dimanche 28 avril 2024

Débandade

 

Georg Oddner


 

– Tu vois, là, ce truc qui bouge tout seul dans mon maillot de bain, ce petit animal qui veut sortir de sa cage? Ça s’appelle une trique.
– Oui, je connais.
– Tu dis que tu connais, moi je dirais plutôt que tu as connu. Nuance.
– Oui, je connais moins, ces derniers temps, j’admets.
– Eh bien
! figure-toi que si, toi, tu connais moins, moi je connais tout comme quand j’avais vingt ans, si tu vois ce que je veux dire.
– Si je comprends ton raisonnement, ta trique, elle aimerait bien de temps en temps aller voir un peu par là si j’y suis.
– Exactement. Et tu y es pas souvent.
– On va pas tourner autour du pot. Tu me désires, c’est ça
?
– Bingo ! Comme au premier jour, c’est pas beau ça
?
– Pourquoi tu me désires
? Je veux dire pourquoi moi?
– Ben… parce que t’es ma femme, t’es là avec moi, en maillot de bain sur une plage…
– Y en a d’autres qui sont en maillot de bain, et qui sont plus jeunes et plus belles que moi, tu l’admets
?
– Oui, je vais être honnête, il y en a plein d’autres qui sont désirables.
– Alors pourquoi tu vas pas les voir pour leur dire que tu les désires
?
– Ben parce que t’es ma femme, je vais pas te tromper.
– Mais si j’étais pas là, t’irais les voir ?
– Ben, si j’avais le choix.
– Disons que t’as le choix.
– Alors j’irais.
– Tu m’aimes ?
– Pourquoi tu me demandes ça maintenant
? Tu le sais bien.
– Tu m’aimes ou tu me désires
?
– Mais enfin… les deux.
– Mais là, au moment où on se parle, tu me désires plus que tu m’aimes.
– Là, tout de suite, c’est vrai, je suis plus axé sur le désir, comme tu peux en juger par ce qui se passe dans mon maillot de bain.
– Oui oui, d’accord, mais tu me désires parce que tu m’aimes ? Ou tu m’aimes donc tu me désires
?
– Hein
?… Ben c’est pareil.
– Non c’est pas pareil, justement. Moi je voudrais savoir pourquoi tu me désires moi et pas la jeune fille en string bleu là-bas.
– Ben parce que… je… je sais pas… Parce que t’es ma femme.
– Donc c’est par habitude, ou par facilité.
– Mais non pourquoi tu dis ça ?
– Ma question c’est : qu’est-ce qui provoque ton désir
? Moi ou une pulsion sexuelle?
– Mais je sais pas, c’est…
– Eh ben il faut savoir.
– …
– T’as trouvé
?
– Ben non. Tu m’embrouilles avec tes questions, c’est malin, maintenant je débande.
– Voilà. Ça va mieux ? Allez, lis ton livre, je l’ai lu, tu verras, c’est très bien.

 

David Thomas, On ne va pas se raconter d’histoires, Stock

samedi 27 avril 2024

Pensées douloureuses

William Claxton

 

La musique est pour moi ce qu'il y a de plus délicieux au monde. J'aime les beaux sons plus que je ne saurais dire. Pour en entendre un seul, je suis prêt à courir mille pas de suite. Souvent, l'été, quand il fait si chauddans les rues et que j'entends le son d'un piano venant d'une maison inconnue, je m'arrête pour écouter et je me dis que je vais mourir sur place. Je voudrais mourir en écoutant de la musique. Cela me paraît si facile, si naturel, et d'un autre côté, naturellement, c'est impossible. Les sons seraient des coups de poignard trop tendres. Ils font des blessures qui brûlent, sans doute, mais elles ne s'enflamment pas. Elles saignent, mais au lieu de sang, ce sont des pensées douloureuses qui s'égouttent. Dès que les sons s'arrêtent, tout redevient calme en moi…

 

Robert Walser, Les Rédactions de Fritz Kocher,
trad. Jean Launay, rééd. Zoé poche, 2024

mercredi 24 avril 2024

Sagesse en caisse



 

Toute forme de hâte, même vers le bien, trahit quelque dérangement mental.

***

Si c'est le propre du sage de ne rien faire d'inutile, personne ne me surpassera en sagesse : je ne m'abaisse pas même aux choses utiles.

