en 13 jours d'hospitalisation. La visite-éclair du kiné, c'était presque du luxe. Le service de chirurgie orthopédique et traumatologique manquait bien entendu de personnel, mais aussi de couvertures, d'oreillers, et même de fauteuils roulants… Je me demande ce qui serait advenu de Flora si, comme d'autres personnes âgées, elle n'avait eu ses enfants auprès d'elle. Il nous a fallu harceler l'assistante-sociale, tout comme le kiné seule pour deux étages en cette période de vacances, et accepter de payer une chambre individuelle pour qu'elle puisse entrer dans un centre de rééducation, du côté du canal de l'Ourcq. Dans son malheur, Flora a eu la chance, dans cette clinique privée et coûteuse, de tomber sur une infirmière on ne peut plus dévouée et bienveillante, restée en contact avec elle, et qui pleurait le jour de son départ. Ce n'est qu'à la veille de noël qu'elle a pu quitter l'établissement, où elle se rendait la semaine dernière encore en hôpital de jour afin de poursuivre sa rééducation.
Dernièrement, au bureau, Katy, la femme de ménage que j'aime beaucoup, a conduit sa mère à l'hôpital Tenon. Comme mon père il y a plus de 20 ans, elle y a subi une opération destinée à éliminer une tumeur au poumon. La pauvre femme, qui n'a jamais fumé de sa vie, était envahie de métastases et ne pesait plus que 30 kilos. Dès le lendemain de cette opération pourtant lourde, il était question de la renvoyer chez elle. Katy a insisté et a gagné deux jours. Elle m'a raconté comment, le soir de l'opération, une infirmière avait apporté un drap et un rouleau de scotch pour remplacer des stores inexistants. Comment le médecin qui suit sa mère depuis sa sortie a renoncé à une chimiothérapie qui ne ferait que l'affaiblir davantage, et a estimé qu'il était inutile de poursuivre les séances de kiné quand Katy s'était démenée durant des jours pour lui trouver un praticien.
Hier soir, j'étais au téléphone avec ma mère lorsque j'ai entendu des cris et des applaudissements à la fenêtre des voisins d'en face. J'ai appris ce matin qu'il s'agissait d'un soutien aux soignants. Je me suis demandé bêtement si ces voisins, et ceux qui ont participé à ce numéro, soutiendraient, en temps normal, ces mêmes soignants dans leur lutte pour des conditions de travail et d'accueil des malades plus décentes et pour la sauvegarde du service public. J'entends et lis ces jours-ci certaines personnes, puisque rien-ne-sera-plus-comme-avant, se persuader que ces jours étranges conduiront forcément à une prise de conscience générale, une lucidité politique et sociale inédite. J'aimerais parfois être aussi optimiste. J'ai bien peur qu'au contraire, une fois le virus vaincu, chacun retrouvera ses rails, ses préoccupations personnelles et que tout redeviendra comme avant. Quelques libertés en moins.


mercredi 18 mars 2020

A votre santé !



