jeudi 29 avril 2021

Pas d'instinct social


Carl Seelig


Bonnes nouvelles, le confinement dure encore au moins une semaine, le couvre-feu jusqu'à l'été, et les Suisses de ZOE éditions poursuivent la publication de nouvelles traductions des textes de Robert Walser. Deux titres viennent de paraître : Vie de poète, malheureusement privée de la préface de l'inénarrable Philippe Delerm…, et Promenades avec Robert Walser, par son confident Carl Seelig, qui se démènera comme un autre dingue pour la diffusion de l'œuvre du fameux confiné de Herisau après l'avoir côtoyé durant 20 ans.

 

Savez-vous pourquoi je n'ai pas réussi, comme écrivain ? Je vais vous le dire : je n'avais pas assez d'instinct social. Je n'ai pas assez joué la comédie sociale. C'est sûr et certain ! J'en suis parfaitement conscient aujourd'hui. Je me suis trop laissé aller à mon plaisir personnel. Oui, c'est vrai, j'avais des dispositions pour devenir une sorte de vagabond et je me suis à peine défendu contre cette tendance.

 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser,
nouvelle traduction de Marion Graf

mardi 27 avril 2021

L'insaisissable

Ruth-Marion Baruch


Le raseur est un personnage universel, odieux, désagréable et malheureusement invincible. Personne ne peut se mesurer à lui. Il remonte à des temps lointains. Je n’en suis pas certain, mais, probablement, Dieu était déjà un raseur. Ou à défaut, certains singes. A travers des siècles d’histoire, personne n’est véritablement parvenu à avoir le dessus sur un raseur de façon définitive, irréversible. Aucun sortilège, ennui, voile, sac plastique ou prise de karaté ne peut aimablement le faire taire. Etre raseur lui octroie une existence. C’est une vocation. S’il était payé pour exercer cette fonction, il ne s’en sortirait pas aussi bien. C’est en lui. Les raseurs meurent-ils ? Oui, probablement, mais ne nous en réjouissons pas pour autant. Un raseur disparaît et un autre, encore plus insupportable le plus souvent, prend sa place. C’est une joie éphémère qui mène au découragement. 
Le raseur est insaisissable. Il peut parler, parler et parler du même sujet sans être à court de mots, et, lorsque cela arrive, il reprend dès le début. Son blablabla va et vient, malheureusement toujours au rendez-vous, infaillible, comme lorsque nous annonçons que demain le soleil se lèvera à l’est comme tous les jours précédents. Bien entendu, le raseur suscite chez ses victimes les pensées les plus extrêmes. Dans Crimes exemplaires, Max Aub évoque cette femme qui met fin à la vie d’une autre parce que cette dernière était incapable de fermer la bouche. « Toujours en train de parler. Moi, je suis une bonne maîtresse de maison. Mais cette grosse femme de ménage ne faisait que parler, parler, parler. Où que je fusse, elle me retrouvait et se mettait à parler. Elle parlait de tout et de rien, peu lui importait. La renvoyer pour ce motif ? J’aurais dû lui verser trois mois de salaire. Et puis, elle pouvait très bien me jeter un mauvais sort. Même aux toilettes : et ceci, et cela, et bien plus encore. Je lui ai mis la serviette dans la bouche pour la faire taire. Ce n'est pas ce qui l'a tuée. C'est de parler : les mots ont éclaté à l’intérieur ». 
Le raseur possède le don de l’éternel retour. C’est ce qui le rend si singulier. Tout raseur, lorsque nous passons cinq minutes en sa compagnie, suscite en nous la même question: «Il ne va pas recommencer ?» Que deviendrait la fonction de raseur si celui-ci ne nous parlait de quelque chose que nous savons déjà parce que précisément, il nous en a déjà parlé? Naturellement, le raseur ne comprend pas qu’il l’est. Nous rencontrons ainsi certaines personnes vraiment casse-pieds qui se plaignent des raseurs qui, à leur tour, estiment que les raseurs, ce sont les autres. Si au moins le raseur était conscient de la souffrance de ses victimes, s’il pouvait se regarder dans la glace en se disant : «Mon dieu, que je suis pénible!», il jouirait certainement davantage des saloperies qu’il dissémine autour de lui par le simple fait de parler. 
S’il cessait de l’être un jour, s’il se taisait, qui peut dire que la calamité n’en finirait pas avec lui de l’intérieur, comme dans le texte de Max Aub. Il n’est pas utile de se plaindre, et encore moins de dire à un raseur : «Tu sais que tu me casses les pieds? » Il partirait dans un éclat de rire avant d’ajouter : «Que tu es drôle!» De même le recours aux monosyllabes censés clore une discussion est peu efficace. Tout comme les grimaces. Ou un bâillement. Jamais le raseur ne nous prêtera attention. Il est trop occupé à nous parler. Or, cela ne veut pas dire qu’il se moque de nous, il est tout simplement incapable de nous écouter. D’ailleurs, il ne le souhaite pas. Le raseur ne se sent jamais visé, ni offensé. Il finit toujours par l’emporter. Nous devrons nous contenter de tomber un jour sur un raseur nouveau, qui nous enquiquinera avec un nouveau sujet, un peu moins fatigant. 
Le raseur pourrait, dans un moment de grand désarroi, se mettre à parler avec une rivière, une serviette, un escalier ou une bouteille d’eau minérale vide. Pourquoi pas. Rien n’affecte son moral. Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel d’un journaliste d’Orense retraité et assez casse-pied, et j’ai décroché. Après quelques secondes, j’ai activé le haut-parleur et abandonné le téléphone sur la terrasse, fait un saut aux toilettes puis dans la cuisine où je me suis préparé un sandwich. A mon retour, il parlait toujours. Il n’a même pas demandé : «Tu es toujours là? Tu me suis?» Il y a toujours un moment où le raseur oublie qu’il s’adresse à quelqu’un en particulier. Nous ne pouvons écarter l’hypothèse que dans son esprit le pire serait d’être amène.

