mercredi 21 juin 2023

Sages paroles

Payram


 

— Désormais, tous nos objets électroniques pourront être, à notre insu,  activés à distance par nos amis de la police et du ministère de l'intérieur…
Je ne te crois pas…
Je t'en avais déjà parlé. C'est aujourd'hui voté. Tout comme la reconnaissance faciale généralisée grâce aux prochains JO de Paris. Sans oublier l'utilisation des drones pour la surveillance extérieure et intérieure. Ou le projet de mise sur écoute des journalistes.
Alors, tout passe? Comme ça? Sans que ça ne choque personne ?
A peine une notule égarée au bas d'une page de canard, une pétition étouffée… Il y a longtemps que nous avons consenti à ne plus avoir de vie privée. De plus, c'est confirmé, toute tentative de chiffrement de nos communications sera assimilée à un acte de terrorisme.
Comme les militants écolo?
Exact. Après l'éco-terrorisme, voici le techno-terrorisme.
Et tu vas passer tout l'apéro sur ton téléphone?
C'est incroyable…
Le temps que tu lui consacres?
Oui et non.
Depuis que tu as changé de modèle et de forfait, avec tous tes gigas, tu n'es plus le même…
Je découvre des zones dont je n'avais pas idée…
…Et te voilà, tel un ado accro…
…Détrompe-toi. Je suis effrayé.
Alors laisse tomber et ressers-nous un verre.
Jérôme m'a installé ce bazar tout à l'heure et je dois le désinstaller ce soir…
Qu'est-ce que c'est ?
Une appli, pas encore commercialisée. On y apprend des tas de choses.
Quel genre de choses?
De l'ordre de notre intimité.
L'ordre?
Oui, tout est en ordre. Et sous surveillance.
Tu me fais peur.
C'est bien ce que je dis.
Par exemple ?
Quoi, Par exemple ?
Qu'est-ce que tu découvres avec cette appli?
Regarde. J'ai rentré nos noms et toute notre vie défile.
Quelle horreur!
Des choses que j'avais complètement oubliées. Que personne ne connaît, à part moi. Pareil pour toi…
Montre! …Efface ça, immédiatement!
Tu en as honte?
Non, mais, efface!
C'est impossible, ma chérie. Ce sont des données. Nos vies sont transformées en données. Ce n'est pas nouveau. Ce qui est encore plus flippant, c'est l'avenir.
L'avenir a toujours été flippant, comme tu dis.
Oui, mais il l'est d'autant plus qu'il est désormais écrit. Avec des dates précises.
Notre avenir?
Oui. Selon l'appli, dans tout juste deux ans, nous serons séparés.
J'en étais sûre!
Ah bon?
Oui, je suis trop vieille pour toi désormais, et ça ne va pas s'arranger.
Attends…
Elle aura quel âge?
Qui?
Celle par qui tu me remplaceras.
Tu divagues…
Réponds-moi. Cette appli a l'air tellement précise, elle doit pouvoir nous le dire.
Non, je me suis trompé. C'est affreux.
Tu te voyais déjà au bras d'une pétasse de 25 ans mais là…
…Non. Nous serons en effet séparés mais par la mort.
Quoi?!
Il ne me reste que deux ans de vie.
Ce n'est pas possible! C'est n'importe quoi, cette appli. Tes dernières analyses étaient parfaites, selon ton médecin.
Les cimetières sont remplis de personnes dont les dernières analyses étaient parfaites…
— Oui, mais pas toi, ce n'est pas possible…
L'intelligence artificielle ne peut pas se tromper. Même si cette appli est encore en développement. Dans un peu moins de deux ans, je ne serai plus là.
Mais c'est insupportable.
— J'ai toujours été persuadé de mourir au même âge que mon père, mais dans deux ans, ça fera trois ans de moins…
Je ne suis pas certaine d'avoir saisi, mais je veux bien un autre verre.
Pas mal, ce petit rouge, n'est-ce pas ?
Qu'est-ce que c'est ?
Un simple vin de France. Ce n'est pas la première fois que nous en buvons…
Je sens que ce ne sera pas la dernière, après ce que tu m'as annoncé… A quoi tu penses?
A comment occuper ces deux prochaines années.
Je te vois venir.
Ah oui ?
Sex and drugs and rock and roll!
Tu n'y es pas. Puisque je n'ai rien à perdre, il est temps de me lancer dans le terrorisme! Simplement, j'hésite encore entre le techno-terrorisme, l'éco-terrorisme…
— Et l'alcoolo-terrorisme !
Je me laisse un temps de réflexion !
Chouette, mon amour. J'ai toujours rêvé d'être la compagne d'un héros! Tu peux compter sur mon soutien, le ravitaillement, le repos du guerrier, tout ça.
Enfin de sages paroles!




