vendredi 26 juillet 2024

Sans réponses

Nicolas Bouvier


Pourquoi, lorsque l'heure de l'apéritif prend fin, personne n'ose faire un sort à la dernière olive? Après avoir attendu le bus près d'une demi-heure, optez-vous pour un autre moyen de transport ou restez-vous fermement optimiste? Comptez-vous, le week-end prochain, aller voir ce formidable documentaire kirghiz, « regard fasciné sur la fin d’un monde» selon Télérama, d'une durée de treize heures? Le week-end suivant, alors? Lorsque l'on sonne à votre porte comme vous n'attendez personne, sursautez-vous systématiquement? Combien de temps faut-il laisser refroidir le plat de la vengeance? Peut-il se manger encore tiède ? Aimez-vous vos enfants ? En êtes-vous fiers? Comment vous informez-vous? Messieurs, pour un rasage véritablement efficace faut-il commencer par la joue gauche ou par la droite? Ou étiez-vous en 1983 lors du tournant de la rigueur? Vous faîtes-vous livrer de temps à autre vos repas? Ressentez-vous parfois les symptômes de l'écoanxiété? De manière générale, avez-vous peur? Vous surprenez-vous parfois à chantonner bêtement un tube plutôt ringard de votre jeunesse? En avez-vous immédiatement honte ou allez-vous jusqu'au bout de la chanson que vous connaissez encore par cœur ? Quelle est votre recette préférée à base de courgettes? Madame, vous attendiez-vous à tous ces désagréments physiques, physiologiques et psychologiques à la ménopause? Un homme qui lit est-il sexy, comme nous pouvons le lire dans les magazines féminins? Lisez-vous au lit? Combien de pages? Qu'espériez-vous? La bourgeoisie, comme semblent l'avoir démontré ces cent dernières années, finit-elle toujours par s'allier au fascisme ? Mangez-vous, le plus souvent, à votre faim? Les mathématiques sont-elles un langage? Le pratiquez-vous? Eprouvez-vous une fatigue chronique? Vous est-il déjà arrivé en évoquant votre propre situation d'utiliser l'expression «fins de mois difficiles »?— au pluriel ou au singulier, peu importe. Détestez-vous vraiment tous vos voisins? A la veille de la fête d'Holloween, préparez-vous chaque année des sachets de bonbons que vous distribuez à toutes ces jolies têtes blondes qui viennent toquer à la porte ou bien prenez-vous la fuite le soir fatidique car vous ne supportez pas ces enfants connement  grimés en Spiderman ou en Harry Potter? Si vous restez à la maison, vous accordez-vous le plaisir de gifler un ou deux de ces fâcheux? Pensez-vous être considéré(e) à votre juste valeur par votre entourage le plus immédiat ? Quelle est votre valeur? Mesdames, les hommes sont-ils tous des salauds? En connaissez-vous personnellement? Avez-vous du courage? Qui en possède? A quel prix se négocie-t-il? Quelle est votre tâche ménagère préférée? Connaissez-vous votre bilan carbone de l'année écoulée? Habituellement, lorsqu'une histoire d'amour prend fin, passez-vous rapidement à autre chose, comme on dit? Quelle différence faîtes-vous entre grossièreté et vulgarité? Est-ce la même que vous faites entre érotisme et pornographie? Qu'entendez-vous mugir dans les campagnes ? Pensez-vous que le travail rend libre? Connaissez-vous le quiet quitting? Espérez-vous le grand soir? A votre âge? Etes-vous satisfait de votre matelas? Quelle est votre activité préférée? Faut-il immédiatement classer sans suite toute affaire concernant des personnalités ou doit-on laisser agir le temps? Attendez-vous l'âge de la retraite avec impatience pour pouvoir enfin faire ce que vous voulez? Citez un livre de Roland Topor. Un deuxième. Savez-vous qu'il était né un 7 janvier? Vous souvenez-vous de ce que vous avez fait il y a deux soirs ? Avez-vous, un jour, en passant devant les affiches des candidats d'une élection, ressenti le désir de dessiner des moustaches à la Hitler à l'un de ces crétins?  Quel âge aviez-vous? Sauriez-vous reconnaître votre facteur sans sa casquette? Avez-vous déjà pensé un jour à en finir? Sommes-nous toujours en démocratie? N'est-ce pas déjà l'heure de l'apéro?

 

charles brun, questions pour des champions

 


mardi 23 juillet 2024

Rouge !

Alain Auboiroux



La nuit a toujours le goût du vin rouge, du beaujolais de préférence, c’est une opinion toute personnelle d’accord, mais je ne peux pas entrer dans un bistrot ouvert le soir sans qu’immédiatement mon verre soit là, servi sur le zinc. Dans des cas semblables, le vin rouge a une importance énorme. Les vrais buveurs de vin rouge se retrouvent toujours la nuit, personne n’a jamais pu en expliquer la raison.

L’« âme du vin» au fond n’est pas tellement une rigolade, c’est mieux que ça, comme un trait d’union entre deux hommes, une sorte de rite secret, de prière, jamais à sens unique. Certes, il y a des castes, des catégories, des grades si l’on veut, toute une hiérarchie de buveurs, ceux qui le sont, ceux qui y viennent, ceux qui y restent, tout cela mêlé, juxtaposé, groupé, retrouvé sous un uniforme sans couture, sans galon, mais de couleur toujours identique. Le vin est l’uniforme d’une sorte de légion de la grande ville– en argot, un litre s’appelle aussi un légionnaire, c’est tout dire.