***

Si on avait pu naître avant l'homme !

 

Cioran, De l'inconvénient d'être né


lundi 22 avril 2024

Démangeaison

 

Pierre Pedelmas

 

Je ris aux mots, j'aime quand ça démarre,
qu'ils s'agglutinent et je les déglutis
comme cent cris de grenouilles en frai.
Ils sautent et s'appellent,
s'éparpillent et m'appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c'est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de mes profondes lèvres,
là-bas où l'eau du monde m'a donné vie.
Je me vidange quand m'accouchent ces dieux têtards.
Je m'allège et m'accrois par ces sons qui dépassent,
issus d'un au-delà, presque tout préparés.
J'en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu'à peine en ce visage
qu'ils m'ont fait voir et qui parfois m'effraie,
car ce n'est pas moi seul qui par eux me démange.

 

André Frénaud, in La Sainte Face,
Poésie/Gallimard

samedi 20 avril 2024

Citoyen négligé

Henri Roger-Viollet


 

Lorsque que l’écrivain s’éveille en moi, je passe avec indifférence à côté de la vie, je dors en tant qu’être humain et néglige peut-être en moi le citoyen qui, si je lui donnais forme, m’empêcherait aussi bien de fumer un cigare que d’écrire. Hier, j’ai mangé du lard et des haricots tout en songeant à l’avenir des nations, songerie qui n’a pas tardé à me déplaire parce qu’elle nuisait à mon appétit. Que ceci, ici, ne devienne pas une rédaction bas de soie, voilà qui me fait plaisir et sera peut-être à titre exceptionnel, c’est ce que j’imagine, du goût d’une partie de mes bienveillants lecteurs, du moment que cette façon continuelle de tenir compte des filles, cette façon incessante de ne jamais laisser les femmes de côté, peut ressembler à un assoupissement, ce que pourra confirmer toute personne à la pensée un peu vive. 

 

Robert Walser, La Buveuse de larmes,
trad. Marion Graf, éd. Zoé, 2024

dimanche 14 avril 2024

Rêves clandestins

Inge Morath

 

 

Peu avant la tenue du Festival du livre de Paris, le ministère de la Culture a publié une étude sur le livre d'occasion reposant sur l'analyse de « panels de consommateurs », orchestrés par des sociétés privées. On y apprend que ce marché a connu une nette progression en comparaison avec celui des livres neufs imprimés, dont les prix ne cessent d'augmenter– sans parler de la qualité ou de l'intérêt de ces nouveautés. La lecture du rapport est interrompue par une sieste bienvenue. Je rêve de l'époque bénie de ma jeunesse durant laquelle, sans un rond, même pour me payer un livre d'occasion, je volais mes lectures dans une grande surface culturelle…
Au réveil, je survole la presse et découvre la dernière idée lumineuse de sa Majesté Jupiter, une contribution bientôt demandée
« aux acteurs de l'occasion » afin d'éviter nous dit-on que ce type de livre, notamment vendu sur les plateformes pourtant chères au président-philosophe de notre start-up nation en dépôt de bilan, finisse par contourner la réglementation sur le prix unique du livre.
En même temps, comme on dit, l'inénarrable ministre de la culture annonce la création expérimentale de bibliothèques dans les Habitations de longue maladie (HLM) et dans les zones rurales. Elle souhaite ainsi rendre le livre accessible aux jeunes gens instagrammés dans ces lieux dépourvus de librairies, de médiathèques, de boîtes à lire et de livres d'occasion… Selon une autre étude publiée ces jours-ci, la lecture serait considérée par les plus jeunes comme une activité d'une autre époque. « A quoi ça sert de lire puisque plus personne ne lit? », m'a récemment demandé sans rire une jeune fille de mon entourage.

 ***

L'autre jour, nous allons dîner chez un ami de mon amie. Et sommes confrontés, à peine la porte poussée, à un mur de livres, étagères optimisant, comme on dit, ce couloir scindant en deux le petit appartement : à gauche, un bureau, à droite, la cuisine ouverte sur une salle à manger, puis la chambre. J'avise le fauteuil dans lequel je vais pouvoir sans plus attendre me remettre de la raide ascension des cinq étages. Soudain mon regard est attiré par une étagère solitaire, entourée de photos de Catherine Deneuve comme il se doit. Peu de livres sur cette planche mais la quasi totalité de l'œuvre du singulier Robert Walser auquel j'ignorais que notre ami louait un culte. La photo du poète suisse complète le sanctuaire. Je fais part de ma stupéfaction. « Mon cher petit Robert mérite bien ça! », s'exclame l'ami de mon amie.