samedi 17 juin 2023

Loin

 

Georges Martin

 

Tu es chez toi, tu t'emmerdes, tu n'as pas assez de temps pour entamer quelque chose, trop pour ne pas en profiter pour ne rien faire. Tu erres sur Internet, tu tombes sur une vidéo de découpe d'ananas. Tu regardes. C'est plus long que tu l'imaginais, trois minutes et cinquante-trois secondes. C'est très long trois minutes et cinquante-trois secondes pour découper un ananas, mais la vidéo titrait : « Une façon géniale de découper un ananas», et comme ton cerveau a la consistance d'une flaque, tu regardes jusqu'au bout une femme, probablement malaisienne, ou philippine, tu ne sais pas, découper un ananas. Cette femme a des gestes méticuleux, précis et rapides. A côté d'elle, une bassine est remplie de fruits fraîchement taillés. Puis tu prends un peu de distance sur toi-même, un peu de recul et tu te vois regardant une femme découper un ananas. Que tu perdes du temps ne t'a jamais effrayé, tu fais partie de ceux qui estiment que le temps est justement fait pour être perdu, et que de toute façon, quoi qu'on dise, quoi qu'on veuille, il est perdu d'avance, mais le perdre de cette façon, de cette façon aussi veule, te met mal à l'aise. Tu sais ce que c'est de perdre son temps dans la rêverie, la rêverie est presque un acte politique, militant, c'est un choix, celui du camp de l'improduction, du refus de l'efficacité pour être quelque chose de léger, de doux, d'agréable et en apparence inutile que l'on nomme parfois imagination. Mais regarder une femme découper un ananas sur un écran d'ordinateur n'est ni politique ni militant, c'est juste une hypnose qui ne te positionne pas dans le monde mais fait de toi un être manipulé par ce même monde. Tu en es donc arrivé à passer trois minutes et cinquante-trois secondes à regarder une femme découper un ananas. Tu comprends combien le monde s'immisce en toi et que tes fantasmes de liberté sont encore loin.

 

David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent,
L'Olivier, 2021



vendredi 16 juin 2023

Problèmes d'embrayage

 

William Klein

 

Non seulement les Etats-Unis vont venir tuer tout le monde dans votre pays, mais en plus – et à mes yeux, c'est encore pire–, il faut qu'ils reviennent chez vous vingt ans plus tard tourner un film pour expliquer à quel point ça a été déprimant pour leurs soldats de venir tuer vos compatriotes… Quand les Américains font un film à propos des répercussions de la guerre du Vietnam sur leurs soldats, c'est comme si un serial killer vous racontait les problèmes qu'il a avec la pédale d'embrayage de sa bagnole à force de s'arrêter en pilant pour prendre des autostoppeurs.

 

Frankie Boyle, journaliste et humoriste écossais,
cité in Matthew Alford, Hollywood Propaganda, Final cut,
trad. Cyrille Rivallan,
éd. critiques

lundi 12 juin 2023

Rendez-vous

Luc Moreau

 

 

Rendez-vous près de la roue qui tourne
Près de l'eau qui coule sous les ponts
Rendez-vous avec le passant taciturne
Qui change son chapeau dans les restaurants
Rendez-vous avec l'ange musagète
Au coin d'une rue en forme de cigare
Rendez-vous quand le gel indigo bleu
Rejoindra les statues renversées
Rendez-vous dans l'entrepôt des marchandises
A Bercy lorsqu'il sera temps
Rendez-vous pour lever son verre
Aux rencontres inopportunes
Rendez-vous dans les ascenseurs
Que nous peuplerons de fleurs pourpres
Rendez-vous de nos ongles décapités
Dans les portes fermées trop vite
Rendez-vous de notre solitude
Au marchepied dormant des jours

 

Robert Lebel, Masque à lame,
in La troisième horloge,
Poésies et récits, 1943-1986,
L'Atelier contemporain, 2023


samedi 10 juin 2023

De l'excellence

 

Herman Leonard

 

 

debout au milieu de la salle,
il s'est défait de son manteau
décomposant chaque geste
maîtrisant ses nombreux
tics
filmé va savoir par quelque
caméra invisible.
avant de gagner notre table
il a sommé le réalisateur
de se joindre à nous.

ce matin, après la mise en place
de la scène, il l'avait pris à part
à deux pas des membres
de l'équipe
et de sa voix
à la
parfaite diction
saluée par toute la profession
lui avait exposé sa
vision des choses.

le cinéaste
n'avait pas tourné
depuis un moment et
son film n'existait que
grâce à la générosité légendaire de
sa vedette.
aussi
tout naturellement
s'était-il plié à cette
vision des choses.