 

Robert Giraud, Le Vin des rues,
rééd. Le Dilettante, 2017

samedi 20 juillet 2024

Tomber la chemise

 

Dominique Jacovides

Bêtise toujours, avec cet ouvrage du même Armand Farrachi consacré à l'étoile qui nous guide depuis 2017 et dont voici les premières pages :

 

D’abord, un constat : Emmanuel Macron se montre souvent en bras de chemise. On a vu pire crime, évidemment, mais est-ce pour autant un détail insignifiant ? Cette tenue, assez courante chez les patrons de bar, l’est moins chez les présidents de la République. Une question se pose alors. Pourquoi exposer de façon ostentatoire sa chemise sans la veste ou sans le vêtement qui, depuis le Moyen Âge, est censé la couvrir? Personne, ni le climat ni le protocole ne l’y obligeant, il faut bien qu’il plaise au président d’apparaître ainsi, comme d’autres en tenue de sport, ou de chasse, ou de golf, ou en smoking. Est-ce pour signifier que le président se sent partout dans l’intimité, partout au travail, partout chez lui, comme autrefois les rois? (…) C’est comme un privilège, une prérogative, un droit divin. Sa veste, il ne l’ôte pas pour les chefs d’État, ni pour les grands patrons, ni pour le pape, ni pour ceux «qui ont réussi», selon lui, il l’ôte pour les maires, les quidams, les foules, les travailleurs au niveau desquels il consent à descendre, les obscurs, les sans-grades, ceux «qui ne sont rien», comme il les appelle.(…)

Il est donc bien fini le temps où les présidents posaient solennellement, en habit, avec décorations et médailles, comme de Gaulle. Lui se fait photographier dans l’action, en bras de chemise, c’est pour ainsi dire sa tenue officielle, sa posture de prédilection.

Probablement est-ce sa façon d’être en privé, ce qui ne regarde que lui. Mais lorsqu’il se trouve en représentation, comme on ne peut croire qu’il s’agisse simplement de convenance personnelle ou de son bon plaisir, veut-il exprimer par là qu’il habite notre salon comme si c’était le sien?(…) C’est peut-être aussi un tic, une manie, comme d’ôter ses chaussures, défaire ses bretelles, ou se lisser la moustache. Peut-être est-ce simplement une négligence : on l’a vu s’adresser au public depuis la tribune, déhanché, le bras appuyé sur le pupitre, comme au comptoir d’un bar; je l’ai entendu dire «messieurs-dames»; il tape volontiers dans le dos, montre du doigt, parle à la troisième personne de son ministre pourtant présent. Ce n’est pas lui qui donnera des leçons de maintien, et tel n’est pas non plus son rôle, mais peut-être aurait-il dû en prendre. Beaucoup, pour citer La Rochefoucauld, se croient naturels quand ils ne sont que grossiers.(…)

Ce n’est évidemment pas là-dessus qu’on juge un politique, et on donnerait cher pour un président en savates ou en survêtement qui ne prendrait que des mesures justes et utiles. Cette affaire de chemise n’est pourtant pas un point de savoir-vivre ou d’élégance, ou pas seulement, mais une question politique. En adoptant le pantalon, les sans-culottes ne voulaient pas lancer une mode vestimentaire, ni LouisXVI en acceptant le bonnet rouge sur la perruque le 20 juin1792, ni Macron en refusant le gilet jaune sur le veston le 1ermars2019. C’est une façon de gouverner ou, comme on dit aujourd’hui, de «communiquer».



Armand Farrachi, Macron, un roi en bras de chemise,
éd. Serge Safran, 2020


vendredi 19 juillet 2024

Vers la perfection

Lee Madgwick




Un ami cher me signale les écrits d'un certain Armand Farrachi dont il se délecte ces derniers jours. Cet écologiste détestant les écologistes, me dit-il, est l'auteur de quelques volumes aux titres (et contenus, semble-t-il) savoureux en effet: Les poules préfèrent les cages, L'Adieu au tigre, Sermons aux pourceaux, La tectonique des nuages, Macron, un roi en bras de chemise, et Le triomphe de la bêtise, dont voici un court passage:


La civilisation a cru qu’en échappant à la condition des animaux et aux lois naturelles elle s’acheminait vers sa perfection. Il semble qu’on puisse aujourd’hui penser le contraire : on n’échappe pas à la nature sans verser dans l’erreur, et plus souvent dans la bêtise.
Les hommes sont prompts à se targuer de leur propre intelligence et de leurs prodigieuses réalisations, mais, en tenant compte du nombre incalculable d’actions, d’opérations, d’inventions, d’activités dont ils n’ont su ni prévoir, ni mesurer, ni réparer les conséquences véritablement catastrophiques à l’échelle planétaire, ne serait-on pas tout aussi fondé à les tenir pour de prétentieux crétins?

 

samedi 13 juillet 2024

A corps perdu

 

Paul Cupido

 

En quittant le cabinet de l'ostéopathe, j'oublie mon pauvre patrimoine génétique. Difficile de lutter contre nature. Je songe davantage au cinéma d'art et d'essai, aux femmes et aux livres. Que n'ai-je bousillé mon dos en consacrant ma vie, à corps perdu, à ces trois passions... « Si c'était à recommencer » n'est pas une formule qui me passe par la tête. Plutôt « Si ça pouvait recommencer ».

 

charles brun, accord perdu

vendredi 12 juillet 2024

Suites judiciaires

Bert Hardy


 

Madame,

Les points mensongés et diffamatoires rapportés par vous peut-être ou un voire plusieurs de vos soutiens inconditionnels ne m’étonnent pas.
Je tiens à les contester :

- Sur les sacs de déjections canines, faits remontant vers fin Mai, qui sont bien postérieurs à l’AG du 22 Mars et inscrits dans le PV d’AG ?
Voir le mail adressé à la personne concernée avec des réponses, elles, véridiques, ainsi que les précédents mails concernant les sacs.

