mercredi 22 mars 2023

Un peu fascinant


Maurice Rougemont


 

Les exploits des gangsters ne vous intéressent pas ?

Non.

Et les policiers ?

Un policier, ça a quelque chose d'un peu fascinant car je ne suis pas encore arrivé à comprendre comment on peut choisir ce métier. Les seules explications que je trouve sont tellement injurieuses pour les intéressés, l'être humain et l'humanité, que cela ne doit pas convenir. Je comprends mieux le véritable sadique ou l'ordure totale : le milicien ou le tortionnaire, mais pas le flic d'une compagnie de district.

 

Jean-Patrick Manchette,
propos recueillis par Luc Geslin et Georges Rieben,
Mystère Magazine, 1973

repris dans Manchette, Derrière les lignes ennemies,
entretiens 1973-1993
,
tout juste publié par La Table ronde, 24€


samedi 18 mars 2023

Au détour d'une rue

René Groebli

Ses amis mousquetaires de la Butte se nommaient Francis Carco, Pierre Mac Orlan et Roland Dorgelès. André Warnod fut tour à tour dessinateur, journaliste, essayiste, critique d'art. Les éditions de l'Echappée ont l'excellente idée de lancer une nouvelle collection, Paris Perdu, dont le premier titre sera la réédition des Plaisirs de la rue, recueil de chroniques de Warnod, daté de 1920. Dans son texte intitulé Comment Paris reçoit les rois, le Vosgien semble regretter que les traditions se perdent. Nous aussi.

Pour recevoir Marie d'Angleterre, les rues étaient tendues de riches broderies et de tapisseries aux couleurs voyantes ; des surprises de toutes sortes étaient préparées à chaque carrefour. À la fontaine du Ponceau, il y avait un jardin orné de lys et de roses vermeilles et «dedans ledit jardin étaient trois jeunes pucelles nommées Beauté, Lyesse et Prospérité ». À la porte aux Peintres, se trouvaient cinq autres pucelles, «c'est assavoir France, Pax, Amitié, Confédération et Angleterre». À l'arrivée du cortège, le roi David parut parmi ces filles, les plus belles qu'on eût trouvées et qui étaient nues. Il donnait la main à la reine de Saba, «laquelle reine portait la Paix à baiser au roy, lequel la remerciait humblement».
Qu'aurait dit le président Wilson si, en avril dernier, lui fussent apparues, au détour d'une rue, un groupe de belles filles semblablement dévêtues
? Mais les gens de ce temps-là ne s'en scandalisaient pas et l'on voyait très bien sur une même place des sirènes toutes nues, fredonnant des bergerettes, tout près d'un tréteau où le Christ expirait entre deux larrons.
 

André Warnod, Les Plaisirs de la rue, 1920,
rééd. L'Echappée, 2023

jeudi 16 mars 2023

La fausse commune

 

Evelyn Bencicova

Elle avait l'air quelconque. Certes jolie, mais d'une beauté banale, quelque chose d'animal. Pourtant mon copain m'avait dit Tu verras, cette fille, c'est une tuerie. Il ne savait pas si bien dire : je suis mort dans ses bras à peine nous étions-nous emboîtés. 

 

charles brun, souvenirs de la fausse commune

vendredi 10 mars 2023

Philosophie des ruines

Yaroslav Prokopenko

Un abonné du blogue qui me veut du bien m'apprend la diffusion, la semaine dernière, sur notre grande et belle radio d'Etat nommée France culture, d'une série d'entretiens menés par Guillaume Erner, grand journaliste du service public qu'on ne présente plus, avec ce non moins grand et honorable et vénéré philosophe français, et international – le monde entier nous l'envie–, Bernard-Henri Lévy – Christine Angot, paraît-il, en bave de jalousie. Un grand moment de stimulation intellectuelle produit dans le cadre du programme "A voix nue" et tout simplement intitulé BHL au-delà des initiales. Le premier épisode, Une enfance des deux côtés de la Méditerranée, évoque, avec beaucoup d’émotion, et même de dévotion, sa mère et son père, couple fusionnel, avide de culture, mais ayant, est-il précisé, peu de vie sociale. Le deuxième, Une jeunesse littéraire, nous rappelle cet étudiant de Normale Sup, marqué par des rencontres importantes: Althusser, Foucault, Lacan, et surtout Malraux, qu'il visite au crépuscule de sa vie, événement qui déclenchera son désir de rendre compte des conflits éloignés et oubliés, ainsi son tout premier voyage, son premier engagement à la George Harrison: le Bangladesh. Suivent l'épisode Le dandy engagé, et ce nom certes plat, trouvé par lui-même mais qui va le rendre célèbre, à l'image de sa chemise blanche: «nouveaux philosophes». Lorsque les premiers livres paraissent, nous rappelle-t-on, surgissent les premières polémiques: le BHLisme est, souvenons-nous, contemporain de l’anti-BHLisme… Métier: Intellectuel, évoque tout naturellement le couple qu’il forme avec la sublime Arielle Dombasle, et nous révèle son rôle de père comblé, fier de ses deux enfants, sa vie de voyageur et sa fascination pour le monde musulman, d'où il vient et où il retourne sans cesse pourdocumenter les tumultes du monde. Enfin, nous abordons, bien tristement, le dernier épisode, BHL, un pouvoir, retour sur sa célébrité et son apparence médiatique, qui, avouons-le avec France culture, empêchent malheureusement d’écouter sans a priori les analyses profondes et pertinentes du plus célèbre des Germanopratins…
En dessert, nous ne manquerons pas de lire avec gourmandise le papier de Pierre Rimbert, BHL, le sparadrap du Palais
Dans la même famille d'esprit, la semaine prochaine, promis, nous reviendrons sur le porno de l'ami Houellebecq…

 

 

lundi 6 mars 2023

Comment avais-je pu douter ?


