jeudi 31 mars 2022

La lumière fut

 

Jean-Michel Fauquet

 

La lumière a vécu si longtemps sans adversaire qu’il nous est difficile d'identifier un tel opposant. Nul besoin de rappeler ici que vivre sans rival vous octroie une suprématie extraordinaire, durable. Un jour pourtant, le règne prend fin. Pour la première fois, après des siècles d’éclat et de progrès, de métaphores enthousiastes par milliers, la lumière suscite notre inquiétude, des doutes, des frais. Bien entendu, ses qualités restent intactes. Tout se voit mieux grâce à elle, la question n’est pas là. Mais ce n’est plus comme avant. Son coût est trop élevé. Comme si le prix du kilowatt portait préjudice au prestige habituel de la clarté même. Et si, pour changer, nous accordions notre confiance à l’obscurité et partant, à l’ignorance, au secret, à la confusion ? 

Au début de Demande à la poussière, le roman de John Fante, Arturo Bandini se remémore une nuit assis sur son lit de l’hôtel où il a trouvé refuge, à Los Angeles. Une nuit d’une importance capitale pour lui puisqu’il lui faut prendre une décision à propos de sa chambre. « Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissée sous ma porte. Gros problème ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher », nous dit notre héros. 

Cette manière de se précipiter, presque comme en amour, dans l’obscurité puis dans le sommeil, comme si, de la sorte, nous allions trouver la solution à tous nos problèmes, nous pouvons l’observer dans de nombreux livres et de nombreuses vies. Surgit toujours le moment où nous nous sentons attirés par l’obscurité et où il nous semble primordial de ne pas voir, ne pas savoir, ne pas ressentir. 

L’obscurité nous nourrit en quelque sorte. Qui n’est pas allé se coucher comme Bandini, ne s’est pas laissé aspirer par les ténèbres avec l’espoir que, en se réveillant le lendemain, tout soit rentré dans l’ordre sans avoir soi-même dû intervenir ? 

Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé cette même parade dans Bel Ami. Le personnage principal du roman de Maupassant, après avoir tenté en vain d’écrire son premier article, jette à tout hasard un baiser dans la nuit, ferme la fenêtre, se déshabille et murmure : « Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n'ai pas l'esprit libre ce soir ». Puis, il se met au lit, souffle la lumière et s’endort presque aussitôt. Affaire classée pour ainsi dire. 

Nous pouvons avancer que la lumière se voit désormais recouverte d’un voile insoupçonné de scepticisme. Bien entendu, elle est utile et pratique, et fait que tout autour de nous fonctionne, mais le prix à payer en vaut-il la chandelle ? Après tout, n’oublions pas que rien n’est plus obscur et retors que les factures d’électricité dont nous devons nous acquitter régulièrement. 

Dans cette guerre que se livrent depuis des siècles la lumière et l’obscurité, cette dernière aujourd’hui regagne du terrain. Dans la perspective de ce nouveau scénario, nous pourrions même être amenés à accorder une chance non seulement à l’obscurité, mais aussi à toutes ses variantes : la nuit, les ténèbres, la noirceur, l’aveuglement. Leur coût reste abordable. Avouons-le, certaines choses nous semblent désormais vaguement intéressantes, non pas pour leur beauté exceptionnelle, mais parce que leur prix est à notre portée. 

 



Juan Tallón, "Menos luz",
chronique parue dans El Periódico de España,
trad. maison

mercredi 30 mars 2022

La ville

Stanko Abadzic

 

 

Tu as dis : « J’irai par une autre terre, j’rai par une autre mer.
Il se trouvera bien une autre ville, meilleure que celle-ci.
Chaque effort que je fais est condamné d’avance ;
et mon cœur – tel un mort – y gît enseveli.
Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme ?
Où que mes yeux se tournent, où que se pose mon regard,
je vois se profiler ici les noirs décombres de ma vie
dont après tant d’années je n’ai fait que ruines et gâchis ». 

Tu ne trouveras pas d’autres lieux, tu ne trouveras pas d’autres mers.
La ville te suivra partout. Tu traîneras
dans les mêmes rues. Et tu vieilliras dans les mêmes quartiers ;
c’est dans ces mêmes maisons que blanchiront tes cheveux.
Toujours à cette ville tu aboutiras. Et pour ailleurs - n’y compte pas -
il n’y a plus pour toi ni chemin ni navire. Pas d’autre vie : en la ruinant ici,
dans ce coin perdu, tu l’as gâchée sur toute la terre.