- la nourriture que je donne seulement en hivers jusqu’à mi Mars aux oiseaux graines et boules de graisse ne dérangent que certaines personnes aigries. Par contre, des jardins évoqués lors de l’AG, sont alimentés de nourritures de toutes sortes à  longueur d’année, nourrissant  volatiles ,les nuisibles eux ont aussi en plus des déchets canins (photo) aucun écrit dans le PV ? Pas de vague au risque de froisser un souteneur !!

- Mon véhicule ne va pas plus ou moins vite que les autres! Il serait bien d’étalonner vous et vos rapporteurs votre pifométre !

- sur la sécurité, la traverse (photo) de la barrière d’entrée qui surplombe la descente d’entrée des boxes (2.70m) était restée plus de 18 mois par terre suite à sa chute, sans que personne ne s’en inquiète. Elle a été remise en place grâce à un accident du camion des jardiniers, sans cela je pense qu’elle serait encore par terre à ce jour. En son temps des enfants jouaient près de ce coin aux risques de se blesser grièvement, rien n’a été fait en urgence !

- Les encombrants sont restés le temps qu’ils sèchent suite à une inondation du boxe d’à côté et vous le savez !

D’autres encombrants parquet et moquette appartenant aux locataires du 1er étage sont restés plusieurs mois. Leur avez-vous fait une remarque ? je doute !

- vous pouvez aussi mentionner l’interdiction formelle de stationner les vélos tout juste après avoir terminé fraîchement la peinture du hall (photo)

- interdiction formelle d’aboiements en début de soirée et parfois  jusqu’à une heure et demi du matin du chien de Mr Quenard cela depuis plusieurs mois .

Pour le compte rendu de AG, on est 6 copropriétaires il vous faut presque quatre mois pour le rédiger et à plusieurs reprises Faute de ne pas avoir tenu compte de ce qui a été dit à l’AG

Pour finir sur ce chapitre, je reçois tous les ans le PV de AG d’un autre syndic que vous vous connaissez mutuellement, 1200 lots, plus boxes et parkings, il est lui rédigé correctement, dans un délai d’un mois et sans revenir déçu !

Une nouvelle fois quelle immense énergie déployée à mon encontre pour des âneries ! Quand est-il de l’énergie que vous déployez au sujet des brises vues?

Ceci sera remis à mon avocat pour l’étudier et éventuellement l’annexer au premier dossier.
 
Madame  et Mr MERLOT

 

NB : suite de la correpondance entre voisins vigilants dont j'ai, comme pour la première partie, laissé les approximations linguistiques.

mercredi 10 juillet 2024

Des crayons posés sur la table

 

Paul Almásy

 

Tu vois, cette tristesse-là, je ne suis pas capable de t'expliquer d'où elle vient. Des fois, je ne pense à rien, je regarde des crayons posés sur une table, ou un téléphone qui ne sonne pas, ou une voiture qui passe, enfin je surveille d'un œil des choses qui ne veulent rien dire. Et tout d'un coup, tu vois, je ne sais pas pourquoi, mais ça vient, je me sens devenir triste.

 

Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul,
Robert Laffont, 1992

mardi 9 juillet 2024

Crimes et légendes


André Kertész



Je ne dirai pas tout.
J’aurai passé ma vie à me décortiquer, à me déshabiller,
à donner en spectacle à n’importe quel prix ce que j’avais de plus précieux, de plus original,
plus vivant que moi-même,
au prix de quels efforts,
je ne le dirai pas.

Je ne dirai pas tout.

On passe au beau milieu de ses contemporains et la figuration n’est pas intelligente.
Ils ont tous un cerveau fendu par le milieu
dont toute une moitié se transforme en silex.

Je vais jour après jour, envers et contre tout, vers mon point de départ,
cercueil aussi tranquille, aussi doux qu’un berceau.

Le besoin de parler ne m’a pas réussi,
les hommes sont cruels et crèvent de tendresse,
les femmes sont fidèles aux amours de hasard,
tout le talent du monde est à vendre à bas prix
et qui l’achètera ne saura plus qu’en faire.

L’animal a raison qui sait tuer pour vivre…
Les animaux sont purs, ils n’ont pas inventé la morale au rabais, les forces de police
ni la peur du néant, ni le Bon Dieu chez soi,
ni l’argent ni l’envie
ni l’atroce manie de rendre la justice.

Les poissons de la mer n’ont pas d’infirmités.
Là, chacun se dévore et s’arrache et s’étripe
et le meilleur des mondes est encore celui-là,
sans paroles perdues, sans efforts de cervelle,
mensonges cultivés, mis au point, sans techniques…

L’antilope sait bien qu’un lion la mangera, elle reste gracieuse.
La savane est superbe, elle y prend son plaisir
et moi de jour en jour
Je suis comme un crapaud, de plus en plus petit,
écrasé, aplati malheureux sous une planche de jardin.
Le soleil me fait peur… Vos regards d’imbécile ont eu raison de moi.

Je ne dirai pas tout.
J’ai compris trop de choses,
mais de comprendre ou pas nul n’en devient plus riche.
La vie comme un brasier finira par gagner,
attendu que la cendre est au bout de la route
et que tous les squelettes ont l’air d’être parents.

Je croyais autrefois, à l’âge des étoiles et des sources et du rire et des premiers espoirs
être né pour tout dire,
n’être là que pour ça.