Saul Leiter

 

 

j'ai cessé de chercher
j'ai cessé d'attendre
j'ai cessé d'en pincer pour toi
et me suis mis à en pincer pour moi
j'ai vieilli rapidement
je suis devenu gras du visage
et mou du bide
et j'ai oublié avoir jamais eu de l'amour pour toi
j'étais vieux je n'avais ni centre d'intérêt ni mission
je tournais en rond à manger et à acheter
des habits de plus en plus amples
et j'ai oublié pourquoi je détestais
tous ces longs moments qu'il me fallait combler
Pourquoi me revenir ce soir
Je ne peux même pas me lever de cette chaise
Les larmes me coulent sur les joues
me revoilà amoureux
et je peux vivre comme ça 

 

Leonard Cohen, Le Livre du désir
trad. Jean-Paul Liégeois



dimanche 5 mars 2023

Un peu de chaleur humaine


Robert Frank


Ah, Coltrane, ce son... Vous connaissez, bien sûr...  Mais non!, qu'est-ce que je raconte?, Davis, Miles Davis, trompette et pas saxo, c'est Miles Davis, rien à voir. Enfin, pas vraiment. L'un a joué pour l'autre. Allez savoir dans quel ordre, je veux dire qui pour qui... Vous voyez? Ah la musique, je n'en écoute plus vraiment aujourd'hui. Dire qu'avant... J'ai eu mes périodes. Vers 20ans, je n'écoutais que du jazz. Puis, un peu après, j'ai eu ma période blues, plus roots, vous voyez. Et je ne sais pourquoi, un désir de pureté, quelque chose dans cet esprit, vers 30ans, je suis tombé dans le classique. Enfin, surtout le baroque, Bach, le dieu. Enfin, Dieu doit beaucoup à Bach comme disait Nietzsche, je crois. Non lui, il a dit que dieu était mort, peu importe, ce qui importe, c'est que c'est vrai... Ah, la musique… Le rock, la pop, ne m'ont jamais beaucoup intéressé. Même si c'est ancré dans ma jeunesse. Je ne sais pas. Dès que j'entends une guitare électrique, mes poils se hérisssent. Vous comprenez? Je ne supporte pas. Maintenant, c'est fini tout ça. Je ne pouvais pas vivre sans musique et aujourd'hui, finito, terminato. Nous sommes tombés dans un autre monde, plus lisse, liquide même, plus flou. Vous avez remarqué?, aujourd'hui, on vous vend des ordinateurs qui ne sont plus équipés de lecteur CD ou DVD— le cinéma, c'est pareil, la chute est moins brutale mais elle est irrémédiable... La dématérialisation. On nous pousse vers les plateformes, les formes plates. Vous avez remarqué ? Oui, la musique a beaucoup compté pour moi. Je n'y ai jamais compris grand-chose, cela dit. Mais je ne pouvais pas m'en passer. Les femmes, c'est pareil. J'en ai connu quelques unes. Et je n'y comprenais rien, je peux l'avouer. C'est pas faute d'avoir essayé. J'ai goûté à tout. Ça, on ne peut pas dire le contraire... Les belles, les moches, des jeunes, des sur le retour, les vamps comme on disait à une époque, les femmes fatales si vous préférez, les étrangères, ah, les Nordiques, les Africaines aussi, je voyageais beaucoup grâce à mon boulot, les filles de l'est, froides mais excitantes comme peu savent l'être, les Espagnoles, fougueuses, les Italiennes, sensuelles et pulpeuses, les femmes très classe, des zonardes, des punkettes, des toxicos aussi parfois, des alcoolos, j'en passe... J'étais assez beau je crois, rien à voir avec aujourd'hui, tel que vous me voyez là, à plus de 60 balais, c'est difficile à imaginer, le succès que j'avais, je n'ai jamais été marié, ou même à la colle comme on disait de mon temps, mon secret je crois était d'être ouvert, disponible, en mouvement permanent... Vous prenez quoi? Vous m'êtes sympathique, je vous invite. Bientôt, boire un coup, ce sera réservé à une élite, profitons tant que c'est possible... Ah, les femmes, c'est vrai, je ne les ai jamais comprises. Trop tard : aujourd'hui, tout déglingué de partout, ça tombe, ça pend, c'est plus pareil. J'ai donné. Les femmes ne m'intéressent plus. Et elles ne s'intéressent plus à moi. Evidemment, ça me manque un peu, me réveiller au côté d'un corps étranger, un peu de chaleur humaine… Vous voyez ? Aujourd'hui, tous ces gens fixés à leurs écrans, dans le métro, dans les cafés même, je ne vois que des zombis autour de moi… Un peu de simplicité, de disponibilité pour l'autre, c'est trop demander? J'en suis à me demander, rapprochez-vous, je vais pas le gueuler devant tout le monde, les hommes, pourquoi pas après tout? Histoire de ne pas mourir idiot. Faut rester ouvert, comme je l'ai toujours fait. Vivre avec son temps, sinon, c'est la mort. Mais pas une grande folle, ça, je pourrais pas, non, un mec, un vrai, genre viril, comme moi, comme vous... Vous voyez ?… Vous n'êtes pas homophobe, dites? Qu'est-ce qu'il y a? Comment ça, vous avez rendez-vous? Là, tout de suite? Non, mais je disais ça comme ça, je ne pensais pas spécialement à vous, attendez, quoi!. Allez, oui, c'est ça, casse-toi connard! Et surtout, pas même un merci, pour le verre... Pédale, va! Décidément, les hommes non plus, je ne les comprends pas...





mardi 28 février 2023

De l'illusion

Imogen Cunningham

 

 