 

 

Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes,
Trad. Dominique Grandmont, Poésie/Gallimard

samedi 26 mars 2022

L'évidence


Katia Berestova

 

la nuit, déjà
il faut bien l'admettre
les choses se sont déroulées
sans que nous y prêtions
grande attention
absents,
anesthésiés,
méprisés,
confiant
à l'ivresse
le soin
de nous apaiser,
amour
nous n'avons rien
vu venir
pas su résister
ce soir rendons-nous
à l'évidence
je ne suis plus que l'ombre
de toi-même


charles brun, insomnies à venir

mercredi 23 mars 2022

Etoile morte

 

Andrea Tomas Prato

 

 

Comme un bois sur mon dos ou une lame
froide sur mon visage, donnez-la moi.
Donnez-moi la nuit sans les alouettes,
sans aucun son, sans feuilles ni paupières.

J'ai touché l'amour ; il en tremble encore
comme un sein ou un brame entre mes mains.

Donnez-moi, je vous en prie, donnez moi
une pierre, une ombre, une étoile morte.

 

Antonio Gamoneda, La Terre et les Lèvres
trad. dir. Laurence Breysse-Chanet
in Europe n°1115, mars 2022

jeudi 17 mars 2022

Par la fenêtre

 

Bryan Liston

 

– Non, je pensais qu'il s'agissait d'un texte autour de l'info, les médias, nos oligarques à nous… Et c'est bien plus que ça.
C'est-à-dire ?
Nous sommes en plein dedans…
– Dans quoi ?
– Dans la mouscaille.
Tiens, écoute. C'est l'un des personnages principaux qui parle. C'est lui qui détient Rex…
Rex ?
Le titan des médias. Un Niel ou un Bolloré fictif, si tu veux, mais plus vrai que nature.
Je ne veux rien. A part un peu de lecture.

Rex ne comprenait pas ce que je lui disais. Il me regardait avec cette manière qu'ont les otages – tous : des yeux vides, qui n'ont plus de haine plus d'amour, sitôt qu'ils ont capté. Des yeux qui scrollent, qui se perdent dans les vôtres, sur les vitres, sur les murs, au plafond ou sur le sol, n'importe où. Des yeux d'angle mort.
Au Donbass, j'avais appris ça : filtrer le regard de la proie, condition pour ne rien éprouver et tenir la baraque. Le Donbass, guerre de tranchée d'aujourd'hui, Chemin des Dames d'un centenaire piteux, quelque part entre l'Ukraine et la Russie, et dont la presse se contrefoutait. Une indifférence généralisée qui faisait de la région un terrain idéal pour des gens dans mon genre.

C'est bien écrit, comme d'habitude, mais je ne suis pas sûre de bien saisir.
C'est normal et peu importe. Plus loin :

Rex News, c'était ça : le commando à la pointe du combat, en première ligne. Dans la guerre des télés d'info, il y avait du Dombass dans cette chaîne : ses journalistes se battaient comme des mercenaires. Tels des chiens fous russes croisés sur le front de l'Est, gavés de Captagon et de dollars, ivres de leur surpuissance de dopage et de provisoire. Les uns comme les autres fniraient mal : soldats du journalisme ou de l'impérialisme, quand, doublés par plus cinglés qu'eux, ils comprendraient ce à quoi ils avaient participé – ce serait trop tard.
Au moins, au Donbass, les gars mettaient leur corps en jeu ; mon épaule droite en gardait trace, une balle perdue ; quant à Paris, les plus périlleux n'avaient que des SMS à esquiver.

Ça donne envie, mais j'ai peur de ne rien comprendre à ces histoires de guerre, les Russes, le Donbass…
Tu crois que ceux qui en parlent toute la journée y comprennent quelque chose ?
Je sais ce que tu vas dire : ils ne sont que les porte-flingues de l'OTAN, organisation elle-même devenue le bras armé du capitalisme néolibéral…
Comme tu y vas… Ecoute ça plutôt…
…Encore ?! Tu vas tout me spolier…
Spolier ? Tu peux arrêter de parler comme on parle ?
Quoi ?
Ecoute :

Au Dombass, j'avais vu tout ce qu'une guerre civile peut offrir, et les Netflix du bas monde sublimer : les pillages, les viols, les bains de sang – entre cousins, entre voisins, entre frangins. J'avais assisté a contrario à des élans indépassables : des inconnus qui se soignaient, des ennemis qui s'entraidaient, des âmes qui partageaient leur quignon de pain. D'une certaine manière, face aux horreurs, on pouvait dire qu'on faisait de l'humanitaire. Seules nos méthodes différaient de celles de Médecins du monde.