Un ami n'hésite pas à évoquer l'hypothèse d'une conspiration à propos du coronavirus qui désormais nous parque tous chez nous. Enfin presque. Certains veinards, certainement plus nantis que d'autres, ont préféré quitter la ville pour aller répandre leurs miasmes à la campagne ou à la mer sur l'air connu que la misère ou la maladie est moins pénible au soleil ou au grand air. Je ne leur en veux pas. L'homme est complexe. Et dans leur situation, j'en aurais certainement fait autant. 
Je ne sais si les paranos, et autres complotistes, comme on aime les nommer, se trompent. Ce que j'ai vu, ce sont les files d'attente devant les supermarchés et le cours de l'action Carrefour s'envoler à plus de 11% en quelques heures alors que dévissait le CAC40 comme jamais, nous disait-on. 
Alexandre Bompard, en voilà un qui a du flair. Cet énarque, inspecteur des finances comme il se doit, passé par le ministère des Affaires sociales et du Travail où il est conseiller technique du chevalier blanc François Fillon, puis par le Canal + post-Messier où il devient directeur des sports, par Europe 1 qu'il dirige et où il fait venir ses amis de la TV, la direction de la Fnac où il met en place le rachat de Darty, et enfin, Carrefour où il se lance dans le greenwashing tellement glamour, sent donc le vent putride venir et achète le 9 mars dernier 20 000 actions de sa boîte à 14,93 euros l'unité puis 7 087 autres le 12 mars, au cours de 12,51 euros, selon les déclarations faites à l'Autorité des marchés financiers. Soit un montant global de 387 188 euros. Pourtant l'action Carrefour avait baissé de 26% depuis un an et de 40% en trois ans, le titre ayant perdu en cinq ans 58% de sa valeur et 63% en dix ans – allez comprendre quelque chose… En pleine crise sanitaire, comme on dit, l'action du groupe pourtant redécolle. Il est vrai que l'entreprise s'est débarrassé de certaines activités déficitaires dont sa filiale chinoise, a supprimé plus de 2 400 emplois en France et fermé des centaines de magasins, de quoi rassurer nos amis les marchés. La folle ruée des consommateurs confinés sur les rouleaux de papier-toilette en prévision des semaines à se faire chier vient donc récompenser le grand Alexandre, déjà fait Chevalier de l'ordre national du Mérite en 2017, et, ne l'oublions pas, marié à Charlotte Caubel, conseillère justice de notre Premier ministre. 
***
Une autre qui a eu du flair, c'est donc Agnès Buzyn. « Quand j’ai quitté le ministère, vient-elle d'avouer dans un entretien au quotidien vespéral des marchés dit Le Monde, je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous. Je suis partie en sachant que les élections n’auraient pas lieu». Des aveux accordés après la branlée encaissée à ces élections qui n'auraient pas dû avoir lieu et où elle remplaçait au pied levé, faut-il le rappeler, un sacré branleur… «Je me demande ce que je vais faire de ma vie », soupire-t-elle, effondrée, lit-on, devant son interlocutrice, l'apitoyée Ariane Chemin. Puisque tout est perdu, puisqu'elle n'est plus rien, l'ex-ministre de la Santé, oui, celle qui certifiait que le virus s'arrêterait aux frontières de l'hexagone, que des millions de masques attendaient en réserve, que le système de Santé français était robuste, se lâche. Et ça ne sent pas bon. Elle n'oublie pas, au passage, de se donner le beau rôle : «Je pense que j’ai vu la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé un message au président sur la situation. Le 30 janvier, j’ai averti Edouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir. Je rongeais mon frein». Comment expliquer, si tout cela est vrai, l'immobilisme au sommet de l'Etat ? Sans doute un problème de réseau ou de boîte mail encombrée. Une preuve d'incompétence (criminelle) ? De cynisme (tout autant criminel) ? Ou l'ultime tentative d'un pouvoir aux abois pour mater la population ? Celle d'un système destructeur et à bout de souffle prêt à tout pour garder ses prébendes? Cette sale affaire nous rappelle bien entendu celle du sang contaminé alors que, n'écoutant que son courage, et sa soif de liberté, Buzyn affirme aujourd'hui, sans rire, que devant « la situation sanitaire et dans les hôpitaux », elle se retire de la vie politique avec cette conclusion implacable : « C’est ma part de liberté, de citoyenne et de médecin. » Merci Agnès, les citoyens reconnaissants ne t'oublieront pas. Si ça pouvait la consoler…
***
Autre histoire de complotisme et de fake news, le déploiement de l'armée sur tout le territoire. Peu avant la déclaration de Jupiter ce lundi, la rumeur circulait sur les réseaux sociaux aussi lourdement qu'un convoi de chars d'assaut. L'intervention présidentielle, suivie des commentaires des grands médias à la botte, a bien entendu mis fin à ce délire paranoïaque, tout en certifiant que nous étions en guerre. Aussi, hier, apprenions-nous posément que le Service de santé des armées et l’armée de l’air allaient procéder à des évacuations aériennes de patients de la région Grand Est, saturée, vers des zones qui le sont moins. Notre guide suprême a beau déclarer, sans rire lui non plus, que la santé ne peut obéir aux lois du marché, la pandémie débarque à peine que déjà étouffent les hôpitaux. « On va faire une médecine de guerre », déclare d'ailleurs le chef des urgences de Colmar, laissant entendre que le tri des patients ne tarderait pas à se mettre en place.
Guerre toujours. Ce matin, il se confirme que les 7 000 soldats de l’opération Sentinelle seront mis à contribution pour épauler les policiers et gendarmes appelés à contrôler les restrictions de circulation. Le Journal officiel ce mercredi entérine le décret prévoyant une contravention forfaitaire de 135 euros
en cas de déplacement non autorisé. Cette somme rondelette pourra être majorée à 375 euros, peut-on lire dans la presse aujourd'hui, sans trop de précisions.
***