― Je ne sais pas quoi en penser. Toi, tu as trouvé ça bien, mon chéri ?
C'est un film bien ficelé. Les acteurs sont bons, tous, sans exception… Tu n'es pas de cet avis, apparemment…
Lorsqu'un film se termine, j'ai envie de me sentir bien, heureuse d'être allée au cinéma.
Ce qui n'est pas le cas…
Pas vraiment. Dans le film, comme dans la réalité, cette histoire d'agression fait diversion. Areva, ou EDF je ne sais plus, a passé des accords avec ce groupe chinois, qui a bénéficié du savoir-faire mis en place par Areva et se permet aujourd'hui de vendre des centrales nucléaires bas-de-gamme partout dans le monde, y compris en France.
Tu estimes que ça fait diversion pour qui?
Du point de vue cinématographique, du scénario. On suit le destin de cette femme et, comme elle le dit quelques années plus tard, dans la dernière séquence du film, tout s'est passé comme elle le prédisait: les salariés ont été licenciés et il ne reste plus qu'un nom, un visage, le sien. On a oublié tous les gens qu'elle défendait, ils ont disparu, comme les ouvriers hongrois du début du film.
Mais tout cela est clair, non ?
Le film est concentré sur un personnage, une actrice, une vedette, Huppert, et sa « performance incroyable» en syndicaliste – pas CGT quand même...
C'est du cinéma. Un film grand public. Un thriller. Le film doit prendre cette forme, ne peut exister que comme cela, dans ce genre bien défini, avec la présence et l'appui de ces vedettes. Impossible de financer un tel sujet autrement...
C'est ce qui me déplait. Comme autrefois, les films d'Yves Boisset qui me déprimaient. Je me souviens du Juge Fayard, j'étais très jeune et je n'avais pas supporté la mort de Dewaere...
On peut espérer que ce film incite le spectateur à s'intéresser à ce genre de questions, à développer un esprit critique…
Je te trouve bien optimiste... Souviens-toi du livre sur le nucléaire de ton ami...
Yannick ?
Oui, tu m'as dit que c'était une enquête formidable et personne n'en a parlé...
Ce n'est pas tout à fait la même chose, mais c'est vrai, il ne pouvait compter sur Isabelle Huppert pour la promo...
Tous ces rebondissements, les interrogatoires, la garde à vue, les procès... Qui l'a agressée? Les flics vont-ils la croire? Cette pression permanente.....
C'est un thriller. Il faut en accepter les codes.
Oui, mais je ne peux m'empêcher de ressentir cette frustration. La diversion que produit l'histoire de cette syndicaliste.
Le cinéma n'est pas subtil, ma chérie. On ne peut entrer dans les détails de l'affaire, l'enquête de la journaliste qui a écrit le bouquin...
Elle est absente du film, d'ailleurs. Pourquoi?
Tu aurais dû poser la question à ton idole, Denis Robert...
C'est vrai : je préfèrerais avoir cette conversation avec lui...
C'est gentil…
Je blague, mon chéri.
Remarque, c'est idiot : il était là, à côté de nous, nous aurions pu aller boire un coup avec lui et ses potes.
Tu ne crois pas qu'il a autre chose à faire que discuter avec deux clampins comme nous?
Parle pour toi... Dis-toi qu'il fut un temps où j'étais un journaliste redouté, un apprenti Denis Robert, dans mon domaine.
C'est toi, mon idole !
N'exagérons rien...
Et puis, cette comédienne... Encore un film avec Isabelle Huppert!
Elle n'est pas mal ici. Supportable, disons.
Mais sur l'écran, elle ne ressemble en rien à celle que l'on a vue présenter le film sur scène. Tu sais que c'est un point important, présent dans tous ses contrats, ces retouches?
Autrefois, les actrices hollywoodiennes un peu vieillissantes étaient filmées avec un filtre placé devant l'objectif de la caméra. Aujourd'hui, le filtre est numérique. Et puis, en l'occurrence, elle joue ici un personnage bien plus jeune, dont le mari est interprété par cet acteur formidable mais qui a une vingtaine d'années de moins qu'elle! Il faut qu'on y croit…
Oui, mais quand même : pas une ride!
Le cinéma n'est qu'illusion…
Justement, je n'éprouve plus aucune illusion devant ce film, ces histoires de pots de vin, la rencontre avec cette femme dont le mari travaillait chez Veolia, qui a subi le même type d'agression quelques années auparavant et dont on n'a jamais non plus élucidé l'affaire... Ces magouilles politico-financières, ça me fatigue, Veolia, EDF, Areva, de quoi être dégoûté...
Bientôt, un film sur Total peut-être…
Tu iras sans moi…
La justice vient de débouter les ONG qui s'opposaient à un nouveau massacre de Total en Afrique.
Notre président parade en défenseur de la planète, mais c'est l'impunité permanente pour ces groupes qui la détruisent... C'est insupportable!
La vie d'un Africain a encore moins de valeur que celle d'un Ukrainien…
Au moins, les Ukrainiens sont accueillis ici ou dans les pays frontaliers…
Ceux qui peuvent s'exiler, oui. Les autres, on s'en fout…
Mais non, tous les jours tu as des images terribles de ces pauvres gens…
Il ne faut pas confondre spectacle et économie. Biden l'a dit : Nous nous battrons jusqu'au dernier Ukrainien, pour nos valeurs !
La démocratie ?
La démocratie s'appelle BlackRock.
― C'est cette boîte de gestion d'actifs dont tu m'as parlé un jour ?
Oui, BlackRock à qui l'humoriste-président-soldat, et fraudeur fiscal de haut-vol – il ne faut pas l'oublier–, héros des escrocs de Bruxelles et des médias, a vendu le pays, bientôt membre de l'UE et de l'OTAN: déréglementation du travail, contrats zéro-heure, syndicats et protections des salariés supprimés, investissements financiers américains et européens, privatisation de tous les secteurs, la reconstruction et le redressement de l'Ukraine est à ce prix. Un modèle ultra-libéral de rêve, à nos portes, comme ils disent… C'est ça, leur guerre, mon amour. Ce fou furieux de Poutine l'avait bien compris…
Quelle fatigue… Il reste du vin ?






samedi 25 février 2023

Pourvu que rien ne dure !

