jeudi 27 octobre 2022

Le comique

Richard Kalvar

 

Aucun être humain n'est à la hauteur des tragédies qui le frappent. Les êtres humains sont approximatifs. Les tragédies, pièces uniques et parfaites, semblent toujours sculptées par la main d'un dieu. Le comique naît de ce contraste (…) Plus cruelle que la tragédie qui nous frappe est la tragédie à laquelle nous croyons avoir échappé. 

 

Nicola Lagioia, La Ville des vivants,
trad. Laura Brignon, éd. Flammarion, 2022

samedi 22 octobre 2022

Tard dans la vie

Franco Toninelli



Je suis dur
Je suis tendre
            Et j’ai perdu mon temps
            A rêver sans dormir
            A dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
A la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement


 

Pierre Reverdy, in La Liberté des mers

vendredi 21 octobre 2022

On verra bien

Jean Laurent
 

 

A Madrid, lorsqu'il me prend d'entrer dans un restaurant ou un bar, je suis invariablement accueilli en anglais. Les premiers temps, j'étais étonné, voire froissé, mais j'ai fini par me faire une raison. Je n'ai pas l'air de mes origines. Depuis hier soir, je suis de nouveau désorienté. Le même phénomène vient de se produire à Paris – ville de ma naissance – lorsque, surpris par l'orage, j'ai trouvé refuge dans une banale brasserie. Serais-je en fait un livre ouvert dans lequel tout un chacun reconnaît l'indécrottable dilettante, le sempiternel touriste? Ce matin, j'ai pris un billet pour l'Australie. On verra bien.

 

charles brun, sin rumbo


mardi 18 octobre 2022

Fromage ou dessert ?

Thomas Hoepker

 

 

— Le Châtelet venait d'être restauré, je crois bien. Nous étions peut-être ensemble, certainement même...
...Certainement y avait-il plusieurs dates. Il est peu probable que...
...Ne sois pas rétrospectivement négative. Je veux croire que c'était là une de ces occasions que la vie nous a offert durant des années pour que nous nous rencontrions. La première, sans doute. Il y a longtemps, longtemps, longtemps... Un soir de décembre, peu avant les fêtes...
— Ah, tu vois ! Pour moi, c'était justement un soir de fête, de réveillon. Noël ou la Saint-Sylvestre... Je crois bien que c'était mon cadeau de Noël.
— Offert par tes parents ?
— Oui. J'y étais allée avec eux. Si nous nous étions croisés, il y aurait eu peu de chances qu'il se passe quelque chose.
— Tu ne m'aurais pas donné ton 06 ?
— Les portables n'existaient pas.
— J'en étais sûr ! Quel âge avais-tu ?
— Oh, vingt ans peut-être... Et toi ?
— Cinq de plus, déjà.
— Comme aujourd'hui ?... Avec qui étais-tu ? Pour qui battait ton coeur ? — tu m'as mis cet air dans la tête...
Le pouvoir de la chanson, tout de même. Ces paroles qui reviennent instantanément...
Celles des poètes, oui. Les autres, aussi, cela dit...
— Et quand on est à court d'idées, on fait la la la la la la, la la la la la la... Impossible de mettre ça dans un poème... 
— C'est justement ça, le pouvoir de la chanson dont tu parlais...
—Tu as raison. Mais un poème devrait également pouvoir se le permettre.
Avec qui étais-tu, alors ?
Avec mon ami Pascal. C'est lui qui m'a fait découvrir Trenet.
Je croyais qu'il t'avait initié au cinéma.
Oui, le cinéma, la littérature et Trenet. Par les films de Truffaut, ou d'Eustache certainement. Nous étions assez excités. Nous connaissions toutes ses chansons par cœur. C'était un événement pour moi, la première fois que j'allais à ce genre de récital.
Ce genre ?
Oui, le genre Monument de la chanson française. Mais je me souviens que c'était assez froid. Mécanique...
Exact.
Il enchaînait les succès, sans que se dégage une émotion autre que celle d'entendre ces airs. Dans la même veine, Grands de la chanson, Barbara, que j'ai vue à 3 reprises, si je ne dis pas de bêtise, c'était autre chose...
De mon fauteuil mes parents avaient pris des places dans les premiers rangs je voyais le sourire du Fou chantant s'effondrer dès qu'il filait côté cour entre deux refrains d'amour. L'air de sérieusement s'emmerder.
Dans mon souvenir, il fêtait 50 ans de carrière, quelque chose dans ce goût-là. C'est pas rien. A près de 80 balais, il devait être épuisé, le Charles.
Peut-être, mais j'ai pensé que tout n'était que surface. J'étais très déçue. Je me rappelle avoir emporté avec moi des disques que je comptais faire dédicacer. Quand j'ai vu sa vraie gueule, j'ai renoncé.
Etrange bonhomme, je crois. Il compose tout de même Douce France en 1943. Tourne quelques films à cette même sale époque. Rencontre Hitler...
Mon père m'a envoyé récemment une biographie de Trenet, un pavé que j'ai juste survolé...
Tu sais qu'il a été pris pour un juif dans les années 40 ? Un des torchons de l'époque, Je suis partout, je crois, trouvait que Trenet ressemblait comme deux gouttes d'eau à Harpo...
Harpo Marx ? Effectivement, il y a un air...
Toujours est-il que le bruit court que Trenet est juif et la Gestapo s'en mêle...
Je croyais qu'il avait plutôt été inquiété à la Libération.
Aussi au lieu de plutôt. Il a dû composer des chants pour Vichy et fait un ou deux concerts en Allemagne. Mais il est rapidement blanchi.
Tu te souviens de ce sketch de Desproges ?
Il y a des juifs dans la salle ?
Mais non, t'es con. Celui où il s'interroge. Qu'aurais-je fait en 40 ? La Résistance ou la Collaboration ?
Fromage ou dessert ? Oui, effectivement...
Difficile de dire ce qui se passerait aujourd'hui, en cas de guerre ou d'Occupation.
Oh, nul doute que la plupart des artistes, de nos grands cinéastes, des écrivains industriels, des journalistes, éditorialistes et autres chroniqueurs de plateaux resteraient sans vergogne à leur poste. Comme bien des politiques.
Va savoir...
C'est tout vu. Regarde comme ça ne les dérange nullement, nos députés, de cohabiter avec les fachos. En temps de crise, la bourgeoisie s'est toujours alliée au fascisme.
Je sais. Et vice-versa.
Exactement. Regarde comme les fachos votent tout ce que proposent les Macronnards. Refus d'augmenter les salaires. De rétablir l'ISF. Ce fonctionnement mafieux. Main dans la main. On se claque la bise en coulisses. Tiens, reprends une part du gâteau. Après toi, je t'en prie. Austérité à tous les étages pour les autres. Salauds de pauvres !, vous vous êtes encore fait baiser. Show must go on, etc.
Ne t'énerve pas, mon chéri, c'est mauvais pour ce que tu as. Ressers-nous plutôt un verre, je vais mettre un peu de musique.
Entendu. Quittons nos cols roulés et dansons jusqu'à la fin de l'amour, ou du monde !