C'est qui ce on, ce nous ?
Tu le découvriras, j'ai bientôt fini de le lire…
Cette guerre, nous y assistons désormais en direct, à la TV, sur les écrans de nos téléphones…
Oui, aucune série ne peut imaginer un tel scénario, autant de rebondissements, de menaces de fin du monde…
Et ce n'est que la première saison !
Je ne sais pas s'il y en aura une deuxième…
J'ai entendu dire que ça s'installait…
Non, comme dirait l'autre, ça s'incruste. Ça s'immisce.
– En parlant de séries, c'est tout de même inouï, le parcourt de ce type-là, le président ukrainien. De la série, qui repasse sur Arte en ce moment d'ailleurs, où il joue un prof qui devient un peu sans le vouloir président de l'Ukraine à sa réelle accession au pouvoir…
Avec la bénédiction des Américains, experts en lois des séries…
– Il adore se filmer, diffuser ses vidéos sur les réseaux…
– C'est ce côté influencer qui lui a permis d'être choisi. C'est un bon acteur, un peu cabot, mais sympathique.
– Nous aussi, nous avons notre bel acteur en jogging de l'armée à l'Elysée, pas rasé…
– Mais la risée du monde entier…
– Ah oui ?
– Oui. L'imitateur ne sera jamais qu'une copie, un ersatz de sauveur, une fake news ambulante… Et sa cour de faux philosophes et autres va-t-en-guerre, journalistes carriéristes et serviles, gangsters et magouilleurs en tout genre, nuisibles conseillers de l'ombre, quel cirque écœurant et morbide ! Dire qu'une partie de nos concitoyens veulent en reprendre pour cinq ans…
– Pourquoi me racontes-tu tout ça cinq minutes avant d'éteindre la lampe de chevet ? Je vais encore avoir une insomnie…
– C'est leur projet, nous rendre complètement dingues…
– Tu ne veux pas qu'on regarde un truc ?
– Quel truc ?
– Je ne sais pas. Tu n'as pas rapporté un DVD de la médiathèque ?
– Tu as vu l'heure ?
– Si tu ne m'avais pas lu tous ces passages du livre de David Dufresne, nous aurions eu le temps de voir au moins le début du film…
– Ecoute, si cette nuit, Wladimir appuie sur le bouton rouge, tu mourras moins bête…
– Salaud !
– Tu vas où ?
– Me faire une tisane Nuit calme…
– Par la fenêtre ?

 

 

 


NB : David Dufresne sera ce soir à Ménilmontant, et participe demain au Meeting du Collectif Stop Bolloré, Salle Olympe de Gouge, 15 rue Merlin, 75011 Paris, à partir de 16h00. On y passera.

 

dimanche 13 mars 2022

Révolution

 