Intoxiqué très tôt par le besoin d’écrire,
je me suis avancé, parmi vous, pas à pas,
et l’on m’a regardé comme un énergumène,
comme un polichinelle au sifflet bien coupé
qui savait amuser son monde…

À la rigueur…
le faire un peu sourire, le faire un peu pleurer,
j’aurais pu devenir assez vite un virtuose mais le goût m’est passé de parler dans le vent.

Je ne dirai pas tout,
j’ai le sang plein d’alcool, d’un alcool de colère,
et je vais achever ma vie dans un bocal comme un poisson chinois
peut-être un cœlacanthe…

J’aurai, j’en suis certain, de l’intérêt plus tard,
vous aurez des machines à faire parler les morts,

Je vous raconterai mes crimes et ma légende
et je vous offrirai des mensonges parfaits
que vous mettrez en vers, en musique, en images,
mais vous aurez beau faire,
je ne dirai pas tout !

Je suis le descendant du vautour et du poulpe,
mes ancêtres, autrefois, survolaient vos jardins
et sillonnaient vos mers.

Je ne dirai pas tout… Tant de peine perdue !

On peut avoir à dix-huit ans l’impérieux besoin d’aller prêcher dans le désert
devant un auditoire de fantômes illettrés, de beaux analphabètes ou de milliardaire courtois
ni plus ou moins idiots qu’un ouvrier d’usine…

Mais l’âge m’est passé des sermons de ce genre.
Je ne dirai pas tout !

Or tout me reste à dire.


 

Bernard Dimey

samedi 6 juillet 2024

Secteur interdit

Jean-Luc Bertini


En 2007, le premier numéro des Carnets du Loir était consacré à l'ami Richard Morgiève. Dans un long entretien, il évoquait son fabuleux livre Un petit homme de dos et son approche de l'écriture, de la poésie et du roman. 


(...) Il y a tout un pan de la littérature que je peux apprécier mais je sais que je ne fais pas la même chose, que je ne cherche pas la même chose. Je ne veux pas paraître, ça ne m’intéresse pas du tout. Je ne veux pas étonner. Je veux être juste, coûte que coûte. Même si on y voit de l’esbroufe, je m’en fous; j’ai essayé d’être juste.

 

Et c’est la prose qui vous permet d’être juste ?

Je trouve qu’un poète qui a plus de vingt-cinq ans n’a plus qu’à se suicider. C’est triste de voir des vieux cons de cinquante, soixante ans, qui se disent poètes, Chevaliers des Arts et Lettres. La poésie est un secteur interdit. En revanche, fabriquer de la beauté dans un cadre anonyme — le roman— ça me botte à fond, parce que, justement, je suis protégé par les structures. Celles du roman. Je sais très bien que tout ce que je cherche à faire, c’est des phrases belles. Mais ce n’est pas de la poésie. C’est un texte. Et c’est en fait très difficile, parce que ça demande de la rigueur, et qu’il faut, en même temps, continuer l’histoire, ouvrir les portes. En fait, dans le roman, il faut rentrer en rapport, alors qu’en poésie on ne rentre pas en rapport (...)

vendredi 5 juillet 2024

Dans leur nature

Pierre Jahan

 

Avant de retrouver sa maison de Bordeaux, Raymond Guérin s'est donc réfugié à Périgueux, ville où il ne connaît personne, et où il assiste à la Libération, puis à l'épuration. Rapidement, la joie laissera la place à la désillusion...

 

Nous avons fait notre première sortie en ville. Une animation extraordinaire. Que de gens se sont enrôlés une fois la ville libérée ! Ces engagements de dernière heure ont quelque chose d’un peu gênant. Sans doute, cela est très heureux pour la Résistance dont ces milliers de recrues supplémentaires accroissent les forces. Mais on se demande si ces engagements sont bien désintéressés. Tous ces hommes, hier encore civils et vaquant à leurs affaires, il a suffi d’une vareuse, d’un brassard, d’une mitraillette, pour qu’on ne puisse plus les distinguer de ceux qui se battent obscurément depuis des mois. Or, on comprend bien ce qui a pu se passer dans l’esprit de ces Périgourdins. Ils songent à ce qui se passera ensuite, à l’après-guerre. Décemment, ils ne peuvent rester dans leur boutique, dans leur échoppe, dans leur bureau, quand la France entière se soulève. Ils ont peur qu’on leur fasse honte, voire qu’on leur reproche plus tard leur inertie et qu’ils en soient réduits à affronter, une fois la paix revenue, les regards de réprobation muette de la population. Alors, on y va. Pour faire comme tout le monde. Et l’on n’est pas le dernier à faire du zèle. Bientôt on pourra croire que ce sont eux qui ont libéré Périgueux.

Allons, les hommes sont les hommes. Il est prouvé une fois de plus qu’ils aiment sinon l’uniforme (il s'agit là de Français), jouer au soldat. Avoir un insigne, une arme, comme, enfants, ils s’exaltaient de leur fusil de bois, d’un ruban, et les voilà métamorphosés. Jouer à la petite guerre, se donner une importance, échapper à la tutelle conjugale et familiale, se sentir enfin respectés, admirés, voir les femmes pendues à leur cou, leur jeter des fleurs, bomber le torse, se livrer à cette jouissance double qu’est pour eux à la fois obéir et commander, aller, venir, avoir de bons prétextes de ne pas rentrer dîner à l’heure, de ne pas coucher à la maison, d’être entre eux, à bavarder, à boire, à agir, sans que leurs femmes aient à y mettre le nez, c’est bien là qu’ils se retrouvent eux-mêmes. On ne peut pas dire que ce soit sympathique ou antipathique. C’est comme ça ! C’est dans leur nature. On n’y peut rien. Demain, ils rentreront tranquillement chez eux. Mais on a bien l’impression que, de temps en temps, ils ont besoin de ça.


   Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude

jeudi 4 juillet 2024

Vive la France !

Elliott Erwitt

 

Bonjour,
Merci de ne pas déposer vos sacs à crottes de chien sur notre voiture.
J’ose espérer que ceci est sûrement un oubli de votre part.
Merci
Cordialement
Mr. Vincent MERLOT

 

***
 

Bonjour
Suite à votre mail je suis descendu sur le  champ pour avoir des explications
, mais étant  absent je tiens à vous informer sur ce sac de déchets canin (retiré dans les plus brefs délais depuis plusieurs années) qui , comme les autres précédemment, se sont trouvés sur le capot de ma voiture depuis trois semaines, enquêtez plutôt sur la personne vil  et adepte de ces méfaits, je tiens à préciser que ces actes ne sont pas dans mon éthique. Si vous en trouvez un autre, ce ne sera pas de mon fait!
Vous avez une caméra extérieure
!
Mr. FRANÇOIS PERNOD
PS : Merci de ne pas répondre à mon mail, j’ai d’autres sujets plus intéressants à traiter, enquêtez !

 

***

 

J’ai effectivement demandé à Mr Quenard ce matin qui m’a confirmé que ce n’était pas eux! Mais que c’était signé ….
Voilà pourquoi je vous ai écris pour vous demander ne vous voyant pas ce matin.
Ce n’est pas non plus mon habitude de faire ce genre de chose. Ça peut arriver de zapper une crotte de son chien même si je fais très attention, delà à mettre le sac sur ma voiture franchement … surtout que mes sacs sont violet et pas noir donc voilà pourquoi ma demande. De + Je respecte énormément les animaux à qui je ne ferai jamais de mal.
Très bien je vais donc retourner voir Mr. Quenard!!!
Ma caméra extérieure ne film qd même pas jusqu’à la voiture malheureusement. Peut être les voisins d’en face ont pu voir les scènes apparemment j’irai les voir.
Et effectivement  je vais mettre d’autres caméras car je ne dis rien et on trouve encore le moyen de  m’emmerder! Et avec des merdes d’autres chiens!
Je ne vous le cache pas, je mets tous mes espoirs dans l'arrivée prochaine de Jordan à Matignon
!
Merci pour votre réponse
Bonne journée
Mr. Vincent MERLOT





NB : correspondance électronique véridique entre voisins vigilants dont j'ai laissé les approximations linguistiques.

mardi 2 juillet 2024

On s’ennuiera plus tard

 

Marcel Bovis



Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
Mais au cœur de Paris je connais quelques princes
Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre,
Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre,
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.

Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abesses
Que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort…
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.

Ivrogne, c’est un mot que ni les dictionnaires
Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais… C’est un mot de misère
Qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin.
Ivrogne… et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
Qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire.
Venez boire avec moi… On s’ennuiera plus tard.

Bernard Dimey, Je ne dirai pas tout,
Christian Pirot éditeur




lundi 1 juillet 2024

Gangrène

Michel Setboun

 

En avril 1944, trois mois après son arrivée à Périgueux, et quelques jours avant le séjour parisien cité dans le billet précédent, Raymond Guérin écrit ces lignes.

(…) J'avais cru découvrir le moment où je passais d'un pays barbare que je quittais à un pays civilisé. Je suis moins sûr aujourd'hui de mon fait. La France a été gangrenée partiellement. Il a suffi que tous les Français admirateurs de la Barbarie gouvernent pour que le climat spirituel de la France soit empoisonné. Ça et là, à cause de ces traîtres à la Civilisation, la Barbarie s'est installée. Sous la protection de la Barbarie, ces salauds ont exercé leurs sévices. On croyait que le peuple français était civilisé dans sa totalité. On s'est trompé ! Oh! ce n'est qu'une partie infime qui a trahi. Sans doute une proportion égale à celle des esprits éclairés en Barbarie. Il faut en passer par là: autour de nous, prêts à nous nuire, à nous torturer, à nous imposer les pires humiliations intellectuelles ou corporelles, des monstres français ont accrédité la Barbarie. A la radio, dans les journaux, dans les administrations de la République, dans la police, partout où une influence et une mainmise peuvent s'exercer, ils ont multiplié les mensonges, les impostures et les tyrannies (…)

        
Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude

mercredi 26 juin 2024

Le signe de la Sottise

André Kertész

 

Dès sa sortie du camp de prisonniers, Raymond Guérin passe quelques jours à Paris, renoue avec le milieu littéraire auquel il n'appartiendra jamais vraiment, puis regagne Périgueux où l'attend Sonia, qui va devenir sa femme. Ensemble, ils effectuent un court séjour dans la capitale en avril 1944 .

Poussés par une sorte de curiosité, nous voulions S[onia] et moi nous faire une idée de ce Paris depuis quatre ans submergé par la Barbarie. Que restait-il de son charme passé, de son mouvement, de son éclat, de son luxe, de ses spectacles, de ses nuits ? Durant les premiers jours nous sommes beaucoup sortis, à toutes les heures possibles, dans tous les quartiers, en quête des endroits particuliers. Mais nous n'avons pas tardé à être blasés. Que de médiocrité, que de laideur partout ! Les théâtres et les cinémas, à une ou deux exceptions près, sont d'un niveau sordide. Toutes ces pièces, tous ces films sont creux et mauvais. Autrefois, personne ne se serait dérangé pour les voir. Que dis-je? Aucun directeur de salle n'aurait accepté de les montrer, de les visionner. Il aurait fait faillite. Mais aujourd'hui que nous vivons sous le signe de la Sottise, on se demande quelles abjections ce public abêti n'irait pas voir, on se demande quels navets on ne pourrait pas lui faire avaler, on se demande quelle ineptie aurait le pouvoir de le faire s'indigner. La veulerie, la faculté d'acceptation au pire de ce public est inouïe.