 


 

Rêvassant toujours, je déambulais hier, un carton de courses entre les pieds, sur ma machine à travers les rues du quartier déserté lorsque surgie de nulle part apparut sur le trottoir une jeune fille blonde en pantalon blanc plongée dans la lecture d'un livre. Un élan stupide me poussait à descendre du scooter et lui demander le nom de l'heureux élu qui parvenait à captiver à ce point son attention mais je me ravisais immédiatement. J'ai préféré poursuivre mes rêveries, imaginer que l'épais volume dans les mains de mon insolite fantôme s'avèrait être un roman de Dostoievski ou des nouvelles de Bukowski plutôt que le dernier opus feel good de Melissa Da Costa.

 

Non encore taxées– et bientôt clandestines?–, les boîtes à lire recèlent parfois des trésors, comme cette traduction d'Animal Farm de 1964, trouvée ce matin, que je ne connaissais pas et vais lire illico. Ne le dites à personne.

 

samedi 13 avril 2024

Coup bas

 

Imogen Cunningham

 

J'aimerais qu'on m'explique pourquoi tous les hommes avec qui je couche essaient de me sodomiser. Ça n'a jamais loupé, même si certains s'y prennent plus timidement, je n'y coupe pas, vient toujours un moment où je les sens faire une tentative. Qu'est-ce que ça veut dire ?! C'est symbolique, c'est ça ? J'ai une tête de fille qui se fait entuber ? qui se fait avoir ? Ou quoi, les hommes sont en fait tous des homosexuels refoulés ? Ou alors je les attire avec quelque chose qui m'échappe, des phéromones de la sodomie qui se dégageraient de moi comme un parfum irrésistible ? J'ai mené ma petite enquête auprès de mes copines, il y a des tas de mecs qui sont absolument pas intéressés par cette pratique, alors pourquoi moi, je tombe que sur des sodomites ? Je comprends pas ! Je suis même allée jusqu'à m'accroupir sur un miroir pour voir si j'avais un trou de balle de compétition, je sais pas, un anus d'une telle beauté qu'il donnerait une envie incoercible de s'y introduire. Sans avoir une grande expérience en la matière il m'a paru tout à fait normal. Tu sais quoi, demain, je vais me faire tatouer un N à peu près de la même taille que mon orifice sur chaque fesse. Comme ça, à l'avenir, dès qu'ils me prendront en levrette, les choses seront claires.

 

David Thomas, Le poids du monde est amour, J'ai lu

vendredi 12 avril 2024

En toute circonstance

Saul Leiter

 

Je suis la seule femme de l’escalier C. Ils sont cinq à partager avec moi cette partie de l’immeuble. Au premier, deux étudiants d’à peine vingt ans qui, à en juger par leurs tenues vestimentaires, font des études scientifiques, ou de la géographie, peut-être, c’est à leurs pulls que je vois ça, trop moches. Ils sont timides et ils doivent pas s’amuser souvent, ces deux-là. Moi, à vingt ans, j’emmerdais tout l’immeuble au moins une fois par semaine en ouvrant ma porte aux copains. Au troisième, au-dessus de chez moi, M. Goldstein, quatre-vingt-douze ans, qui ne sort pratiquement plus de chez lui et à qui je propose de temps en temps de faire quelques courses. Au quatrième, Paley, pas loin de la soixantaine, énorme bide et cheveux longs à la Léo Ferré, chez qui une femme très douce vient habiter quelques jours par mois. Et au cinquième Augustin Févron, la mi-trentaine, pas mal, sans plus, mais que j’essaierais bien. Lui, depuis cinq ans que je vis là, j’ai dû voir trois ou quatre fois une femme monter chez lui ; même s’il y en a qui m’ont échappé, ça fait pas bézef. Je sais que tous ces hommes me désirent, à leur façon de me regarder, d’engager la conversation, de s’attar­­der, de me demander si ça va. Ils sont tous très gentils avec moi, parfois, quand ils m’entendent descendre les escaliers avec mes talons, ils ralentissent ce qu’ils ont à faire dans le local à poubelles ou devant les boîtes aux lettres, ils ­m’attendent pour qu’on se croise et « Bonjour Lætitia, ça va ? Dites-moi, vous n’avez pas de problème avec l’inter­phone, vous ? Non, je dis ça parce que moi... » Quand je fais l’amour avec un homme chez moi, j’en rajoute un peu. Et l’été, il m’est arrivé souvent de me masturber la fenêtre ouverte et de les imaginer m’entendre, seuls, chez eux, jouir bruyamment. J’ai vingt-huit ans et je suis très jolie. C’est pas que je me la pète mais une belle jeune femme sait très bien les pensées qu’elle suscite chez un homme. Et ce que je provoque chez eux me touche. Même quand ils sont laids ou vieux. Surtout quand ils sont laids ou vieux. Mes voisins savent qu’ils ne coucheront jamais avec moi, mais je suis certaine qu’ils y pensent. Il ne me viendrait jamais à l’idée de descendre mes poubelles en espadrilles trouées et en vieux pull trop large. Ils font rarement l’amour, ces types-là, alors il faut pas les décevoir, il faut être fraîche et attirante en toute circonstance. Quand on sonne chez moi, je vérifie ma chevelure et me repasse un peu de rouge sur les lèvres, ça mange pas de pain et ça peut faire que plaisir. J’essaie toujours de leur donner de quoi rêver un peu à mes petits bonshommes.

