J'ai eu beau lui dire que j'étais occupé, noyé par les cartons de déménagement, il n'a rien voulu savoir. Il s'est pointé comme une fleur avec un bouquet pour madame et des sarcasmes pour moi.
- Tu les a tous lus ?
- Non, bien sûr.
- Et ceux que tu as lus, tu ne t'en débarrasses pas ?
- A de rares exceptions, non.
- Pose-toi et réfléchis une seconde. T'as 50 balais, il te reste quoi ? Allez, quinze-vingt ans à vivre vu ce que tu te mets chaque soir à l'apéro et après...
- Qu'est-ce que tu sais de ce que je me mets à l'apéro et si c'est comme ça chaque soir ?
- Je te connais.
- Bon, termine ta théorie...
- Quelle théorie ?
- Ta démonstration, si tu préfères.
- Oui, alors, t'as 50 balais, vu que tu achètes encore, régulièrement, des livres, que t'en reçois certains en SP...
- Tu veux dire que je n'aurai pas le temps de tout lire, c'est ça ?
- Ni de relire.
- Je sais, et ça m'angoisse déjà suffisamment comme ça. Tu sais ce qui m'angoisse aussi, c'est quand je referme un carton. J'ai peur d'avoir une soudaine envie de relire un livre ou d'y rechercher une phrase, un passage, et de ne pouvoir le faire avant d'avoir emménagé.
- Ah, bon ? T'es angoissé, toi ?
- Tu vois que tu ne me connais pas si bien que tu le crois.
- Je plaisantais. En sélection officielle du festival de l'angoisse, tu serais invité hors-compétition pour pas fausser la concurrence. T'as pas une petite bière qui traîne au frigo ?
- A 14h30, tu veux te mettre à picoler ?
- Non, juste une bière. J'ai la gorge sèche avec toute cette poussière que tu soulèves.
- Désolé, ça doit faire dix ans que je n'ai pas acheté de la bière.
- Et ce ventre, alors, ça vient d'où ?
- D'abord, je n'ai pas plus de ventre que toi, c'est parce que je ne me tiens pas droit qu'on a l'impression que... Et ensuite, j'ai dit que je n'en achetais pas, je n'ai pas dit que je n'en buvais pas.
- Je vois. T'as réfléchi à ma démonstration ?
- J'ai pas le temps, là.
- Tu devrais, ça allègerait ton déménagement. C'est que c'est lourd, des cartons de livres.
- Je sais, j'ai été libraire. Justement, j'ai l'impresion de faire des retours à l'éditeur quand je prépare un carton, avec le scotch et le marqueur. J'avais le coeur déchiré quand venait la saison des retours. Tu sais que c'est comme ça que les éditeurs se font des couilles en or ?
- Avec les retours ?
- Avec les offices. Et le prix unique du livre.
- C'est quoi, ça, les offices ?
- Les nouveautés imposées aux libraires.
- La rentrée littéraire ?
- Pas que. Des nouveautés, il y en a toute l'année. Les libraires paient l'office à la fin du mois et ne retournent les invendus qu'après trois mois de mise en place.
- Et alors ?
- Ben plus un éditeur édite, plus il se fait de trésorerie.
- Et quel est le rapport avec le prix unique du livre ?
- Le maintien d'un réseau important de librairies. Et donc le renforcement financier des éditeurs. Je parle des gros, hein ?
- Je suis pas sûr d'avoir bien saisi.
- Peu importe. Faut que j'avance, là.
- Tu dois être sonné à la fin de la journée avec cette poussière, cette odeur du marqueur, la radio allumée en permanence...
- Et les boulets qui se pointent à l'improviste.
- C'est moi, le boulet ?
- Tu veux pas descendre à l'épicerie nous prendre un pack de 12 ?
- Sérieux ?
- Oui, je n'ai pas envie de boire, mais ça me fera des vacances.
- Tu sais recevoir, toi ! Moi, je voulais juste t'aider.
- T'as qu'à vider l'étagère du fond.
- Ah, non, je ne supporte pas le contact avec les livres des autres.
- Qu'est-ce que c'est que cette connerie ?
