samedi 30 avril 2022

Cul-de-sac

Paul Almasy

 

 

Beaucoup d'êtres humains, hommes et femmes, sont comme ces grandes allées dont le fond est si mystérieux et si attirant dans le clair-obscur des bois qu'on se demande avec anxiété où elles conduisent. Si l'on cède à la séduction, si l'on a le mauvais goût d'aller jusqu'au fond, le mystère s'évanouit. L'allée s'achève en cul-de-sac, dans une banale clairière, et il n'y a plus qu'un soleil cru sur le sable.

 

Paul Gadenne, Le long de la vie, Carnets 1927-1937,
Éditions des instants, 2022.

mercredi 27 avril 2022

Une distraction

 


A la date du 14 mai 1929, Paul Gadenne, de passage sur ses terres natales pour un rendez-vous électoral, des municipales très certainement, note ces lignes. 

 

A Armentières encore : disputes électorales. Cela arrive brusquement, comme un ouragan. Sans qu'on sache pourquoi on voit tout à coup des yeux hors des orbites, des joues gonflées, des bouches distendues, des poings crispés. On crie sans nul besoin, par pur exercice. La colère est une distraction qu'on se donne, parce qu'on a des forces à dépenser. Ces spectacles-là remplacent les jeux des gladiateurs de l'Antiquité, les tournois du Moyen Âge. Les combats électoraux et les guerres, sous des aspects sérieux, ne sont que des jeux où l'humanité emploie sa force, pour se la prouver. C'est là que se déverse le trop-plein des énergies, comme jadis dans les Croisades. On va au scrutin comme on allait à Jérusalem : avec l'espoir de donner de bons coups, de frapper dur.


Les jeunes Éditions des Instants, en collaboration avec l'inépuisable Didier Sarrou, entament la publication des carnets de l'auteur de Siloé. Le premier volume, intitulé Le long de la vie, comprend les neuf premiers carnets, tous inédits, couvrant la période 1927-1937. Un document précieux pour les amateurs, qui ne manqueront pas de se précipiter également sur le dernier numéro du Matricule des anges dans lequel l'insatiable Éric Dussert consacre un dossier à Paul Gadenne (1907-1956)

 


 

mercredi 20 avril 2022

Faut pas qu'on traîne

Dora Maar



 

‒ Tu ne peux pas ne pas regarder.

‒ Détrompe-toi...

‒ ...Il en va de l'avenir du pays...

‒ Ça me manquait, ces brèves de comptoir dont tu as le secret...

‒ Tu veux qu'on aille s'asseoir ? Il y a de la place en terrasse...

‒ Je n'ai pas forcément envie de payer mon ballon de rouge le prix d'une bouteille entière à l'épicerie en bas de chez moi. Et puis, je n'ai pas l'impression qu'une fois assis, nous tiendrions des propos plus intelligents...

‒ Tu ne vas pas voter, j'imagine...

‒ N'oublie pas : aucun appel, aucun message durant ce bas débat... Je ne veux rien savoir. La température du plateau, la taille de la table, le choix des questions et les éléments de langage, le brushing de la Salami ou celui de la Pen, la moumoute du poudré a-t-elle tenu jusqu'au bout, a-t-il renoncé à son arrogance, l'héritière a-t-elle un programme social, lequel de ces épiciers est le plus écolo... Rien, je ne veux rien savoir.

‒ Tu ne m'as pas répondu.

‒ Je n'en ai pas l'intention. Comme je n'ai pas l'intention de discuter de ces deux baltringues, du pathétique show qu'ils nous préparent ou du Donbass...

‒ Ça risque d'être au-delà de tout ce qu'on a vu jusqu'à maintenant, le Donbass.

‒ Tu as entendu ça où ?

‒ A la radio.

‒ Ah, c'est toi ?

‒ Comment ça ?

‒ C'était une plaisanterie...

‒ Je ne suis pas sûr de comprendre...

‒ Peu importe... 

‒ Tu es en forme, ça fait plaisir...