C'est dans ce contexte que Naomi Klein, auteur de La Stratégie du choc, rappelait la semaine dernière sa définition du capi­ta­lisme catas­trophe, autrement dit la façon dont les indus­tries pri­vées émergent pour béné­fi­cier direc­te­ment des crises à grande échelle. « La spé­cu­la­tion sur les catas­trophes et la guerre n’est pas un concept nou­veau, mais elle s’est vrai­ment appro­fon­die sous l’ad­mi­nis­tra­tion Bush après le 11 sep­tembre, lorsque l’ad­mi­nis­tra­tion a décla­ré ce type de crise sécu­ri­taire sans fin, et l’a simul­ta­né­ment pri­va­ti­sée et exter­na­li­sée — cela a inclus l’É­tat de sécu­ri­té natio­nale et pri­va­ti­sé, ain­si que l’in­va­sion et l’oc­cu­pa­tion (pri­va­ti­sée) de l’I­rak et de l’Af­gha­nis­tan. La Stratégie du choc consis­te à uti­li­ser les crises à grande échelle pour faire avan­cer des poli­tiques qui appro­fon­dissent sys­té­ma­ti­que­ment les inéga­li­tés, enri­chissent les élites et affai­blissent les autres. En temps de crise, les gens ont ten­dance à se concen­trer sur les urgences quo­ti­diennes pour sur­vivre à cette crise, quelle qu’elle soit, et ont ten­dance à trop comp­ter sur ceux qui sont au pou­voir. En temps de crise, nous détour­nons un peu les yeux, loin du jeu réel… »
***
Et c'est également dans ce contexte que nous apprenons la disparition de notre Kirk Douglas à nous, l'inoubliable Suzy Delair, partie à 102 ans.



mardi 17 mars 2020

Un système en forme de cage

Gabriel Ritter von Max

Plus loin, Janouch se souvient de cette scène.
Quelques jours plus tard, il avait été convenu que j'attendrais le Dr. Kafka à cinq heures de l'après-midi devant le magasin de ses parents. Nous devions faire une promenade au Hradchin. Mais Kafka n'allait pas bien. Il avait de la peine à respirer. Aussi, nous nous contentâmes de flâner sur la place de la Vieille-Ville vers l'église Saint-Nicolas, dans la rue des Carpes et en contournant l'Hôtel de Ville, sur la Petite Place. Nous nous arrêtâmes devant la vitrine de la librairie Calve.
Je penchais la tête tantôt à gauche, tantôt à droite, pour lire les titres au dos des livres. Le Dr. Kafka eut un sourire amusé :
« Vous êtes fou de livres vous aussi : la lecture vous fait tourner la tête !
– Oui, c'est bien vrai. Je crois que sans livres, je n'existerais pas. Ils sont le monde, pour moi. »
Le Dr. Kafka fronça les sourcils :
« C'est une erreur. Le livre ne saurait remplacer le monde. C'est impossible. Dans la vie, chaque chose a un sens qui lui est propre et qui ne saurait être accomplie intégralement par une autre chose. Impossible, par exemple, de charger un remplaçant de mener à bien les expériences de votre vie. Il en va de même pour le monde et le livre. On essaie d'enfermer le monde dans les livres, comme des oiseaux chanteurs dans des cages. Mais on n'y parvient pas. Au contraire ! L'homme, à coup d'abstractions livresques, ne construit rien d'autre qu'un système en forme de cage, où il s'enferme lui-même. Les philosophes ne sont que des Papagenos aux costumes bigarrés, chacun dans sa cage. »