- La poussière des livres des autres.
- Parce que les tiens, ils sont époussetés quotidiennement ?
- Il n'y a plus de livres chez moi. Alors tu comprends, je ne vais pas me farcir maintenant ceux des autres.
- Tu n'as pas de livres chez toi ?! Qu'est-ce que tu racontes ?
- Je te jure. Tu n'as pas entendu parler de la dématérialisation ?
- Tu veux dire que tu lis tout sur écran ?
- Non.
- Ben alors, comment tu fais ?
- Je ne lis plus.
- Comment on peut vivre sans livres ?
- Comme toi, mais en mieux. Il y a plein de gens qui vivent sans lire et ils ne sont pas malheureux pour autant.
- Les analphabètes ?
- Non, des gens qui ont fait des études et tout ça.
- Oui, je sais bien, mais je ne comprends pas.
- Tu ne te rends pas compte : les livres ne servent à rien. Quand t'es étudiant, on t'oblige à en acheter et à les lire, ou faire semblant de les lire. Mais après, une fois que tu as un boulot, tu es débarrassé de la lecture. A quoi ça sert, la lecture ? Tu as tout ce qu'il faut à la maison.
- T'es sûr que tu ne veux pas descendre chercher des bières, je commence à déprimer, là, et je sens que ça me ferait du bien.
- Tu ne vas pas te mettre à picoler à 14h45. Autrement, faudra que je revoie ma théorie à la baisse. Et tu seras encore plus abattu par le résultat.
- Bon, si ça ne te dérange pas, je continue. Faut que j'avance encore avant de filer à l'hôpital voir ma mère.
- Tiens, ça me ferait plaisir de la voir, je pourrai venir ?
- On en reparle.
- Tu te rends compte du temps que tu perds avec tous ces livres. Elle serait plus heureuse, ta mère, si tu passais ce temps-là avec elle.
- Elle serait plus heureuse si je n'étais jamais parti de chez elle, mais tu sais, les enfants grandissent.
- Ne sois pas si péremptoire ! Justement, tous ces livres, tu vois, ça a quelque chose d'enfantin. Comme un gamin qui ne veut pas se séparer de ses jouets.
- On est en plein délire.
- Pas du tout, réfléchis à tout ça. Réfléchis aussi à tout ce que tu perds pendant que tu lis. Internet, forcément, il s'y passe tellement de choses, y'a des trucs tellement drôles. Moi, je peux y passer des heures.
- C'est chronophage.
- Arrête avec ces mots à la mode. Passons sur internet. Tu pourrais être dehors, la vie elle est là, dans la rue, dans un bar, pas dans ton fauteuil ou dans ton lit avec un livre dans les mains.
- Proust passait ses journées au lit.
- Proust, il aurait un blog aujourd'hui et il ne nous bassinerait pas avec ses histoires de pédés déguisées en amours hétéros.
- C'est pas un peu caricatural, ta vision de Proust ?
- Il était pas pédé ?
- Si, mais la Recherche, c'est bien plus que ça.
- Je ne sais pas, je ne l'ai pas lue. C'est trop long et la vie est trop courte.
- Bon, je crois qu'on a fait le tour du sujet.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- On n'a plus rien à se dire. Et je suis épuisé.
- Je rêve ou tu me fous à la porte ?
- Je ne dirais pas ça comme ça, mais tu ne rêves pas.
- Et ta mère, je peux pas venir la voir avec toi ? Je l'aime bien ta mère, moi.
J'ai claqué la porte et j'ai rouvert le premier carton venu. J'ai pris un livre et relu quelques lignes au hasard :
Nous sommes seuls, chacun est seul avec soi-même, avec sa propre mort et
sa vie solitaire et désastreuse, nous sommes tous très seuls. Mais je
vais te dire quelque chose qui va peut-être te consoler. La solitude est
l’aphrodisiaque de l’esprit, comme la conversation l’est de
l’intelligence...
Ouf, je ne t'ai pas rendu visite hier. Même avec la transposition de la fiction, je l'aurais mal pris !
RépondreSupprimerAh bon ? Ce n'était pas toi ?
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