 


Juan Tallón, chronique Restez bourrés,
El Progreso, 23 avril 2021,
traduction maison

 

samedi 24 avril 2021

Je suis universelle !




Cesar Aira prétend qu'Alejandra Pizarnik fut non seulement une grande poète, mais la plus grande, la dernière. Rien que ça. Grâce au Journal qu'entreprend de traduire dans son intégralité les éditions Ypsilon ― il en existait jusqu'ici une version expurgée chez Corti ―, le lecteur se fera s'il le souhaite sa propre opinion. Il pourra également, ou avant tout, et ce, dès le premier cahier datant de 1954Flora, qui décide alors de s'appeler Alejandra, n'a que 18 ans―, apprécier les désirs, tourments, obsessions, influences littéraires de la jeune femme, ses questionnements sur l'écriture, la solitude, la sexualité, assister à travers ces centaines de pages en quête d'absolu à la floraison d'un écrivain. Un document exceptionnel susceptible d'infuser enfin quelques couleurs et nuances à la légende bien établie de la poète maudite et suicidaire.


Brisée sur le divan, j'assiste inquiète et amusée aux assauts de l'anxiété illogique qui bondit à l'intérieur de moi. La peur de l'avenir me met en garde secrètement: que vais-je devenir?
Le présent bouffon et bohème n'admet pas d'admonestations verdâtres et malingres. Les désirs déversent leur soif infinie dans mon intériorité acerbe, déconcertée. 

***

Je voudrais penser à  quelque chose de sublime. A la naissance de l'homme, aux sacrifices d'Orient, à la lance sur le drapeau de l'Ethiopie. Je voudrais électrifier mes yeux et les secouer de leur inertie domestique. Je voudrais lever les jambes, faire des taches au plafond, m'agenouiller près d'un crapaud noyé, classer les tons d'un pétale, fouiller les poches du roi de Suède, distinguer au toucher les quatre règnes, animal, végétal, minéral et humain, revivre les extases de Jeanne d'Arc exhalant les aubes pour détruire le feu, récolter les moissons d'une ferme irlandaise, me promener en cachette sur la neige muette de Sibérie, négocier du bambou dans un kiosque chinois, sourire au singe dans la nuit noiredorée d'un ukulélé en sirotant une noix de coco de l'île d'Hawaï, lever les paupières, monter au plus haut, agiter les bras comme des cloches tremblantes et crier à tout : je suis universelle !
***

Je sens que ma place n'est pas ici! (ni nulle part je veux dire). J'adore élucubrer par écrit (...) Bah, j'en reviens à dire avec Rimbaud: je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit.