Saul Leiter


 

— Je ne te crois pas...
Toi qui ne sors jamais sans ton téléphone intelligent, tu vas pouvoir retrouver l'info sur le champ...
... Je ne trouve rien...
Fais voir... Tiens, lis...
...On les savait corrompus, mais à ce point...
L'info sort maintenant, mais la cérémonie s'est tenue en toute discrétion la semaine dernière, le 16 février plus précisément
C'était pas le jour de la grosse grève ?
Exact. D'où ce coup en douce, car tu peux bien te douter que l'improvisation n'a pas sa place dans l'agenda du sieur Bezos. L'événement était prévu de longue date.
Une médaille pour services rendus, j'imagine ?
Lorsqu'il appartenait au gouvernement dit socialiste, Macron a aidé Amazon à s'implanter en France, avec la bénédiction de l'empaffé de Montebourg...
Un renvoi d'ascenseur au nom du Redressement productif, sans doute... Quand on connaît les conditions de travail chez Amazon...
On a beaucoup glosé sur l'ascenseur social qui est de la science-fiction. L'ascenseur est politique et économique, mafieux pourrait-on dire sans risque de se tromper : ce sont les mêmes qui, des deux côtés, ont accès aux commandes.
N'exagérons pas...
Je n'invente rien. C'est dans l'article. Une fois ministre de l'économie, Macron a poursuivi son œuvre en tricotant sur mesure un régime juridique et fiscal pour Amazon. Et lorsqu'il a créé son pseudo-parti, on vu, sans sourciller, l’un des lobbyistes d’Amazon rejoindre En Marche les poches pleines afin de soutenir notre Mozart de la finance.
De là à faire Chevalier de Légion d'honneur ce crétin de Bezos...
Range ton bazar, passons à autre chose... On en reprend une?
— Oui, mais écoute: Chaque nouvelle promotion de décorés de la Légion d'honneur raconte la noblesse des actions individuelles ou des parcours professionnels et sociaux qui dessinent les contours de la grandeur collective... Les décorés œuvrent au développement de la France, à son rayonnement, à sa défense...
Tu as vu qui était l'invité personnel de Bezos lors de la petite sauterie sous les ors de la République?
— ...Bernard Arnault ! Première fortune mondiale, devant Bezos...
Et autre milliardaire ami de notre président. Enrichi avec l'argent public. 
Autre bienfaiteur de l'humanité en marche...
Le cynisme de ces malfrats ne connaît aucune limite.
Sky is the limit, comme ils disent. Ils savent pourtant que tout finit par se savoir...
Tout ce que nous savons, nous l'oublions aussitôt, noyés par le flux des événements, des scandales, des tartufferies et des faits de divertissement.
Ils nous ont accoutumé à ces pratiques... Plus rien ne nous révolte...
Tant qu'ils ne nous coupent pas Netflix...
Tant que les livreurs d'Amazon ne sont pas en grève... J'imagine que nos concitoyens descendraient alors dans la rue, prêts à en découdre pour les plus énervés, les plus lâches s'emparant des camionnettes de livraison pour assurer le service à la place des grèvistes... Mon Dieu, faites que rien ne change!
Pourvu que rien ne dure!





vendredi 17 février 2023

Sans hésiter

 

Les Fondeurs de brique publient Luis Buñuel, roman, texte, longtemps inédit dans son intégralité, composé par son ami Max Aub. Une première partie donne la part belle aux nombreuses conversations survenues entre les deux hommes, un régal autrefois publié par les éditions Belfond. La seconde partie se propose d'aborder les mouvements artistiques du début du XXe siècle et la manière dont ils ont influencé le cinéaste espagnol. 

Je me trouvais à Paris au moment de la guerre des couvents, en 1932. J'ai dit aux surréalistes : « Le moment est venu. Allons mettre le feu au Prado. » Breton était scandalisé. Et aussi quand je lui ai proposé de brûler sur la place du Tertre le négatif de L'Age d'or. « Tu n'y penses pas ! Pas nos œuvres. Que resterait-il ? » Voilà comment ils étaient. Aujourd'hui, on me proposerait de brûler tous mes films, j'accepterais sans hésiter. Et je brûlerais toutes les œuvres d'art sans le moindre remord. Moi, l'art ne m'intéresse pas, c'est les gens qui m'intéressent. C'est une idée anarchiste ? D'accord. Chaque jour, je le suis davantage. A quoi servent les œuvres d'art, à quoi ont-elles servi ? Pour en arriver au stade où se trouve l'Humanité ? Allons ! Je préfère encore la Vierge Marie, qui à tout le moins était la chasteté et la pureté mêmes. Les génies ne m'intéressent pas du tout si ce sont des personnes malhonnêtes. Et presque tout ce qui s'est fait de mieux en art est fait ou l'a été par des fils de pute. Ça n'en vaut pas la peine. je ne l'accepte pas. Ça ne m'intéresse pas.