Gustav Janouch, Conversations avec Franz Kafka,
Trad. Bernard Lortholary,
ed. Maurice Nadeau




lundi 16 mars 2020

Dans la cage


Orvunc Arzoglu

En ces jours de confinement et de cons finis, d'obscures manigances, de menaces d'un autre temps (passé ou à venir, bien entendu), de réalité qui repasse la fiction pour nous faire avaler toutes les couleuvres guerrières, de parodie parfaitement réussie de l'enfer sur terre, je fais, comme d'autres sans aucun doute, du désordre dans les livres qui traînent dans la chambre, certains depuis des mois, priant pour les plus fous d'entre eux d'être enfin considérés à leur juste valeur, quand d'autres, certainement résignés à jamais, savent pertinemment qu'aucune raison valable ne peut expliquer leur présence dans cette pièce et dans ce qui reste de ma vie. Le premier qui me fait les pages douces, que j'avais acquis je ne sais plus quand et que je n'osais jusqu'ici aborder de peur de replonger dans les affres et errances de ma jeunesse, est pourtant on ne peut plus bienvenu. Dès les premières pages de Conversations avec Franz Kafka de Gustav Janouch, je retrouve ce qui m'avait séduit chez l'auteur du Procès et des Lettres à Milena lorsque je le lisais dans le bus 63 en direction de la Cinémathèque, alors sise Palais de Chaillot.
En mai 1921, j'écrivis un sonnet que Ludwig Winder publia dans le supplément dominical de Bohemia.
Kafka me dit à cette occasion : « Vous décrivez le poète comme un être d'une stature prodigieuse, dont les pieds se trouvent sur la terre, tandis que sa tête disparaît dans les nuages. C'est tout naturellement une image tout à fait habituelle dans le cadre des représentations conventionnelles de la petite bourgeoisie. C'est une illusion, qui est issue de désirs cachés et qui n'a rien à voir avec la réalité. Le poète est en réalité toujours beaucoup plus petit et plus faible que la moyenne de la société. C'est pourquoi il éprouve la pesanteur de l'existence terrestre beaucoup plus intensément et fortement que les autres hommes. Chanter n'est, pour lui personnellement, qu'une façon de crier. L'art est pour l'artiste une souffrance, par laquelle il se libère pour une nouvelle souffrance. Il n'est pas un géant, mais un oiseau plus ou moins multicolore dans la cage de son existence… »

Gustav Janouch, Conversations avec Franz Kafka,
Trad. Bernard Lortholary,
ed. Maurice Nadeau

dimanche 15 mars 2020

Des feux mal éteints


Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes

 Apollinaire

vendredi 13 mars 2020

Bonjour chez vous !


– Alors, t'as pensé quoi, du discours du président ?
– Tu te fous de moi ?
– T'as pas écouté ?
– J'ai passé l'âge.
– D'être touché ?
– D'assister aux spectacles de marionnettes.
– Je vois.
– Je ne crois pas.
– Bien sûr que si. Tu ne changes pas, même en cas de crise majeure.
– L'appel à la mobilisation nationale, l'éloge du service public et de l'état-providence, tout ce cynisme électoraliste a de quoi rendre malade, non ? Ce virus ne fait que révéler le démantèlement de nos sociétés, l'ultralibéralisme meurtrier, la marchandisation de nos vies, la cupidité et la voracité des décideurs et des actionnaires, un système dont ton président rassembleur et robotisé, cette espèce de sous-Ceaucescu d'opérette, est le meilleur VRP...
– ...Tu exagères, comme toujours...
– Si c'est ce que tu penses réellement, parlons d'autre chose.
– De quoi ?
– Je ne sais pas.
– Il ne nous reste même plus le foot.
– C'est une bonne chose.
– C'est toi qui dis ça ?
– Oui, nous allons comprendre que le foot n'est pas indispensable.
– On ne se voyait plus qu'à cette occasion. Et encore, ça fait combien de temps qu'on ne va pas voir un match dans un bar ?
– Longtemps. J'ai l'impression que c'était dans une autre vie.
– Excuse-moi, je n'ai rien entendu. L'image s'est gelée.
– Ah...
– Tu disais quoi ?
– Je ne sais plus. Peu importe.
– Ce genre de conversation va devenir indispensable.
– Tu crois ? Moi, ça me fatigue déjà...
– Tout le monde va rester confiné chez soi et on ne se parlera plus que comme ça.
– J'avais compris, mais pourquoi se parler ? On n'a pas mieux à faire ?
– T'es irrécupérable...
– J'espère. A toute conversation de comptoir, je préfère lire, écrire, regarder un film...
– Nous avons besoin des autres.
– Pas de tous, visiblement.
– Comment ça ?
– Dans les hôpitaux, on va faire le tri entre les malades à sauver.
– N'importe quoi.
– C'est déjà le cas en Italie. On ne peut plus soigner tout le monde. Les vieux, on va les laisser crever, on ne va pas s'acharner à tenter de les sauver. Tu as entendu parler du bed management ?
– C'est pas notre ancienne ministre de la santé qui prônait cette politique dans les hôpitaux ?
–  Exactement, la même qui assurait il y a quelques semaines encore que la France n'avait rien à craindre, que nous avions en stock des millions de masques... 
– Ce n'est donc pas nouveau...
– Non, le cynisme est en nous depuis longtemps. Nous pouvons ainsi accepter sans scrupules de laisser crever les pauvres, les vieux, les faibles, les inutiles, les déjà malades... Tout en espérant vivre dans le meilleur des mondes une fois débarrassés de tous les indigents... En fait, ce virus est le bienvenu, il permet de cacher la vraie crise financière dans l'ombre depuis des mois et que l'on mettra sur le compte d'une sale maladie venue d'Orient et aux relents millénaristes... Tu fais quoi ?
– C'est une info qui s'affiche sur mon écran.
– C'est formidable. Si elle nous interrompt, j'imagine qu'elle est primordiale...
– Tu vas rire. Pornhub annonce la gratuité de ses films dans les pays les plus touchés par le virus : Italie, Espagne, Iran, Chine...
– Alors, nous sommes sauvés ! La mafia contrôle toutes nos activités, jusqu'aux plus intimes.
– J'imagine quand même que la drague, coucher avec des inconnus, ça va devenir problématique.
– Oui, une bonne branlette devant l'ordi et au lit. C'est d'ailleurs la recette de maman Brigitte quand elle sent son petit Manu un peu stressé, sauf que lui le fait devant les images de ses propres discours... Allez, faut que je coupe, c'est justement l'heure de la branlette. Bonjour chez vous !

