lundi 22 décembre 2014

Des hommes, des ombres et des plaques

Ce matin, après une course pour ma compagne dans le 15e, j'ai laissé la Vespa me conduire les yeux fermés vers le 7e arrondissement, autour de Matignon. Ce n'était pas tant l'espoir de tomber sur Saint Valls que celui de revoir la rue Vaneau, au centre du récit du déséquilibré docteur Pasavento. Je la situais mal, même si Vila-Matas en donne un bon nombre de détails et qu'il y a quelques années, j'ai travaillé dans ce quartier. 
Je suis passé par le Musée Rodin, à petite vitesse et ai fini par apercevoir les potes de Manu en tenue et la rue Vaneau sur ma droite. Si je voulais la parcourir, faire mon petit Modiano de banlieue, il me fallait aller en chercher l'entrée car du côté de la rue de Varenne, c'était sens interdit. J'ai pris la première rue à droite, celle du Bac, légèrement embouteillée.
Impossible de me souvenir à quel numéro était situé l'immeuble où résida longtemps Romain Gary – depuis toujours, il m'est très difficile de retenir les chiffres et les nombres, les numéros de rue, les codes, les numéros de téléphone, les dates d'anniversaire, les heures de rendez-vous, etc., et avec l'âge, il faut bien reconnaître que ce défaut a tendance à se bonifier. Grâce à la mauvaise circulation parisienne, je me suis justement retrouvé à l'arrêt un instant devant cet immeuble, sous la plaque commémorative concernant mon écrivain chéri.

Selon le narrateur de Vila-Matas, la rue Vaneau, point de départ de sa quête de disparition, et leitomotiv du récit, est une rue hantée par de drôles d'histoires et par la présence étrange de personnalités telles que Karl Marx ou André Gide. Après l'obsession walserienne, grâce à un écrivain-psychiatre de Lokunowo, Pasavento découvre l'œuvre et la vie d'Emmanuel Bove, l'un des auteurs qui a le plus compté pour moi vers l'âge de 20 ans et qu'il nomme dès lors « le Robert Walser de la rue Vaneau ». Or l'auteur de ce chef d'œuvre qu'est Mes amis aurait habité cette même rue Vaneau, au 1 bis, comme Gide. Certes, durant à peine un an. Aucun souvenir de ce détail bien entendu dans la biographie de Bove lue il y a des années de cela. EVM raconte que Bove jouait parfois aux échecs avec Gide, et qu'il le laissait gagner, l'idée de l'échec ne le blessant pas autant que son adversaire. 
Après avoir contourné le Bon Marché, longé l'hôpital Necker en travaux, j'ai enfin pénétré dans la mystérieuse rue Vaneau que je crois finalement avoir pris pour la première fois aujourd'hui et dont le début est assez décevant. J'ai enfin aperçu l'Hôtel de Suède, qui n'a rien à voir avec celui ayant abrité en 1959 le tournage de certaines scènes d'A bout de souffle, mais est le point de chute de Pasavento (et des écrivains édités par Christian Bourgois). J'ai reconnu l'ambassade de Syrie et la fameuse pharmacie Dupeyroux. Puis me souvenant soudainement de Gide et Bove, j'ai pesté de nouveau contre ma mémoire fâchée avec les chiffres. Fort heureusement, la rue Vaneau, comme toute rue parisienne perpendiculaire à la Seine, voit sa numérotation débuter à son extrémité la plus proche du fleuve. Ce que j'avais pris pour le début était donc la fin. Au 1 bis, la plaque apposée au-dessus de la porte de l'immeuble rappelle que l'auteur des Faux-monnayeurs y a effectivement résidé entre 1926 et 1951, année de sa mort. Bove y aurait habité modestement, et dans la plus grande des solitudes, au rez-de-chaussée en 1928, année de naissance de mon père. Mais aucune trace du  passage de Bove sur les murs de la rue Vanneau, cet écrivain que l'on disait obsédé par le désir de ne pas être remarqué comme d'autres le sont par le rêve d'être célèbre.
Je suis repassé devant les flics de la rue de Varenne qui, du coup, me regardaient d'un drôle d'air, tout en me demandant si l'œuvre d'Emmanuel Bove était à ce point insignifiante pour ne pas même mériter une plaque commémorative sur le mur d'un immeuble. Je cherchais encore dans ma petite tête quelles autres plaques consacrées à des auteurs je connaissais quand je suis passé devant celle rappelant le souvenir du poète Guillaume Apollinaire. Tout comme Bove, Appolinaire avait à peine vécu un an dans cet immeuble du boulevard Saint-Germain. Mais il a eu sa plaque. Va savoir pourquoi, je me suis alors demandé, sans aucun lien avec l'auteur des Onze mille verges, si dans quelques années, au rythme où vont les choses comme disait la grand-mère de ma compagne, ce même boulevard rappellerait aux curieux, à ceux qui s'intéresseront alors encore aux livres, à la philosophie, au combat politique, l'existence de Bernard-Henri Lévy. Seule consolation, la quasi-certitude de ne plus être de ce monde pour voir ça.

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