Peter Kertis

Mon père avait connu la bonne époque. Pas de comptes à rendre en place publique, pas de service après-vente, ni pub ni com, il n'y avait qu'à se baisser. Le sang des ouvriers jaunes se confondait avec une seule couleur, la plus belle, la patriote : la couleur de la stabilité de la France. Les rétrocommissions, et les petits compromis, longtemps, personne ne les voyait, ou ne voulait les reconnaître. La corruption avait ceci de bien qu'elle fixait les tarifs du marché. La traîtrise est, quoi qu'on en pense, comme un métal froid : très abordable. 
Paix à son âme, au père : Antoine Rex. Il avait pu travailler en toute tranquillité, à l'abri du regard des uns, des jugements des autres. Ceux qui venaient à la gamelle savaient, mais comme disait papa, ils venaient à la gamelle. Ça les tenait, ces toutous. Les plus dociles étaient parfois les plus puissants, sur le papier. Le défilé à la maison de ministres ventre à terre m'a probablement forgé mieux que toute leçon de vie. Ils venaient chercher un poste futur, un petit service, un conseil d'ami, des enveloppes - un pacte face à leurs propres renoncements. Pourquoi respecter ces indignes ? 
Et maintenant, ils se vengeaient ? Lesquels ? Lequel ? Laquelle ? Dans mon dos, la silhouette se tenait sans un bruit, sans un indice. 
L'élévateur directorial ne m'était pas exclusivement réservé. J'avais tenu à le partager, mais à le partager pour de bon. Les livreurs, et eux seuls, étaient autorisés à l'emprunter. J'aimais ce va-et-vient de sacs à dos bleu, orange, turquoise, vert, arc-en-ciel délavé de notre civilisation dépassée. Ces sans-papiers qui grimpaient les étages de ma holding, à la vue de tous, faisaient des tas d'envieux. Adjoints, assistants, employés, cadres, avaient interdiction d'entrer dans la cage aux fauves, le monte-charge, comme disaient les aigris. 
Mes collaborateurs les plus vifs comprenaient la menace de cet ascenseur asocial. Ils ne tarderaient pas à être corvéables comme ces miséreux à vélos volés. Les moins finauds se moquaient des basanés, qu'ils croyaient envoyés là comme chez Barnum, ou dans le port de Saïgon, fleuron de nos bases arrière passées. Les uns et les autres avaient et tort et raison. Ils s'imaginaient maîtres du monde, misérables abeilles d'une fabrique d'information, ils ne creusaient que leur propre tombe : en voie d'ubérisation ; traqués comme le premier Deliveroo venu. Ce qu'ils ignoraient, les premiers comme les seconds, était le parfait mépris dans lequel je les tenais - premier conseil paternel : je n'avais choisi aucun d'entre eux pour son talent, mais pour sa fidélité. Rivés à leur app maison, les gratte-papier se notaient les uns les autres, se comparaient, se jugeaient, se jaugeaient. Délices du management 360°, cette guerre des étoiles, c'était le nom de l'application, valait mieux que toutes les pointeuses du monde. Cette contre-maîtrise joyeuse, où chacun surveille chacun, gamification de leur servitude, était la garantie de mon pouvoir. Mieux : son socle, bien au-delà de ce que les esprits le plus tordus auraient pu imaginer. 
À l'entrée du bâtiment de Rex News, j'avais fait accrocher cette maxime de papa : 
LA RÉVOLUTION C'EST L'INFORMATION

 

David Dufresne, 19h59,
Grasset, 2022

 

L'auteur sera présent à la librairie Le Monte en l'air, jeudi prochain, 17 mars
pour causerie et dédicace et tout ça.
C'est 2 rue de la Mare, dans le XXe, du côté des gars de Ménilmontant,
à partir de 19h30, qu'on se le dise…

 

vendredi 11 mars 2022

Par temps de pluie

Mon Dieu, je ne sais pas quoi
faire.
c'est si bon de les avoir près de moi.
elles ont le coup pour jouer avec mes
couilles
et regarder ma queue
avec infiniment
de considération
en examinant chaque centimètre
en lui faisant faire des tours
en la triturant
avec leurs longs cheveux
qui m'effleurent le ventre.

ça n'est pas simplement la baise
ni le fait de se faire sucer
qui fait chavirer un homme
et le rend accro,
c'est les extras,
tous les extras.

ce soir il pleut
et je suis seul.
elles sont ailleurs
en plein travail
dans d'autres chambres
d'autres atmosphères
ou peut-être dans des chambres
déjà explorées.

n'importe, il pleut ce soir,
une saloperie de pluie qui tombe
et vous trempe jusqu'aux os...
rien à faire.
j'ai lu le journal
payé la note de gaz
celle d'électricité
la note du téléphone

il continue de pleuvoir.

elles font chavirer un homme
et le laissent ensuite
se noyer dans son propre jus.

il me faudrait une putain
comme au bon vieux temps
qui frapperait à la porte
fermerait son parapluie
le sac à main luisant au clair de lune
elle me dirait : « merde, mon
vieux,
tu peux trouver une meilleure
musique que celle-là sur ta radio
et puis, monte le chauffage... »

c'est toujours quand un homme
déborde d'amour et de tout
le reste
qu'il se met à tomber
de la pluie
éclaboussant
comme vache qui pisse
bonne pour les arbres
l'herbe et l'air...
bonne pour les choses qui peuvent
vivre seules.

je donnerai n'importe quoi
pour une main de femme sur mes couilles
ce soir.
elles font chavirer un homme et
puis le laissent seul
écouter la pluie.