‒ Je ne suis pas animateur télé, tu te souviens? Je suis fatigué de tout ce cirque ! La crise permanente, la peur dans les têtes et les oreilles, ces gueules sinistres croisées dans le métro, ces gueules d'assureurs et de guichetiers de banque qui nous gouvernent... Je n'ai pas envie de parler de ça. J'en ai la nausée... Et puis, il y a Julian Assange, condamné à des centaines d'années de prison pour avoir révélé le fonctionnement de cette mafia, ces larbins de l'industrie de l'armement et du divertissement, dont tout le monde se fout... Tiens, toi qui es toujours informé, qui crois l'être, qui reçois toutes ces alertes sur ton titécran, as-tu vu passer l'info de l'extradition d'Assange? Du feu vert des British pour livrer à la mort certaine l'un des seuls journalistes dignes de ce nom?

‒ Aujourd'hui ?

‒ Oui, mais j'imagine que ce pauvre Assange ne fait pas les titres des sites d'infotainment de nos grandes démocraties... On préfère de loin parler du héros Zelensky, ce mauvais acteur de sitcom, grand patriote et évadeur fiscal, manipulé par l'OTAN, McKinsey, les Amerloques et les néonazis ayant infiltré l'armée — qui tous rêvent d'entraîner l'Europe entière dans la guerre —, faisant des selfies en chef de guerre et t-shirt kaki, de l'agité parano et corrompu du Kremlin, tombé dans le piège, des bons réfugiés, bien blonds comme nous, du front républicain et de l'avenir de M'Bappé... Tiens, commande-nous la même chose et règle l'addition tant que tu y es, faut pas qu'on traîne... 

‒ Donc, tu ne voteras pas ? Comment veux-tu que les choses changent?

‒ Ne t'entête pas. Dis-toi bien une chose: ce rendez-vous dit démocratique est organisé par la bourgeoisie, soumise aux lobbies de toute sorte, sa promotion est faite par les médias, contrôlés par des milliardaires à 90%, c'est une illusion, une liberté en trompe-l'oeil, jamais un projet remettant en cause le fonctionnement-même de la société bourgeoise ne passera par les urnes. 

‒ Mais tout de même, Le Pen ou Macron, ce n'est pas la même chose.

‒ C'est vrai. La fille du borgne est une femme, par ailleurs, héritière d'une fortune mal acquise et vivant dans un château à Saint-Cloud tandis que l'éborgneur est un homme, par ailleurs, banquier d'affaires ayant dissimulé 90% de sa fortune dans les paradis fiscaux et proprio d'un manoir normand, d'un appartement dans un beau quartier parisien, et je ne sais plus quoi, et dont le gouvernement ces dernières années ne tenait plus que par la répression policière. Entre les deux, mon cœur balance, j'avoue. Pile, ils gagnent, Face, nous perdons. De quoi hésiter, en effet... Allez, faut que tu te rentres si tu veux, en allant te coucher ce soir, sentir que tu as fait ton devoir de vrai républicain et dormir tranquille jusqu'à dans cinq ou sept ans...


vendredi 15 avril 2022

Une rage lourde

 

Andrey Godyaykin

 

Chaque jour dans une rage lourde,
C’est un vent de mort, un souffle gourd
Et puant qui tue les âmes sourdes
Sans témoins, sans plaintes, sans secours,
Sombre es-tu, Russie, pour tes poètes :
La terreur, l’étouffement des mots…
C’est Pouchkine qu’une balle guette,
C’est Dostoievski à l’échaffaud.
Terre russe, infanticide amère,
Tel sera peut-être aussi mon sort ;
Dans tes caves, voir saigner mes frères
Et sombrer sous des morceaux de corps –
Gravissant ton Golgotha, j’espère,
Non, je n’abandonne pas les morts.
Dans la faim, la rage, l’hécatombe,
Que je meure, j’aurai fait mon choix :
Je serai Lazare auprès de toi,

Nous ressortirons de notre tombe.



Maximilian Volochine, trad. André Markowicz,
in Christian Olivier, La révolution au cœur, ed. Attila, 2021

mardi 12 avril 2022

Jusqu'à la fin

 

Jean Moral

 

Ce qui est beau, ce qui élève,
Ce n'est pas la célébrité.
Il ne faut pas ouvrir d'archives
Ou trembler sur de vieux papiers.