 

David Thomas, Le poids du monde est amour, J'ai lu 12350, 6.90 €


mardi 9 avril 2024

Et puis, on se rappelle...

 



« Il est de ceux dont on ne parvient jamais tout à fait à se dire : “il est mort”. On les imagine en vacances, ou retirés en province. On décide de leur écrire, et puis on se rappelle... »

Ainsi parlait Jean-Claude Pirotte à propos d'Alexandre Vialatte. D'autres notes sur ses auteurs de chevet, et de nombreuses citations, ont été glanées dans le bureau-bibliothèque du poète belge par Sylvie Doizelet, romancière et compagne des dernières années, à qui nous devons déjà les merveilleux 5000 poèmes inédits parus en 2020, Je me transporte partout.

Pirotte s'entourait de ses livres préférés pour écrire. Et lorsqu'on s'en approche aujourd'hui, ceux-ci, paraît-il, s'ouvrent comme par magie aux pages marqués par des signets. Concocté par Sylvie Doizelet et publié par les éditions de La Grange-Batelière – dont la rue nous est familière, mais c'est une autre histoire...–, un curieux petit recueil de ces divers textes sera disponible sous peu dans les bonnes boutiques sous le titre éloquent de Pas le temps de prendre la poussière (12€)

« Chacun des fragments est un morceau de Jean-Claude Pirotte », nous dit-on. L'occasion de croiser Calet, Jacob, Michaux, Follain, Larbaud, Guilloux, Delteil, Cayrol... et de boire un coup à la mémoire de tous ces illustres et irremplaçables poètes.

lundi 8 avril 2024

Des pierres

Pierre Jahan


 
 
 
J'aurais dû courir
Ne pas voir un seul visage longtemps.
Et j'étais l'herbe aux pieds des monstres
Et je vois que c'étaient des pierres
Qui continuent à rire sous la poussière.
Et moi, je suis chassé, aminci,
Je sens le sable du malheur.
Comme un couteau de lumière
Je m'en vais trancher tout seul la nuit.

 

Pierre Morhange, La Vie est unique, Gallimard, 1933

samedi 6 avril 2024

Projection privée


Gilles D'Elia

 

Je viens de terminer l'écriture de mon propre biopic. Certes, l'intrigue assez mince tient dans une boîte d'allumettes humide, mais le scénario d'une durée de trois heures trente précises – pas une seconde de moins–, au rythme fréné  et au budget somme toute modeste offre pléthore d'erratiques digressions non-poétiques et encore moins philosophiques. L'insoutenable dénouement sans orchestre clouera à jamais, j'en suis persuadé, le spectateur sur son siège. Reste à trouver l'interprète principal. D'un charisme contestable et d'une voix à peine audible, le comédien devra relever le défi de passer inaperçu tout le long du film. Les producteurs les plus militants et puissants se bousculent déjà.

 

charles brun, cauchemar de gloire