 

 

Raymond Guérin, Retour de Barbarie, ed. Finitude

samedi 22 juin 2024

Chasse à l'homme

Saman Nevis


Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Qu'est-ce qui n'est pas clair pour toi ? On a dix ans de différence d'âge et c'est toi qui ne comprends rien ? Tu le fais exprès ? Je ne suis pas une fille facile, paraît-il. Si j'avais couché ou sucé toutes les fois où on me l'a demandé, si j'avais cédé ne serait-ce qu'une seule fois, j'aurais eu une autre carrière, crois-moi. J'aurais peut-être même fait de la politique… Je pourrais en raconter des histoires, je ferais la une des journaux et bien des salopards tomberaient. Mais ce n'est pas le sujet. Quand même, toutes ces filles qui se réveillent des années après, et qui racontent comment dans la chambre d'hôtel, dans la suite de tel producteur, elles ont été agressées, ça me fait doucement marrer. Que pensaient-elles trouver en acceptant l'invitation de ces ordures ? A Cannes, par exemple. Tous les grands hôtels vous proposent des salons privés, n'importe quel lounge bar vous installe en un clin d'œil un paravant et hop !, vous êtes tranquilles pour évoquer un projet de film ou de série, pour lancer la machine à séduction. Mais pénétrer dans la chambre d'un producteur, c'est autre chose. Personne ne les y oblige. Des prétextes pour ne pas tomber là-dedans, tu en as toute une liste, même avant MeToo. Entendons-nous bien, je n'excuse pas ces salauds, mais ces filles sont plutôt connes voire malhonnêtes, non ? Enfin, ce n'est pas le sujet... C'est l'actuelle chasse à l'homme qui te fait peur ? Je blague. A peine…Puisqu'il faut tout te dire noir sur blanc, je vais le faire. Des aventures d'une nuit, j'en ai eu aussi, je ne suis pas une oie blanche, comme on dit. Des mecs croisés au cours d'une soirée, dans une boîte, une fête, que tu connais à peine, mais tu as un peu bu et fumé et ils font l'affaire pour t'envoyer en l'air ce jour-là. Et le lendemain, merci, c'était cool, bon vent, ciao. Parfois, quand tu te réveilles, tu vois la gueule du type, tu te demandes comment tu as pu faire, mais bon, les hommes connaissent ça aussi… Avec toi, je savais que ça n'aurait rien à voir. D'ailleurs, on n'a rien vu. Pardon, tu me connais, c'était là, sous la langue… Plus on se fréquentait, plus tu m'attirais. Et ce n'était pas facile. Pas seulement en raison de l'âge. Tu devais le sentir, toi aussi, ne fais pas semblant de tomber des nues. Ou alors, t'es complètement stupide. Il y avait le boulot, où on a accroché très vite, et puis les apéros, les dîners, les soirées avec les autres mais que l'on passait toujours côte à côte, et c'est ensemble, tous les deux seulement, qu'on allait voir une expo ou un film… Tous ces livres, les disques, que tu m'as fait découvrir... Nos conversations interminables, quand on refaisait le monde, comme on dit dans ton pays... Nos séances de karaoké bourrés... Je n'ai jamais autant ri avec quelqu'un, je me suis beaucoup amusé même lorsque nous ne faisions que muser… Encore un verbe que tu m'as appris... Je t'ai toujours senti hésitant. Je me suis même demandé si tu ne me trouvais pas trop bête pour toi, ou si tu ne m'avais pas placé sur une liste d'attente. J'avais l'impression que tu pouvais avoir toutes les filles que tu désirais. Que je ne t'intéressais pas ou plus... Quand tu m'as présenté tes enfants, j'ai voulu prendre des distances, j'ai lutté, mais je reconnais que ça n'a rien changé à mon attirance pour toi. Tu étais devenu une obsession, et une souffrance. Oui, une souffrance. Car rien ne se passait. Que je ne crois pas en l'amitié entre une fille et un garçon. Du moins quand cette ambiguïté, cette attirance, existe. Les causes perdues, c'est beau, c'est romantique, mais j'ai passé l'âge, tu comprends ? Récemment, plus tu prenais de mes nouvelles, sur un ton léger, avec nos références et nos blagues préférées, plus ça me détruisait. Je n'ai pas le cœur, la force de maintenir ce lien avec toi. Et je ne veux pas que tu m'exposes ta version des choses. Je ne peux l'entendre. On se voit aujourd'hui pour que tu ne t'inquiètes pas pour moi, que tu vois que je vais bien, que tu connaisses la raison de mon silence. Et te dire qu'on ne se reverra plus. Je commence à retrouver la vie que je menais avant de te rencontrer. Je sais que ce que ce rendez-vous ne va pas forcément me faire du bien, que, dans cinq minutes, quand je vais repartir, je vais très certainement de nouveau souffrir, mais je tenais à clarifier les choses. Fais-moi plaisir, ne dis rien, reste à ta place, je vais me lever, régler ce mauvais vin et disparaître définitivement de ta vie.