jeudi 12 mars 2020

Ni



Dominique Meens, ou le promeneur, ou Brahms, ou un autre encore, Soi-disant ou Tadeusz, voire Clémence, nous livre avec Ni, ou sans, non pas une vulgaire autofiction, mais une autobiographie comme il y a des autos tamponneuses, qui nous vole dans les plumes, et les poils, nous mitraille sec au coin bon d'un bois dont on fait les cerceuils et les bibliothèques. On y croise et entend pêle-mêle, et fils, des cigognes et des sangliers, Thomas Hardy petit, des lézards, des roitelets, et autres loustics et bestioles étalés sur tout juste 196 pages numérotées, nature, ainsi que des moines et des philosophes cénobites auxquels on tente sérieusement de s'amarrer comme tout bon travailleur de l'Omer — Meens est un Saint (chevalier) du Nord, n'oublions pas... 
Extrait — non représentatif mais simple à copier

chantant 
je lui ai dit 
que j'étais flanelle
je l'étais

m'aimait-elle
du tout
ni moi non plus
je la désirais

je l'aurais voulue
dans mes bras
frôlée
touchée serrée

jusqu'à l'amour
enfin hébété
trop enfin
vivant

mais elle
aimait ailleurs
confortablement
je suppose


Ce roman Ha-Ha, illustré par Michael McGriff, est publié par les étonnantes éditions Pontcerq sises à Rennes là, récemment.




mercredi 11 mars 2020

Aucun sens

Vivian Maier

Une chose est sûre : la vie n'a aucun sens ; mais une autre l'est plus encore : nous vivons comme si elle en avait un.
Cioran, Divagations,
trad. Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2020