 

mardi 11 octobre 2022

Tard dans la nuit


Burt Glinn

 

Les gens aimaient les polars suédois
les histoires de manoirs
britanniques
les séries sur les tueurs en série
ou le pouvoir
ils pouvaient avaler
toute une saison
sans respirer
en une nuit
en parler
autour d’un café
auprès des collègues
s'enquérir de ce qu'il fallait
voir à présent.
Les gens aimaient les belles voitures
les samedis soirs de biture
les magazines de déco, beauté et
immobilier
les derniers popotins des pipoles
célèbres et autres influenceurs
des heures
faire la queue pour
l'ultime modèle de téléphone
une prouesse technologique
un événement planétaire.
Les gens aimaient les slogans
politiques ou publicitaires
les selfies
filmer leur pizza,
leur piscine,
leurs fesses
les balancer
fièrement
sur les réseaux
sociaux
en vérifiant le nombre de
leurs followers.
Les gens aimaient les leaders
jeunes et charismatiques
les polémistes cathodiques
qui osaient manifester leurs propres préoccupations
et celles de leurs
concitoyens
celles suggérées par les instituts de sondage
et les chaînes d'info en continu
sans cesse allumées,
les sujets sensibles :
foulard, prières dans la rue, banlieues, chômage,
immigration, migrants
parfois des images de naufrage
en boucle sur les écrans
les révoltaient
deux trois jours
après
ils passaient à autre chose :
la petite phrase d’un homme politique
le buzz du moment
le sein d'une actrice dévoilé sur tapis rouge
la finale d'une téléréalité
une nouvelle peur insufflée par
l'actualité
ou s'offraient un week-end
à la mer
Les gens aimaient la liberté d'expression et la liberté
sexuelle
la leur avant celle
de leur conjoint
ou de leur voisin
comme ils aimaient
dire faire leur devoir
de citoyen
il leur fallait
sauver la république
défendre les valeurs de la démocratie
et de l'europe
éloigner le terrorisme, le fascisme,
la guerre bientôt à nos portes
Les gens aimaient
d'autres choses encore
mais je les ai oubliées
j'aimais bien les regarder
s'agiter
se jalouser
s'apostropher
danser.
C'est déjà loin,
je ne sais plus à quoi
nous ressemblions.
Longtemps que je me suis perdu
sans bruit
empétré dans des textes indigents
tard dans la nuit.


charles brun, les gens sans moi

vendredi 7 octobre 2022

Jamais

 

Gilles D'Elia

 

Nous avons fait de nos existences une suite de mots de passe dont nous ne nous souvenons jamais.

 

charles brun, vos luttes partent en fumée

mardi 4 octobre 2022

La distinction

Michel Maiofis

 

A l'époque où le poète havraiset maudit –, Jacques Prevel, ami d'Antonin Artaud, cherchait à se faire un nom, ne serait-ce que pour échapper à la confusion dans laquelle les lecteurs distraits pouvaient sombrer– Jacques Prévert, voire Jacques ou René Crevel– il tombe par hasard, dans un café de Saint-Germain-des-Près, sur l'auteur de La Pêche à la baleine. Illuminé, sûr de lui, Prevel annonce à Prévert qu'il signera désormais ses textes, afin donc d'éviter tout imbroglio, de ses deux prénoms: Jacques Marie Prevel. Prévert félicite Prevel. Mais Prévert confie à Prevel, un tantinet malicieux, se prénommer Jacques Marie.
Quand ça veut pas…