Max Aub, Luis Buñuel, roman
trad. Claude de Frayssinet, 2022, 30€

mercredi 15 février 2023

Dans l'Histoire

Michel Jaget

— Je ne suis pas un spécialiste, ton aide va m'être précieuse.
Tu dois quand même t'en douter : tu ne peux pas mettre ça dans un CV.
Quoi donc ?
Bonne résistance à l'humiliation.
Tu penses que je devrais remplacer humiliation par harcèlement?
Je me demande comment ça peut être pris: le recruteur verra-t-il ce point comme une qualité ou un défaut? Si tu résistes, donnes du fil à retordre, ils vont devoir redoubler d'efforts, d'imagination, ça va les emmerder… De même que Qualité première: dépourvu d'échine, c'est peut-être un peu exagéré…
On exagère toujours un peu dans un CV, non? Docilité, c'est mieux?
Souplesse, je dirais. Non. Flexibilité, c'est encore mieux...
— Ah oui, flexibilité, j'avais oublié ce joli terme...
On sent que tu le veux, ce poste mais Accepte de me faire baiser sans vaseline ni même une galoche, c'est pas possible!
Tu penses, qu'aujourd'hui, plus personne ne parle de galoche?
Il faut graduer la soumission, garder une part de mystère, comme en amour. Quelqu'un qui, d'emblée reconnaît qu'il est prêt à tout, ça n'est pas très excitant pour un employeur. Pas très pro. Et ton âge? Il n'apparaît nulle part...
J'aurais dû te demander de me coacher pour l'entretien...
— Il faut déjà qu'ils te répondent.
Mais ils m'ont répondu !
Ah bon ?
Oui, et j'ai passé l'entretien. En visio. Une horreur.
Mais alors, ce CV?
— Tu en reprends une ?... Ce CV est un fake, ducon. J'ai créé un candidat parfait, avec une fausse adresse mail, un numéro de téléphone, un autre âge... J'attends leur réponse.
— T'es vraiment cintré... Et alors, cet entretien, comment ça s'est passé?
— Un cauchemar, je t'ai dit...
— Non, tu as parlé d'horreur...
— J'ai vite compris que j'étais trop vieux à leurs yeux.
— C'est peut-être juste ton ressenti...
— Arrête d'employer ce genre de mots. Mon interlocuteur m'a demandé mon âge puis a laché Alors, dans 5 ans, c'est la retraite...
— Quel pignouf!
— Puant, à un point dont tu n'as pas idée...
Oh, j'imagine. Ils sont tous faits dans le même moule. Les mêmes qui essaient de nous faire croire que cette réforme est indispensable...
— Ne parlons pas de ça. Le seul fait de voir leurs tronches d'escrocs patentés et jamais inquiétés me donne envie de prendre les armes... Toute l'actualité est à gerber.
— N'exagérons rien. Ce matin...
— ...Je te préviens: si tu me parles d'un fait d'actualité, je te fous ma bière dans la gueule et tu sors de ma vie sur le champ et définitivement.
— Quel que soit le thème?
— N'y pense même pas.
— OK. Et si je te dis qu'on a découvert en Irak... Ne pointe pas ton verre sur moi et écoute, bordel! Des archéologues ont découvert, je ne sais plus le nom de la ville, mais c'est un lieu historique, Lagash si ça existe, bref, ils ont découvert une taverne datant de plus de 5000 ans. Et tiens-toi bien, il y avait un système de refroidissement pour stocker la bière à bonne température. Il y a 5000 ans de cela!
— Tu me fais marcher...
— Tu m'autorises à te montrer l'info sur mon téléphone ?
— Si tu t'en tiens à ça et que ça ne prend pas des plombes...
— Il y avait même des bols contenant des restes de nourriture... Attends. C'est là, regarde... Tu vois ?... centres religieux et politiques de la civilisation sumérienne...
...des gobelets qui auraient été utilisés pour de la bière... de loin la boisson la plus commune pour les Sumériens, peut-être même plus que l’eau... Irak… berceau des civilisations de Babylone et d’Assyrie, ravagé par des décennies de conflit… pillage de ses antiquités, après l’invasion américaine de 2003, puis avec l’arrivée des jihadistes…
— Dingue, non ?!
Levons nos verres à la mémoire des Sumériens qui a résisté à toutes ces saloperies de l'humanité!
— Les bienfaits de la bière…
— Nous aussi, à notre façon, nous faisons l'Histoire. Levons nos verres à l'Histoire !
N'exagérons rien...
Je n'exagère pas. Ce soir, on ne sait pas ce qui peut se passer dans la tête de Poutine, ou de l'un de ses généraux, hop!, un missile sur Paname et c'en est fini de ce pays d'abrutis dirigé par des ordures corrompues. Mais nous, avec notre bière, nous serons étudiés dans des millénaires...
Tu en tiens une bonne! Si les missiles s'abattent ce soir ou demain, il ne restera personne pour étudier quoi que ce soit...
Tss tss... A l'Histoire, te dis-je, à l'Histoire!

 

 

mardi 7 février 2023

Aucune fausse note

Philippe Pache

 

déjà la peau bleuit et
s'étranglent nos rires
ruginent nos os
lâches somnambules
nous avançons à reculons
tandis que sifflent les écoutilles

ces flatteries au venin
bulles de formules
prêtes à dégainer
nous rappellent quelque chose
pas vous ?
nos défaites enchantées
un final de comédie musicale
ou ce cerf que nous sert Hans Detlef
allongés sur un lit au milieu du salon
les larmes à nos yeux de midinettes

le dégoût vomi au fond de la bouteille
une petite fille demandera à son père
pouvons-nous pleurer au cinéma et
rire dans les cimetières ?

mais nous sommes seuls ce soir
comme toujours et jamais
aucune réponse
aucune fausse note
ne sera accordée
éléphants blancs
sculptures de glace
fondant aux soleils
éternels

 

 charles brun, ris dans les cimetières, petite

samedi 4 février 2023

Pour la violence


Stanley Kubrick

(...) je suis toujours pour les terroristes. J'étais un fervent supporter de la bande à Bonnot, j'avais 13 ans,  pour moi, Bonnot et ses amis sont des héros sublimes. Je suis pour la violence. Je crois que la violence seule peut débarrasser l'homme de la grande superstition, d'imbécilité, de préjugés dont on l'entoure depuis sa plus petite enfance et ça dans des buts bien déterminés, pour pouvoir en faire un esclave. La violence peut être très douce. Un très beau poème très doux, par exemple le Sonnet d'Arvers pour moi est tout aussi violent qu'une bombe devant la porte de Monsieur Spaak. Ça fait le même effet.  Ça vous libère. La violence ne doit pas être nécessairement un obus qui explose, ça peut être un admirable poème qui éclôt.

Louis Scutenaire
entretien avec Chistian Bussy (1969),
in J'ai quelque chose à vous dire et c'est très court,
ed. Cactus inébranlable, 2021

 

 

 

Une lueur inquiétante dans les yeux. Et la vesse au cul.