mardi 10 mars 2020

Nu au cinéma


En 1968, Maurice Pialat a 43 ans et tourne enfin son premier long métrage, parrainé par son beau-frère Claude Berri qui convainc François Truffaut de coproduire L'Enfance nue. De loin, par son sujet, le film peut faire penser aux 400 Coups, mais de loin seulement. Car on y distingue déjà la démarche singulière de Pialat, faussement naturaliste, sa sécheresse apparente et son humour discret et plutôt sombre, un univers bien éloigné de celui de ses confrères de la Nouvelle Vague, embourgeoisée, à bout de souffle pourrait-on même dire à cette époque.
L'Enfance nue est un échec commercial. Pialat devra attendre 4 ans
avant de pouvoir réaliser un nouveau long métrage (Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972). Entre-temps, il fera un retour à la télévision pour tourner l'excellent feuilleton La Maison de bois — il n'est pas alors question de séries...
En février 1969, quelques jours après son arrivée en salles, une émission, rediffusée récemment, prenait la défense, un peu tard, de L'Enfance nue, convoquant Philippe Esnault et Jean Mitry, ainsi qu'un jeune attaché de presse admiratif nommé Bertrand Tavernier. Claude Chabrol
— qui traverse sa période créative la plus intéressante y fait également une apparition enthousiaste.
Ecouter aujourd'hui le débutant Pialat, c'est entendre, même si c'est court, non pas l'amertume ou le ressentiment dont on a, à maintes reprises et commodément, gratifié l'auteur de La Gueule ouverte, mais une sincérité nue du bonhomme, pourtant assez séducteur, tant il est bien difficile de dater les propos ici tenus et le point de vue qui est déjà le sien sur l'état du cinéma...


vendredi 6 mars 2020

Fou plutôt qu'à genoux !




Duane Michals
          



Unique
est le coup de dés
Gagnant 
Créateur

Il faut s'arrêter à mi-chemin
Pour prélever
ce qui N'EST PAS

Quant à l'autre coup de dés
Il ramollit le hasard

Peu avant sa mort, Paul Valet acceptait de participer à un Cahier des précieuses éditions Le Temps qu'il fait, portant le numéro cinq. Guy Benoît, à l'initiative de la publication, s'entretenait longuement à cette occasion avec l'Ermite de Vitry, comme l'appelait Cioran. Un document rare. Valet se prêtait au je, revenait sur son enfance russe, la révolution, l'exil, la Résistance, son métier de médecin, la spiritualité, la folie et livrait également quelques poèmes inédits. D'autres textes, signés Andrée Chedid ou Pierre Drachline, une lettre de Jean Dubuffet, le fameux éloge de Cioran spécialement écrit pour ce numéro, et un autre entretien, mené par Madeleine Chapsal pour L'Express, une traduction de Joseph Brodsky par Valet, des photos, des croquis..., complètent ce numéro indispensable et encore disponible chez l'éditeur girondin à un prix dérisoire. 

Extrait du premier entretien, intitulé La poésie et rien d'autre, mais qui aurait pu trouver son titre dans les mots de Valet qui concluent le texte lorsqu'il évoque cet épisode où des camarades de la Résistance avaient proposé au poète de solliciter la Légion d'honneur à titre militaire : Etre fou, plutôt qu'à genoux !
Il faut faire la distinction entre le littérateur et le poète. Là, il y a deux poids, deux mesures. L'homme de lettres, qu'il soit ancien ou moderne, est impliqué dans les rouages de ce monde, beaucoup plus que le poète. Il décrit des personnages existant dans ce monde et il se met à leur place, il met beaucoup de lui-même dans leur esprit, leur conduite. Ce n'est pas une similitude fatale, elle peut être moyenne, grande ou petite, bref, il n'y a pas de limites à cette similitude. Quant au poète, il vit à la fois dans ce monde et hors de ce monde. Voilà la différence. Un littérateur comme Paul Valéry — je peux me tromper mais je vois Paul Valéry plutôt comme littérateur que comme poète — cherche, au moyen de la pensée, à expliquer sa nature et la nature du monde. Lorsqu'un poète s'intéresse au progrès de ce monde ou à son déclin, c'est en tant que civil. Entre le civil et le poète, il y a un abîme ! Les rapports du poète avec le monde sont ambigus, obscurs. 

mercredi 4 mars 2020

Cette touche de mélancolie nécessaire


Une variante du paradoxe du comédien, le paradoxe de l'homme du gag ² ; ...
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2. Tout le monde l'a dit, Hollywood est Babylone, des pimbêches masculins et féminines, des flappers sans l'intelligence des Grecs réinventée par les flappers, des nababs gorgés jusqu'à ras bord, des cupides frottant dans un taxi leur sens des affaires à des talents d'artistes, des scénaristes plagiaires, des westerns comme des tapisseries sur un métier mécanique, à la demande, et des réalisateurs sans scrupules ni idées — mais à côté de cette faune calibanesque, déjà chantée par Cole Porter, il faut bien repérer aussi des hommes et des femmes sensibles, réfléchis en plus d'être sensibles ; des pâquerettes sur le tapis vert de la représentaion du printemps par Botticelli, comme disait je ne sais plus qui ; leur pensée est méticuleuse, avec par moments cette touche de mélancolie nécessaire à la pensée, on ne sait pas trop pourquoi, la ralentir peut-être, ou la détendre.