 

jeudi 13 juin 2024

Une évidence

Jakob Tuggener



 

il maintient le livre à plat
sur la table
entre clavier et tasse
copie péniblement cette phrase
qui éveille en lui un sentiment confus
fait de remords de honte
d'autre chose également
qu'il ne sait nommer
une évidence

fait quelques pas dans la cuisine
se ressert un verre qu'il vide
méticuleusement
puis un autre
bientôt ce petit mazelet
de guy et marie taboulay
rejoindra les autres cadavres
qui attendent par terre
d'être emmenés au container

toute une vie à tourner des pages
quand il aurait pu s'investir
davantage
dans le ménage
se former au jardinage 
au bricolage
au patinage
(artistique)
quel con se dit-il

les mots de son auteur favori
semblaient perdre de leur force
en prenant forme
dans la lumière blanche
sous la robe de ce cépage
pourquoi ne parvient-on à dire
toutes ces choses essentielles
aux gens que l’on aime
qu’après leur mort ?

la fatigue finirait par l'en dissuader
le mal gagnait chaque jour du terrain
un retour sur scène après tant d'années
sous silence
loin des hommes
jugée plutôt incongrue
cette dernière disparition
ne pouvait passer qu'inaperçue

je ne suis plus là
crions-nous

 

charles brun, cuisine et dépendance



dimanche 9 juin 2024

Dois-je continuer ?

William Witt

 

 

Le quinquagénaire ne savait que penser. Son esprit choisit la facilité et il se dit que cette fille est une salope, il la tringlera quand il voudra, où il voudra, sur un tas de foin. Il vida son verre, baissa les yeux sur le bois de la table.
— On peut savoir pourquoi vous marchez dans une combine comme celle dont il est question ?
Cash eut une moue ironique.
— Je suis pour l’harmonie universelle, dit-elle, et pour la fin du pitoyable État civilisé. Sous mon apparence froide et apprêtée se cachent et bouillonnent les flammes de la haine la plus brûlante à l’égard du capitalisme technobureaucratique qu’a le con en forme d’urne et la gueule en forme de bite. Dois-je continuer
?
Épaulard la regardait, l’œil rond.
— T’esquinte pas, camarade, dit Buenaventura. C’est la grande incompréhensible, cette morue.

Jean-Patrick Manchette, Nada (1974)

vendredi 7 juin 2024

Le beau temps

Je ne paie pas de mine en ce moment mais
Quand j'aurai réglé mes dettes
J'aurai sûrement un nouveau costume
Et toi, sûrement,
Tu ne m'aimeras toujours pas.
Mais les dimanches soirs
Quand je passerai dans ton quartier,
Bien mis,
Penses-tu qu'à mon tour
Je t'accorderai le même prix ?

 

 ***

 

J'aurais pu me fâcher
Contre les gens que j'aime
Si aimer
Ne m'avait appris
À habiter la mélancolie.

 

 ***

 

Puisque je n'aime plus
A quoi bon venir encore
Devant le bar
Où je buvais tous les soirs
En pensant à elle ?

 

 ***

 

Le beau temps m'a perdu.
Par un temps pareil j'ai démissionné
De mon poste d'employé,
Par un temps pareil j'ai pris goût au tabac,
Par un temps pareil je suis tombé amoureux ;
Par un temps pareil j'ai oublié
D'amener à la maison le sel et le pain ;
Par un temps pareil, toujours
Ma frénésie d'écrire des poèmes resurgit.
Le beau temps m'a perdu.

 

 

Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras
trad. Elif Denitz, avec François Graveline
ed. Bleu autour, 2009

mercredi 5 juin 2024

Passer le temps

 

Bogdan Dziworski

 

Toutes ces belles femmes pensent
Que chacun de mes poèmes d'amour
Leur est destiné
Malheureusement
Je sais bien que je les écris
Pour passer le temps.

 

Orhan Veli, Va jusqu'où tu pourras
trad. Elif Denitz, avec François Graveline
ed. Bleu autour, 2009


lundi 3 juin 2024

Rien d'autre ne m'intéresse

– Que ferez-vous si un jour vous n'avez plus d'idées ?

– Ce genre de questions ne rime à rien. C'est comme si vous demandiez à une cantatrice ce qu'elle ferait si elle n'avait plus de voix. Que devrait-elle répondre ? Qu'elle chanterait des airs muets ? De toute façon, chaque fois qu'on a écrit quelque chose, on croit que c'est fini, qu'on ne peut plus et qu'on ne veut plus. Mais rien d'autre ne m'intéresse.

– Et si vous rencontriez demain le grand amour ?

– Je ne pourrais pas l'empêcher. 

 

Cet entretien accordé par Thomas Bernhard à André Muller en 1979 est publié chez nous en 1986 par Maurice Nadeau dans Ténèbres, qui constitue alors le premier recueil critique autour de l'auteur de La Platrière. Claude Porcell, traducteur du théâtre de Bernhard, était aux manettes. Aussi l'annonce d'une prochaine édition poche de Ténèbres, chez le même Nadeau, a suscité notre intérêt, ne serait-ce que pour laisser reposer l'édition grand format, fragile et devenue rare– mais nullement épuisée. Or, curiosité du monde de l'édition, cette version poche, bien que portant le titre de l' originale, et orchestrée par le même éditeur, est amputée de deux tiers des textes, dont la préface de Porcell et son essai sur le théâtre de Bernhard sans parler de la photo de couverture, elle aussi disparue!
Il y a tant de textes de Thomas Bernhard inédits dans notre langue qu'on est à bon droit déconcerté devant ce type de démarche éditoriale.

vendredi 31 mai 2024

Une force du Passé

Jed Fielding

 

 

Je suis une force du Passé.
À la tradition seule va mon amour.
Je viens des ruines, des églises,
des retables, des bourgs
abandonnés sur les Apennins ou les Préalpes,
là où ont vécu mes frères.
J’erre sur la Tuscolane comme un fou,
sur l’Appienne comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, la Ciociaria, l’univers,
tels les premiers actes de l’Après-Histoire
auxquels j’assiste, par privilège d’état-civil,
du bord extrême d’un âge
enseveli. Monstrueux est l’homme né
des entrailles d’une femme morte.
Et moi, fœtus adulte, plus moderne
que tous les modernes, je rôde
en quête de frères qui ne sont plus.