Scut

mardi 31 janvier 2023

Tout mépriser

Ryan McGinley

 

Federico Peralta Ramos aimait se présenter ainsi : « J'ai peint sans savoir peindre, j'ai écrit sans savoir écrire, j'ai chanté sans savoir chanter. La maladresse répétée est devenue mon style».
L'artiste argentin, je l'apprends dans le livre de Meneses*, avait fondé la religion Gánica, dont j'ignore s'il reste des adeptes. Ses 24 commandements disaient :
1.Etre gánica.
2.
Tout envoyer valser.
3.
Laisser Dieu tranquille.
4.
Perdre du temps.
5.
Ne pas perdre du temps.
6.
Offrir de l'argent.
7.
Ne pas se distraire.
8.
Amplifier notre essence jusqu'à parvenir au halo.
9.
Vivre poétiquement.
10.
Etablir des programmes très ennuyeux.
11.
Essayer de s'amuser en permanence.
12.
Croire au grand foutoir universel, le prendre comme point de référence.
13.
Ne rien déifier.
14.
Dépasser le contrôlable.
15.
Dépasser le plan physique.
16.
Jouer avec tout.
17.
Se rendre compte.
18.
Croire en un monde invisible, au delà du plan physique, au delà du lointain, au delà du proche.
19.
Voyager léger dans ce monde... ou pas.
20.
Provoquer le mouvement.
21.
Tout mépriser.
22.
Ne pas commander.
23.
Flotter.
24.
Accrocher ça au mur avec une punaise.

 

 

* Juan Pablo Meneses, Un dieu à soi,
trad. Guillaume Contré, éd. Marchialy, 2022

jeudi 26 janvier 2023

Là où le futur commence et s'achève tous les jours

Jack London

 

Dans le dernier volet de sa trilogie de journalisme-cash, Un dieu à soi*, après s'être lancé dans l'achat d'une vache puis d'un jeune footballeur, le Chilien Juan Pablo Meneses part en quête d'un dieu afin de créer une nouvelle religion. La première partie se déroule en Inde. La deuxième, dans la Silicon Valley, le lieu où le futur commence et s'achève tous les jours, où l'on travaille à la création d'une divinité à l'aide de l'intelligence artificielle. 

La façon de changer le monde a changé. Et les outils de cette transformation ont été développés ici. Chaque manifestation massive annoncée par Facebook, chaque marche pleine de monde étalée sur Twitter, toutes les protestations contre le modèle Uber, toutes les photos et les vidéos des violences policières publiées sur Instagram, tous les logiciels qui utilisent les bases de données électorales, toutes les explosions de fake news, le boom de la cryptomonnaie, les changements politiques, de gouvernement et de programme en fonction des réactions des gens, tout cela trouve son origine dans la Silicon Valley. On n'y pense pas toujours et rares sont ceux qui font le lien, mais ici, depuis le futur, tout le monde l'a bien à l'esprit.

 

* Juan Pablo Meneses,  Un dieu à soi,
trad. Guillaume Contré, éd. Marchialy, 2022

mercredi 25 janvier 2023

Plombiers et boniches dans la rue !

En ces temps de fortes mobilisations populaires, un ami journaliste me communique ces images exclusives de notre guide suprême. Je m'empresse de les partager, avant censure certaine, avec les quelques égarés qui traînent encore dans les parages.



mardi 24 janvier 2023

Par paresse...

Laurence Sackman

Avec les femmes, m'avoua-t-il, j'ai tout connu. J'ai eu de belles histoires, comme on dit. D'autres un peu bancales, voire honteuses. J'ai vécu ce que l'on nomme des passions mais aussi des aventures sans lendemain. De lâches ruptures, certaines plus douces que la relation elle-même, d'autres plutôt déstabilisantes. Je me demande aujourd'hui comment tout cela a bien pu arriver. Une vie sentimentale pour moi chaotique, pour d'autres banale. En revanche, ajouta-t-il, je ne peux m'empêcher de me souvenir de tout ce qui ne s'est pas produit. Avec des femmes qui m'ont vraiment marqué. Auxquelles je pense encore parfois. Mais par peur de les emmerder, par un manque de confiance inexpugnable, la paresse du paraître, nous en sommes restés à la caresse d'un désir. Je ne crois pas que quelqu'un ait vécu autant de déceptions amoureuses fantasmées. Un record dont vous n'avez pas idée.

charles brun, records perdus

 

mardi 17 janvier 2023

Un artiste total

Herbert Tobias


 

Cher Monsieur Nadeau,
Je voulais vous écrire sitôt mon retour mais je sors tout juste d’une grippe terrible qui m’a couché un bon bout de temps. Je veux vous remercier de tout ce que vous m’avez dit. Non pas à cause des compliments mais parce que vous m’avez – et vous avez été ici le seul !
– parlé de mon travail, de mon possible travail sur le ton que j’aurais aimé trouver dans la maison Julliard– hélas!… Je vous suis infiniment reconnaissant de votre attention à mon égard. Vous m’avez fait un bien énorme en me parlant. Non seulement pour mon livre achevé mais pour ce que j’écris actuellement. Je suis dans la plus totale la plus absolue solitude depuis 10ans. Je vis pour écrire. Mais je doute sans arrêt de moi-même, sans vous j’ai peur de m’égarer, j’ai peur de n’avoir pas la force nécessaire pour faire ce que je sens en moi d’enraciné. L’écriture est ma vie. Elle est ma vie à un degré que personne ne sait. Je crois être un artiste total parce que mon existence est nouée autour de mon travail et qu’ils se confondent. Malheureusement, un homme a besoin d’être entendu dans ce qu’il considère comme essentiel pour poursuivre avec foi. Vos paroles ont été pour moi un coup de fouet. On m’avait rendu heureux. Merci. On a hélas besoin de ce succès– fût-ce compris d’une seule personne– pour oser continuer et aller plus loin. Vous savez il y a beaucoup d’instants où je n’ose pas me laisser aller librement dans l’écriture parce que je sais trop que je ne sais rien, que je ne représente rien et que ma voix est nulle. Ce sentiment est absurde en soi, je le sais, mais c’est tout de même pour moi un frein redoutable. Si je savais qu’on m’approuve dans ce que je fais, je crois que je ferais mieux encore. Sans le savoir, Monsieur Nadeau vous avez été la première personne depuis 10 ans à me dire que j’étais dans la bonne voie. Soyez remercié. Calaferte.
Septentrion doit paraître chez Tchou. J’ai reçu un contrat de Javet. Malheureusement ils ne tirent qu’à 2000 exemplaires à 4500 francs. Ce n’est pas encore «l’indépendance du poète»!!! Tant pis! J’ai de vous une adresse qui date de longtemps déjà. Peut-être n’est-ce plus la bonne. Je mets la mention: «faire suivre».