la tablée des comédiens
amateurs
de tout âge
chiens de l'enfer
buvait les paroles de l'acteur
qui nous faisait l'honneur de sa présence
pour la première fois
depuis le début du tournage.

ces dernières années,
régulièrement,
il fait part de ses préoccupations
sociales
et montre son implication
dans la société
en enchaînant
des rôles engagés
tour à tour
ouvrier
vigile
cadre
journaliste
premier ministre
syndicaliste
ou comme ici
sauvant des enfants
roms
de la délinquence.
bien sûr
l'acteur exige
de n'être
entouré que d'amateurs
comme nous,
foule anonyme,
afin de
coller le récit
au plus près du réel
afin de
garder ses 190 mètres carrés
à saint-germain-des-près
ses propriétés dans le sud
la maison historique
en normandie
et ses émoluments
pornographiques
— trois quarts du budget
le plus souvent.

Je viens d'une grande famille
d'intellectuels
aussi,
dès le début,
je me devais de viser
l'excellence
j'aurais fait de même
si j'avais été garagiste ou
plombier
l'excellence toujours,
rien que l'excellence
c'est le secret
ce que je m'étais promis
et sans conteste,
j'y suis entièrement parvenu.
c'est pas moi qui le dit
tous mes prix d'interprétation
de par le monde
en témoignent.

le soleil ne se couche jamais
pour lui et les siens.
il a
tout naturellement
transmis ces valeurs
à sa fille,
issue d'un mariage
avec une comédienne de renom,
aujourd'hui sur la voie de
l'excellence
elle aussi
à dix-huit ans
déjà actrice et réalisatrice
d'un film
remarqué et primé.


discrètement
j'enfile mes écouteurs
achetés avec mes deux jours de
cachets
lance maiden voyage
espérant échapper un temps
au cyclone de
l'excellence.

 

charles brun,
toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite

 

 

 

lundi 5 juin 2023

Le bruit des vies humaines

Vittorio Polidori


 

chaleur étrange, femmes chaudes ou froides,
je fais bien l'amour, mais l'amour n'est pas seulement
le sexe, la plupart des femmes que j'ai connues sont
entreprenantes, or j'aime m'allonger
sur de gros oreillers confortables à 3 heures
de l'après-midi, j'aime regarder le soleil
à travers les feuilles d'un buisson au dehors
pendant que le monde extérieur
se tient à distance, je le connais si bien, toutes
ces pages sales, et j'aime m'allonger
le ventre tourné vers le plafond après avoir fait l'amour
tout coule tout est fluide
:
c'est si simple d'être simple
– vous laissez faire, c'est tout
ce qui est nécessaire.
mais la femme est étrange, elle est très
entreprenante
– merde! je ne peux pas dormir pendant la journée!
on ne fait que manger
! faire l'amour! dormir! manger! faire l'amour!

ma chère, dis-je, en ce moment il y a des hommes dehors
qui ramassent des tomates, des laitues, et même du coton,
il y a des hommes et des femmes qui meurent sous le soleil,
il y a des hommes et des femmes qui meurent dans des usines
pour rien, pour un salaire de misère…
je peux entendre le bruit des vies humaines taillées
en pièces…
ça y est, tu l'as, dit-elle
ton poème…

mon amour se lève du lit.
je l'entends dans l'autre pièce.
la machine à écrire est en marche.
je ne sais pourquoi les gens pensent que l'effort et l'énergie
ont quelque chose à voir avec
la création.

je suppose que dans les domaines de la politique, la médecine
l'histoire et la religion,

ils se sont trompés
aussi.

je me tourne sur le ventre et m'endors avec mon
cul vers le plafond, pour changer.




Charles Bukowski,
Brûlé dans l'eau noyé dans les flammes : poèmes 1955-1973,
trad. Christian Garcin,
Cassis Belli, 2023, 28€

vendredi 2 juin 2023

Les jambes croisées


AS GOD SAID,
CROSSING HIS LEGS,
I SEE WHERE I HAVE MADE PLENTY OF POETS
BUT NOT SO VERY MUCH
POETRY


Malgré les quelques anthologies parues récemment au Diable Vauvert, des 36 recueils de poèmes d'Henry Charles Bukowski, seuls 4 ont été traduits dans notre langue. Un jeune éditeur du côté de Cassis a confié la version française de 4 autres corpus à Christian Garcin. Le précieux et élégant volume prend le titre du dernier recueil, Brûlé dans l'eau noyé dans les flammes (poèmes 1955-1973). Notre reconnaissance sans limite à eux. Et à l'ami qui nous a signalé ce bijou. On y reviendra...