 

Alejandra Pizarnik, Journal, Premiers cahiers 1954-1960,
trad. Clément Bondu, Ypsilon éditeur, 2021


samedi 17 avril 2021

Lexique

Robert Polidori


 

ALCOOL
J'ai dû en boire une sacrée gorgée à ma naissance. J'en titube encore.


CONCERTO
J'en joue un. Mais que puis-je sur l'orchestre qui m'entoure ?


DÉFI
L'homme en est un. Mais à qui, à quoi ?


DIMANCHE
Écrire un poème.
Quelle funeste idée Il a eu de se reposer le septième jour.


ÉCHEC
Réussite de certaines tentatives qui l'impliquent. L'homme est un échec. On cherche qui a posé les pions.

L'homme ne peut tenter quoi que ce soit que s'il a senti sa vocation première, qui est l'échec. S'il y touche, c'est comme un tremplin. Les œuvres d'art n'ont pas d'autres excuses que cet élan. J'ajoute qu'il y a fort peu d'œuvres d'art.

 
FEMME
Il y a des moments dans la vie qui sont "femmes", que seuls une femme pourrait combler, satisfaire. Si elle manque, l'hygiène s'en ressent.


GRANDEUR
Canonisation de la petitesse.
Exercice d'élongation à faire tous les matins.

Est grand tout homme fidèle à un principe de liberté et d'indépendance absolu, principe soumis à des contraintes perpétuelles et régi par le plus pur intérieur.


HÉSITATION
Audace de l'homme d'esprit.


HUMOUR
Lyrisme de la résignation.


LANGAGE
Ce qu'on a trouvé de mieux pour honnorer le silence.


MARIAGE
Miracle transformé en fait divers.


MÉTIER
Je n'en connais pas qui vaille deux heures de paresse.


PLAISIR
C'est ma loi, mais comme il vient après mon exigence, c'est aussi ma solitude.
 

 

POÉSIE
Éclairage du système nerveux, bornes lumineuses pour montrer le chemin au reste de la troupe (Qui ne suit pas).

Poussée de fièvre du langage.
Quand le langage a fait le tour de lui-même.


SILENCE
On ne le fait taire qu'en parlant moins fort que lui.


VULGARITÉ
Ceux qui la craignent l'ont aux basques.


 

Georges Perros, Lexique (extraits)

mercredi 14 avril 2021

Maladresse

 

Sergio Purtell

 

je nous étais
promis d'étudier la question 
prendre des notes 
d'ultimes mesures draconiennes  
celles qui indisposent
les renforcer
en fonction de l'évolution de la situation
à pied d'œuvre salutaire
nous soumettre
prendre la tangente
via la contre-allée me défiler
tracer ma déroute de poussières
attends
je vais pendre
les jambes à ton cou
sans serrer plus qu'il ne faut
te retenir
écoute
j'ai déjà oublié les paroles de
toutes mes chansons 
de l'adolescence
seule reste cette soûlée solitaire
dans ce sous-sol silencieux de notre
maladresse
au comptoir légendaire même
j'enquille des vers pour que tu cesses
un jour face à l'amer de
dire je t'aime

 

 charles brun, à jeun comme un trou


lundi 12 avril 2021

Une région minée

Jerry Berndt

 

Que les hommes se suicident, c'est assez logique. On comprend. Qu'ils deviennent fous, c'est beaucoup plus troublant. Que la folie puisse constituer l'issue d'une pensée trop vécue court-circuitéecela met en cause l'authenticité de tout homme pensant qui ne devient pas fou. Penser est fou. S'installer dans cette région minée, la rationnaliser comme on dit, et dès lors, travailler.
Le travail ne vaut que dans la mesure où il retient les cavales de la folie. « Si je ne travaille pas, je deviens fou », se dit l'homme. Or, combien sont devenus fous malgré leur travail, ce dernier au cœur même de leur existence !
Il y a donc une folie organisée. Qui bouche les trous. Répare en vitesse les lézardes. Puis la mort naturelle arrange tout.
Je n'aime pas les déclarations d'avant-mort. En général, c'est « Tant mieux. Y en a marre ». Formule généralement soufflée par ceux qui ont fait preuve d'un optimisme débordant. Pour faire croire quoi
? A qui?

 

Georges Perros, Le Cahier acajou