 

Lettre de Louis Calaferte à Maurice Nadeau,
26 novembre 1962

mardi 10 janvier 2023

Le rêve est dans le sac

Brassaï


— Encore mal dormi.
La pleine lune n'a pas dû aider...
De toute manière, dès qu'on met le réveil, on dort mal.
Exact. Il faut bannir le salariat. Refuser de se lever comme des troufions au son du clairon…
C'était la pleine lune ?
Je crois. C'est d'autant plus étrange que, pour une fois, j'ai réussi à me rendormir après m'être levé pour la vidange de la vessie.
Trop d'insomnies accumulées, certainement. Ou la délivrance après le départ de mon père, enfin, trois semaines après...
Il s'est passé un drôle de phénomène...
Avec mon père ?
Avec mon rêve. J'ai réussi à le reprendre en me recouchant. Je tenais absolument à y retourner et c'est ce qui m'a permis de me rendormir.
Reprendre un rêve ? Personne ne peut faire ça !
Je l'ai fait, mon petit. Je savais bien qu'un jour, je finirai par être le premier en quelque chose !
Impressionnant… Et c'était quoi, ton rêve ?
Je ne sais plus... Mais j'y étais bien. Au début, du moins...
Tu étais avec une fille ?
Non. Tous les rêves que l'on a envie de prolonger ne sont pas forcément érotiques. Il me reste quelques bribes...
D'érotisme ?
— De rêve. Une maison. Celle de voisins du quartier de ma mère, donc du quartier de mon enfance. Je crois que je t'ai déjà parlé de cette famille. Des Alsaciens. Pas forcément recommandables, mais bon...
Ça ne me dit rien, mais ça ne veut rien dire...
C'est bien dit...
J'oublie, tu sais bien...
C'était une famille nombreuse, cinq enfants si je me souviens bien. La femme était énorme, et le mari, un nain bossu... C'est elle qui, un jour, j'étais enfant, je passais devant ses fenêtres avec ma mère, et cette grosse femme se met à faire des compliments, comme on le fait avec les gosses, et sort cette phrase qui m'a, sur le champ, effrayé : Plus tard, avec ces yeux, il va faire courir les filles.
Elle avait raison, non ?
Parfaitement. Dès que je tentais maladroitement une approche, elles fuyaient.
Tu parles...
Tu me connais mal.
Toujours est-il que je n'ai pas connu cette époque...
Mon enfance ?
L'époque où elles s'enfuyaient...
Elle dure encore. Tu es l'exception. C'est pourquoi, en grande partie, je tiens tant à toi !
T'es con. Bon, ton rêve ?
— Je vais être en retard.
— Tu ne vas pas t'en tirer comme ça !
Dans cette famille de cinq enfants, il y avait deux garçons, plus âgés que moi, avec qui je jouais au foot. Dans la rue, devant chez nous ou chez eux, ou à Vincennes, derrière le parc floral. Sur les terrains que tu connais pour avoir promené le chien dans les parages… Avec eux, j'ai également travaillé sur les marchés... L'âiné m'a donné quelques cours de français si je me souviens bien, tandis qu'une de ses sœurs m'a remis à niveau en anglais, à notre retour d'Espagne. Je t'ai raconté ça, j'en suis certain.
— Ce dont je suis certaine, c'est que tu n'as toujours pas raconté ton rêve.
C'est une famille que je n'ai pas revue depuis des années, je ne sais plus rien d'eux... J'entrais dans cette maison. Il y avait là des gens que je ne connaissais pas. Les enfants ou petits enfants... Je ne sais pas ce que je faisais là. Ils semblaient m'attendre. Me mettaient au défi. Des personnages prenant la pose… Je me sentais obligé de deviner qui était qui. Les yeux de l'un des frères, je les retrouvais chez cette jeune fille. Ce que j'affirmais aussitôt, sûr de moi. Et ce qui déclencha les moqueries de tous. Pas du tout, voyons, Didier n'avait vraiment pas cette forme de yeux, ni cette couleur. Je me sentais plus que ridicule, perdu.
Tu n'y étais pour rien, après toutes ces années...
Je ne sais plus très bien comment finit cette première partie...
Avant la pause toilettes ?
Oui.
Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu as voulu une deuxième partie.
— Certainement pensais-je retrouver une part d'enfance…
— La deuxième partie, alors…
— Les railleries devaient en faire partie… En fait, ces gens posant devant moi n'avaient rien à voir avec la famille de ma jeunesse. Ils étaient étrangers d'ailleurs. Comme le confirmait le générique de fin.
— Quel générique de fin ?!
— Le rêve se terminait avec un générique de fin. Comme pour me signifier que tout n'était qu'une mise en scène, la séquence d'une série quelconque…
— Tu ne regardes jamais les séries.
— Justement. C'était étranger à moi. Les noms au générique étaient étrangers mais n'avaient rien d'alsacien. Tu te rappelles ces sacs poubelle qui inondaient le jardin de la maison lorsque nous l'avons revisitée avant la signature ?
— Bien sûr, c'était affreux.
— Nous avions demandé que la maison soit vidée puisque le fils ne voulait pas que nous récupérions un ou deux objets ayant appartenu à ses parents. Vider une maison, c'est sans doute le protocole, lors d'une vente. Mais tu te souviens de la sensation que ça a produit en nous ?
— Oui, j'ai pensé qu'un jour nous aussi, du moins une grande partie de nos affaires, finirait de la même manière.
Dans des sacs poubelles balancés sans ménagement par les fenêtres et emportés dans une benne ou un camion par un vulgaire broc.
— C'est atroce de penser à ça.
— Mais inévitable. J'avais cette sensation avec ce rêve. Le monde que j'ai connu a disparu. Les voisins, personne ne peut me dire où ils sont passés, ce qu'ils sont devenus. Pas même une trace de leurs descendants. C'est bientôt mon tour. Le monde tourne, certes mal, mais continue à tourner sans moi, comme il le faisait avant mon arrivée sur terre…
— Et là, tu files au boulot, me laissant seule avec ce rêve, cette perspective ?
— Oui, nous sommes irrémédiablement seuls face à notre disparition programmée.
— La prochaine fois que tu fais un rêve de ce genre, pense à ne rien me raconter !
Bonne journée, ma chérie…