Pierre Senges, Projectiles au sens propre, éd. Verticales, 2020


En attendant la Cinémathèque française, l'ami Pierre Senges glissait sur les ondes de France culture, invité de l'envoûtante Marie Richeux. 


Tout comme il fut en compagnie des poètes, de Kafka et Manou Farine quelques jours auparavant.

lundi 2 mars 2020

Un pavé dans le cauchemar


José Rosas Ribeyro

Une question de droits. De succession. D'héritage. Un billet de Juan Tallón consacré à Roberto Bolaño m'avait il y a quelque temps appris cette histoire, que j'ai oubliée, et dont les échos remontent plus ou moins à la surface à l'heure de la publication par les éditions de l'Olivier du premier volume des Œuvres complètes de l'écrivain chilien, un pavé de plus de 1200 pages. Les ouvrages disponibles jusqu'à hier chez Christian Bourgois, y compris les parutions de 2011 ou 2013, sont désormais épuisés, certainement envoyés direct au pilon, retirés des étagères de l'ensemble des librairies du pays. L'heureux éditeur du dernier Goncourt (le parfait Jean-Paul Dubois, pour les vrais égarés) a donc fait main basse sur tous les textes de Bolaño et, semble-t-il, sur les traductions déjà existantes, parfois approximatives, en confiant d'autres au chevronné Jean-Marie Saint-Lu, dont certains poèmes inédits. Ce besoin de faire dans l'hénaurme événement explique certainement cette folie terroriste annonçant d'ici 2022 l'envoi de six volumes mastocs sur la gueule des quelques lecteurs curieux encore en vie ici. Et sur celle de quelques journalistes – je sais, je devrais me taire… Passons.
Pour ceux qui ne se laisseront pas intimider par l'entreprise, et qui sauront comment tenir en main chaque volume jusqu'au bout sans se blesser et sans voir les pages se décoller, je laisse le soin, et malgré tout le plaisir, il faut bien le dire, de s'aventurer dans cette dense forêt de mots. Pour les autres, quelques petits aperçus ci-dessous.


La rue Tallers

La fille s'est mise nue une chambre étrange
un frigo étrange des rideaux
de très mauvais goût et de la musique populaire espagnole
(Mon Dieu, pensa-t-il) et ses bas 
étaient tenus par des jarretelles noires et il était 11 h 30
du soir bon pour sourire il 
n'avait pas complètement abandonné
la poésie une drague de rue de jolis tableaux
mais mal encadrés et disposés par simple
accumulation la fille dit attention
mets-la-moi lentement le rouge ôta son béret
ils partent hier dit-il et applaudit la pure
escrime et ton porte-jarretelles deux cinémas


Tous les commerces étaient fermés aujourd'hui
et de plus je n'avais que 50 pesetas
Trois tomates et un œuf
Et rien d'autre
Et Softly as in a morning sunrise
Coltrane en direct
Et j'ai bien mangé
Des cigarettes et du thé à portée de main.
Et de la patience dans le compas
du soir venu.


Nouveaux lotissements. Cauchemar

Villes nouvelles avec des parcs et des jeux pour enfants
et de Grands Supermarchés…
Dans des zones ouvertes, de grands marécages, des fermes abandonnées…
Avec des garderies et des boutiques 
et de petits restaurants…
Les filles de quinze ans qui marchent les yeux fermés…
Quelqu'un répond de tout cela,
il doit y avoir un gardien quelque part,
un panel de cadres…
Des filles et des garçons qui bavardent sur les terrasses…
Des voix légères qui nous parviennent en sourdine…
Comme quand on entend quelqu'un qui parle sur la route 
sans sortir de son véhicule…
Un peu endormi peut-être…
Et il est trop tard pour sortir indemne
du cauchemar…


Roberto Bolaño, Œuvres complètes 1,
trad. Roberto Amutio et Jean-Marie Saint-Lu, L'Olivier, 2020