 

Pier Paolo Pasolini, in Poésie en forme de rose
trad. René de Ceccatty, Rivages (2015

mercredi 29 mai 2024

Nirvana

Tout juste libéré d'un onéreux stage de remise en question et, en même temps, de quête de bien-être, l'ami Charles Brun goûte aujourd'hui au bonheur et, très généreusement, souhaite partager son expérience en transmettant à tous les inconsolables égarés sur ce blogue ses précieux conseils pour atteindre le Nirvana.

 

1. Une alimentation saine. Misez toutes vos économies sur une alimentation équilibrée et variée, en privilégiant les aliments naturels et non transformés. Evitez la viande, les produits gras et toute friture, les plats surgelés, la cuisson ou le réchauffement au micro-onde. Pensez à mâcher longuement avant d'avaler. Optez pour des aliments mous. Ne parlez pas et ne regardez pas d'écran en mangeant. Concentrez-vous sur votre assiette. Mangez en pleine conscience. Ne buvez pas d'eau au cours des repas, mais avant et après (de 2 à 3 litres par jour). Ne buvez plus de café ou de thé après 50 ans, privilégiez les tisanes et infusions naturelles que vous consommerez ni trop chaudes ni trop froides.

2. Un sommeil répérateur. Aménagez-vous une chambre calme et sombre, à la température pas trop élevée (18°C maximum), évitez bien entendu les écrans avant de vous coucher. Parfumez votre oreiller de quelques gouttes d'huile essentielles de lavande. Couchez-vous tous les soirs à la même heure : de préférence avant 22h00 et jamais après 22h30. Si par malheur, vous avez invité des amis à dîner, n'hésitez pas à leur dire la vérité et à les mettre à la porte si leur taxi n'est pas à l'heure. De préférence, dormez seul(e).

3. Dites non aux addictions. Refusez les habitudes et tout type d'addiction: alcool, tabac, café, drogues douces ou dures, sexe, séries TV, réseaux sociaux, shopping et achats impulsifs, le rêve du grand amour ou d'un monde meilleur, parler pour ne rien dire, voter, etc. 

4. Les bienfaits du sport. Une activité physique régulière permet de mieux connaître son corps, de le comprendre, de savoir l'écouter. Elle diminue également le stress, renforce le système immunitaire, améliore l’humeur et la confiance en soi. Le sport fait de vous un héros du quotidien. Dans le domaine de la baignade, privilégiez la tenue d'Eve, voire d'Adam. Plus généralement, ressourcez-vous régulièrement au contact de la nature. C'est un excellent moyen de recharger ses batteries et un remède contre le burn out. Prenez le temps de vous relaxer. Pratiquez la méditation, en profitant de moments de solitude ou en faisant une activité qui vous permet de vous évader. Ne jamais rester assis plus d'une heure, même au cinéma et encore moins au théâtre.

5. Adoptez la gratitude. Abandonnez toute passion, les tristes en particulier. Oubliez les tentations de rébellion ou de contestation. Demeurez d'humeur égale tout au long de la journée. Pratiquez la gratitude. Vous découvrirez l’art de cultiver le bonheur simple au quotidien, de prendre le temps de voir et de reconnaître ce qu’il y a de positif dans votre vie, ce qui vous apporte la joie, le sourire, le réconfort, l'amusement et l'émerveillement. Pensez à honorer la vie et les autres. Choisissez de mettre à l'honneur chaque jour une personne qui apporte de la joie dans votre vie et contribue à votre bien-être. Il y en a bien plus que vous ne le pensez. Si votre entourage manque de densité et d'intérêt, improvisez et choisissez quelqu'un au hasard dans la rue ou au bureau. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Pensez à garder le sourire en toutes circonstances.

6. N'ayez plus peur. Nous sommes abreuvés de nouvelles mauvaises et anxiogènes mais également de personnes toxiques et perdues. Eliminez les unes et les autres de votre vie. Ignorez-les. Armez-vous de pensées positives, c'est la guerre. Supprimez de vos lectures tous ces poètes et professeurs de désespoirs, optez pour des auteurs légers et profonds tels que Eric-Emmanuel Schmitt (avec deux t), Marc Lévy ou Grégoire Delacourt et ses envies. Pour les femmes, relisez tout Virginie Grimaldi, plusieurs fois. La même chose avec Melissa Da Costa. N'écrivez pas. Cessez de vous lamenter sur votre sort. Ne pleurez plus. Soyez adulte, merde !

7. L'argent ne fait pas le bonheur. Jamais adage populaire n'aura été aussi actuel. N'enviez plus le train de vie et le sort de ces milliardaires, toujours plus nombreux, surtout dans notre pays, et en permanence, les pauvres, sous le feu des critiques pour de sombres histoires de fortunes cachées ou d'argent public confisqué. Ne pétez pas plus haut que votre cul. Que la modestie devienne votre seul critère en matière de revenus, de dépenses, de logement et d'ambition. Soyez en paix avec vous-même, ne rêvez plus, soyez présent dans le présent. Toute adversité sera ainsi surmontée.

8. La fuite. Ne suivez aucun conseil lu ou entendu ici ou là, et encore moins s'il provient d'un ami. Fuyez toutes ces personnes qui prétendent vous
éclairer ou vous aider