 

Charles Bukowski, in Sur l’amour,
trad. Romain Monnery,
Au Diable Vauvert, 2022


samedi 5 mars 2022

Nuages dorés

Aleksandr Ptitsyn



La nostalgie que je ressens n'appartient
ni au passé ni au futur.

FERNANDO PESSOA

- Dans la voiture il reste une
bouteille de gin.
- Vous auriez pu le dire plus tôt,
au lieu de me faire perdre
mon temps à raconter des bêtises !

DASHIELL HAMMETT

La résistance s'organise
sur tous les fronts purs.

TRISTAN TZARA


A Jaime Gil de Biedma



 

Qu'importe ma vie maintenant.

Chaque fois que j'ai fondé un foyer, je l'ai
détruit. Dans tous les pays où j'arrive
le seul moment que j'aime
c'est celui où j'aperçois ses contours. Jamais
je n'ai pu souhaiter la bienvenue deux fois
à la même femme.

Se respecter soi-même.

Penser.

Je vois pousser les rosiers que j'ai plantés.
Je débouche la dernière bouteille de la dernière
commande.

     Je regarde
ma vie sauvegarder tout ce qui est noble.

Pour toi, ô culture, et pour tous ceux
qui, vivants ou morts, me tiennent compagnie, je bois.

Par-delà le temps et mon corps,
je bois. Je remplis
à nouveau mon verre. J'attends
que lentement l'alcool sectionne
les fils qui m'unissent
à ce monde barbare.

                   Et avec le dernier
verre, celui du mépris,
je bois à ceux qui aiment comme moi.



José María Álvarez, "Museo de cera",
Poésie espagnole, Anthologie 1945-1990,
trad. Claude de Frayssinet, Points