lundi 9 janvier 2023

Danger mortel


 

Cette angoisse au moment de commencer. La peur des mots. L'incapacité de transcrire des images pourtant claires et nettes en mots compréhensibles, en mots qui frappent et qui portent. Paresse et désinvolture. Maladie des dialogues. Les mots puisque, et, donc. Ces mots qui sortent, puis vont se cacher. Ces mots qui se détachent dans le crépuscule, mais qui ne se laissent pas coucher sur le papier. Comme je hais le danger mortel, dévastateur de cette procédure pourtant essentielle. L'intimidation de la page blanche. La réticence à soulever son fardeau, à le porter sur son épaule. Vouloir sans pouvoir. Être dilettante.

 

Ingmar Bergman, Carnets, 1955-2001,
éd. Carlotta, 2022

samedi 7 janvier 2023

Gagner

Jeff Stanford


À dix‑sept ans j’ai été champion de France de flipper. J’ai conservé mon titre pendant quatre ans. En 1983, j’ai participé au championnat du monde d’Indianapolis et je me suis classé neuvième. En 1987, j’ai gagné le championnat de France de Risk. J’ai assez vite abandonné pour le Scrabble. Pendant trois ans j’ai énormément pratiqué, on peut même parler d’entraînement, avec des résultats à l’appui : champion de France de 1989 à 1991. Puis sont venus les échecs. Là, ça ne rigolait plus du tout. Je passais à une catégorie nettement au‑dessus. J’ai énormément ramé mais j’y suis arrivé. Je suis devenu champion de France en 1995. Est venu ensuite le bridge. Là, pareil que pour les échecs, j’ai pris des cours, j’ai été coaché, je me suis accroché, j’ai persévéré, j’ai traversé je ne sais combien de fois la France pour participer à des centaines de compétitions. Et en 2001, enfin le sacre: champion de France. Puis le mah‑jong, le jeu de go, le tarot... J’ai consacré à chacun de ces jeux plusieurs années avec obstinément le même but: gagner. Pour compenser ce que j’ai toujours perdu avec les femmes. Aujourd’hui, j’ai soixante‑deux ans. Et, comme cela a été le cas toute ma vie, je n’ai pas de femme. Mais j’ai une page Wikipédia.

 

David Thomas, Seul entouré de chiens qui mordent,
éd. L'Olivier, 2021

 

vendredi 6 janvier 2023

Bleu de travail

 


En 1957, Ingmar Bergman prépare son dix-huitième film... En pleine écriture des Fraises sauvages, le Suédois, également dramaturge, metteur en scène au théâtre de Malmö, fils de pasteur luthérien, note dans ses carnets :

Mes peines, mes peurs, mes envies, mes dégoûts, tout ce hurlement que je retiens au fond de moi en me disant que je suis, malgré tout, un privilégié. Et ces vagues sont recouvertes par une épaisse couche de honte, grasse et huileuse. Honte à toi, qui organises toujours tout si bien ! Si je pouvais seulement me délester de ce poids matériel, poisseux, de ces possessions stupides et exigeantes, me plier à la soumission et à l'autorité. Un bleu de travail, des chaussures d'ouvrier, des outils, un lit, une table, une chaise. Rien d'autre, rien de plus. Il ne s'agit pas de se retirer du monde des hommes, les hommes peuvent bien rester les mêmes. En plus agréables, éventuellement !

Accomplir sa tâche, sans chercher à tricher, à tromper ou à se dérober. Quoi qu'il en coûte. 
Faire ce à quoi on s'est engagé.

Penser à SDG¹ et agir en conséquence. 

On n'a pas besoin d'entreprendre plus que ce dont on est capable.

Apprendre à renoncer, quand le combat est vain. Reconnaître ses défaites.

Ne pas toujours être le meilleur.

Se pardonner, car personne d'autre ne le fera (ou ne se donnera la peine de le faire).

 

¹ Soli Deo Glori (à Dieu seul la gloire). C'est ainsi que Bach signait ses partitions et que Bergman signera le scénario des Communiants.

 

L'éditeur et distributeur de cinéma Carlotta vient de publier ces Carnets couvrant la période 1955-2001 en un volume de plus de 1000 pages, traduit par Jean-Baptiste Bardin.
C'est tout bleu. Trop bleu (quelle drôle d'idée, ces photos bleutées...)
Et c'est un peu cher : 59€...
Mais lire un cinéaste au travail, que l'on a tant aimé, traversé de doutes et angoisses, d'une dépression chronique ayant
parfois nécessité une hospitalisation, se révèle être une activité des plus excitantes de ce début d'année. On y reviendra forcément.