Créer veut le don de soi-même.
Non le tapage ou le renom.
Honte à qui n'est rien par lui-même
D'être connu comme un dicton. 

Vis donc sans supporter de place
Mais de manière à, pour finir,
Attirer l'amour de l'espace,
Entendre appeler l'avenir. 

Et s'il faut laisser des lacunes,
Que ce ne soit dans tes papiers,
Mais en sacrifiant quelques-unes
Des pages de ta destinée.

Il faut te plonger dans l'oubli
Pour y dissimuler ta route
Comme un site dans les replis
Du brouillard quand on n'y voit goutte.

D'autres, selon ta trace fraîche,
Suivront ta route, pas à pas.
Mais entre victoire et défaite,
Le départ ne t'appartient pas.

Et tu dois garder ton visage,
Ne pas t'en écarter un brin
Être vivant, pas davantage,
Vivant, c'est tout, jusqu'à la fin. 

 

Boris Pasternak, in Ma sœur la vie
trad. Hélène Henry, Poésie/Gallimard

vendredi 8 avril 2022

Epilogue

Olga Karlovac

 

 

Et j'ai appris comment s'effondrent les visages,
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse,
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d'œil, argentées,
Comment le rire se fane sur les lèvres soumises,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partagent mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle. 

 

 

Anna Akhmatova, Requiem,
trad. Paul Valet, Minuit

jeudi 7 avril 2022

Dormez tranquilles

Pietro Bandini

 

Je viens de punaiser au-dessus de mon lit le poster publié dans le dernier numéro de Manière de voir, le bimestriel du Monde diplomatique. Mes habituelles insominies seront, j'en suis persuadé, facilement vaincues si je m'emploie tous les soirs à compter les milliers de fichiers qui nous répertorient ici et là. « L’intense complexification de cette toile informatique peut […] expliquer sa banale acceptation par la population, nous préviennent cependant Cécile Marin et Jérôme Thoral, imaginez qu’on ajoute à cette carte les fichiers commerciaux tirés du braconnage massif effectué par les géants du big data qui aspirent sans arrêt les données personnelles…» Impossible de reprocher aux auteurs de ce riant boulot la non-exhaustivité de leur tableau, nous avons assurément sous les yeux de quoi déjà nous réjouir et bien dormir.
(cliquer pour agrandir)

mardi 5 avril 2022

Tout est réel

Nous aurons bientôt l'occasion de (re)voir ce portrait de Thomas Bernhard dans une qualité d'image et de son bien meilleure et, qui plus est, sur grand écran. Il faudra pour cela se précipiter à la Cinémathèque qui proposera ce film dans le cadre de l'hommage à l'ami Jean-Pierre Limosin. Précipiter oui, car ça ne dure que du 7 au 16 avril !

 

La Cinémathèque française
51, rue de Bercy
75012 Paris
programme sur simple clic

lundi 4 avril 2022

En guise de consolation

 

Takis Tloupas

Pourtant, à côté de tout ce qui est désagréable et néfaste dans cette situation et qui se fait sentir chaque jour, j'aimerais, en guise de consolation pour nos malheurs, souligner un avantage, qui est l'indépendance intellectuelle garantie par notre situation. 
Lorsque l'écrivain sait très bien que seuls de rares exemplaires de son édition seront achetés… il acquiert une grande liberté dans son travail créatif. 
En revanche, l'écrivain qui envisage la certitude – ou du moins la possibilité – de pouvoir écouler toute son édition, voire même des éditions ultérieures, se trouvera influencé par ces ventes futures… cela presque sans intention, presque sans le réaliser ; il connaîtra des moments où, sachant ce que pense le public, ce qu'il aime et ce qu'il achètera, il fera de petits sacrifices ; il formulera différemment par ici, omettra quelque chose par là. Et il n'y a rien qui puisse s'avérer plus destructeur pour l'Art (je tremble à sa seule pensée) que le fait que ce bout sera formulé différemment ou que cet autre bout sera omis.

 

Constantin Cavafy, Indépendance,
in Robert Liddell, Cavafy, une biographie,
trad. Eva Antonnikov, éd. Héros-Limite, 2021