jeudi 3 mars 2022

Avec les yeux

― ...J'étais chez lui hier soir... Tu te souviens, dernièrement, il m'a reproché de ne jamais, alors que nous sommes ensemble depuis plus de dix ans, lui poser de questions sur les livres qu'il lisait, les spectacles, les films qu'il voyait...
― Oui, je m'en souviens...
― J'ai donc demandé hier s'il avait de la musique. A quoi il a répondu qu'il n'en écoutait jamais. J'étais étonnée, c'est étrange, les gens qui vivent sans musique... J'ai un peu insisté. Il possède une dizaine de CD, bien planqués. Des compilations de variétés des années 80/90. C'est pour les soirées, me dit-il, je n'écoute jamais ça... Il y a plusieurs années, je lui avais offert un album de Bashung. Il m'avait écrit qu'il l'avait écouté attentivement plusieurs fois, l'aimait beaucoup et m'avait vivement remerciée. Eh bien, je l'ai trouvé, le disque que je lui avais offert. Et figure-toi qu'il était toujours sous cellophane. Les bras m'en sont tombés ! C'est incroyable
! Eh bien, maintenant, tu sais, s'est-il contenté de dire, le débat était clos...
― C'est un peu pathétique, non ?
― Il m'avait raconté n'importe quoi... Je me suis demandé si tous ces mots d'amour qu'il m'a écrits durant toutes ces années n'étaient pas aussi du même calibre.
― Les mots d'amour sont des mensonges.
― Tu crois ?
― Non.
― Alors ?
― Je ne crois pas, j'en suis certain. Les mots que nous utilisons pour exprimer des sentiments ne peuvent être qu'approximatifs, à côté de la plaque, d'autant plus lorsque nous les écrivons. Nous avons besoin de nous raconter des histoires, de prononcer certains mots, de les entendre, les lire… Personne n'a la sagesse de se contenter des mots qu'on dit avec les yeux…
― Il n'y a que des livres chez lui, des murs entiers... Il a besoin des mots, de la parole sans cesse. Lors du dîner, après l'amour, je ne sais plus ce que j'ai dit, mais il m'a interrompu en affirmant qu'il s'était justement tu pour compter le temps que j'allais mettre avant de dire quelque chose... Tu entends ça ?
― Ton amant est un cérébral. Et, si je peux me le permettre, un crétin.
― On n'est pas obligé de parler constamment
!
― Non, il y a un trop plein de mots. Surtout sur papier...
― Je lui ai rappelé notre rencontre.
― Il ne s'en souvenait plus ?
― Si, mais je lui ai dit combien j'avais eu alors l'impression de passer un entretien d'embauche. Il voulait connaître ma formation, les études que j'avais faites... Je voulais savoir quel était ton parcours intellectuel, rien de plus normal. Je n'avais pas, comme lui, et ses amis, fait de grande école, mais une fac publique, et je travaillais à mon compte. Ce qu'il ne pouvait pas comprendre. Et qu'il ne comprend toujours pas. 
― Il a beau dénoncer le libéralisme, le fonctionnement de la bourgeoisie...
― ...Il le dénonce parce qu'il le connaît bien.
― Et que lui-même fonctionne ainsi. L'éternel entre-soi…
― Oui, je ne suis pas du même moule, pas assez bien pour lui…
― C'est pourquoi tu resteras toujours sa maîtresse de l'ombre et ne seras jamais son officielle, comme on dit…
― Oui, c'est ce cellophane qui me l'a enfin fait comprendre, après toutes ces années…
― Vive Bashung !
― Vive Bashung !
― Soirée instructive, donc… Tu as passé la nuit avec lui ?
― Pas du tout. Vers 23h, il est allé faire la vaisselle…
― Un homme moderne tout de même.
― Il m'a commandé un taxi. Il avait du travail, devait également lire ses tweets…
― Lire ses tweets ?
― Oui, enfin, passer du temps sur twitter… Lui, ne tweete pas, il suit des comptes… Il est accro, avoue-t-il, il faut qu'il se connecte tous les matins et tous les soirs…
― Je le comprends.
― Toi aussi, tu es accro ?
― Certainement. Mais je pensais à autre chose. A cette étroitesse d'esprit de sa classe sociale.
― Quel rapport avec twitter ?
― Comme tu l'as dit, on y suit des comptes, que nous avons choisi de suivre, qui nous correspondent, avec qui nous avons des affinités. Et finalement, cet autre entre-soi, virtuel, ne fait que nous conforter dans nos idées, nos centres d'intérêt, notre petit confort intellectuel. Notre étroitesse d'esprit. 
― Je n'aurais jamais dû te raconter tout cela…
― Pourquoi donc ?
― C'est comme si je sortais d'une séance chez mon psy. Avoir mis des mots sur cette soirée me la rend encore plus déprimante.
― Paie ta tournée, ça revient moins cher que s'allonger sur un divan. Un jour, tu me remercieras. Tu seras passée à autre chose, et tu te souviendras de nos séances…
― Tu as certainement raison.
― Ne tarde pas trop tout de même. On ne sait pas si une pluie de missiles ne va pas tous nous anéantir d'ici peu…
― Tu as vraiment un don tout particulier pour remonter le moral de tes amis…

 


mardi 1 mars 2022

Eloge de l'ivresse

 

Milton Rogovin

 

Qui suis-je pour me plaindre de mon sort ?
Cette terre n'a-t-elle pas humilié d'autres rêves
plus élevés que les miens ? Ces étendues de sable
n'ont-elles pas absorbé les larmes
de bien plus nobles exilés ?
Et nous avons oublié jusqu'à leur nom.
Nous serons oubliés nous aussi
et le sens de nos vers
sera mille fois modifié. Où, quand
et dans quelle langue reconnaîtra-t-on finalement
ce que nous avons dit...
Mais gare à celui dont les mots
ne resteront pas clairs avec les changements,
à celui dont la vie et dont l'œuvre
ne pourront être racontées un jour
avec la fraîcheur des récits
que relatent les marins.
Ecris donc, oublie ton destin
de malheur. Et bois. En cette nuit claire,
trinque aux étoiles, bois
à la mémoire très noble
de ceux qui, déjà avant toi, ont emprunté
cet amer chemin. Trinque pour eux
et pour le monde qu'ils ont sauvé de la destruction.
Contemple alors dans le vin l'heure tardive
où naissent rêve et déception.
Accepte ton destin comme le prix
à payer aux mots. Ecris. 


José María Álvarez, "La Edad de oro",
Poésie espagnole, Anthologie 1945-1990,
trad. Claude de Frayssinet, Points