lundi 31 août 2020

Au nom de l'amour et de l'art


je suis devant ma machine à écrire
dans l'attente d'être bourré
ma copine qui fait des sculptures
voudrait en faire une de moi
à poil et bourré
une bouteille à la main
le bide à l'air, les couilles qui pendent, la queue
qui tutoie la moquette
et sur le
qui-vive,
vous savez, 
je suis honoré.
un jour je serai certainement mort
et ils regarderont ce machin en terre-glaise
(elle dit qu'il fera environ
5/8e de ma taille)
alors j'apparaîtrai dans toute ma splendeur
accroché à ma bouteille
LE POIVROT
rodin a fait Le Penseur
on aura maintenant LE POIVROT
elle rapplique avec le Polaroid
pour prendre des clichés
dès que j'ai l'air assez soûl,
j'arrête pas de lui dire,
tu sais, je vis ma vie rien que pour toi,
je devrais écrire une chanson là-dessus.

mais elle ne me croit pas.
pourtant elle devrait me croire.
je suis assis là
éclusant ce whisky et cette bière.
je ne sais pas combien de fois je devrai me 
soûler la gueule dans le but d'alimenter
son Art. Ça peut prendre un bon moment
pour finir cette sculpture et je veux vraiment qu'elle 
soit authentique.

j'espère que ce sacrifice restera 
longtemps dans les mémoires.
je lève à nouveau mon verre et le vide
au fond de ma gorge
seigneur, faut-il que j'aime cette femme !
elle a intérêt à pas rater cette bite.


Charles Bukowski, Sur l'alcool, éd. Au diable vauvert,
trad. Romain Monnery

samedi 29 août 2020

Le grand soir


Saul Leiter


en tâchant de se mettre au sec

je suis un ivrogne qui tente de garder la bouteille à distance pour 
une nuit
la télé m'a drogué avec tous ces visages rances qui
racontent
rien ;
je suis seul et à poil sur le lit
entre les draps froissés je lis les pages d'un
journal à scandale
et suis abruti par le perfide ennui des 
gens célèbres ;
laisse tomber les pages par terre,
me gratte les couilles...
bonne journée aux courses : me suis fait 468$. je mate
le plafond, les plafonds sont bienveillants comme le
sommet des grandes tombes ; 
j'essaie de me remémorer le nom de toutes les 
femmes avec qui j'ai vécu...
entre bientôt dans un demi-sommeil, mon préféré :
totalement détendu mais à peine conscient, la lumière
au-dessus de moi, le chat
assoupi à mes pieds, le téléphone sonne ! je
me redresse de terreur, c'est comme une invasion
et je
tends la main
décroche le
téléphone

oui ?...

qu'est-ce que tu fais ?

rien...

tu es seul ?

avec le chat...

il y a une femme avec toi ?

juste le
chat

non.

c'est bon.

on se dit au revoir et je remets le combiné en place
après quoi je descends les escaliers jusqu'à la cuisine
direction le placard

j'attrape la bouteille de beaujolais
mirassou Monterey County Gamay 1978
et remonte les escaliers, en me disant, bon,
le grand soir est peut-être pour
demain.



Charles Bukowski, Sur l'alcool, éd. Au diable vauvert,
trad. Romain Monnery

vendredi 28 août 2020

Derrière le canapé

 


certains ne perdent jamais la boule


certains ne perdent jamais la boule.
moi, parfois, je reste allongé derrière le canapé
pendant trois ou quatre jours.
ils me trouveront là.
ils diront « c'est Cherub » et 
me verseront du vin dans la bouche
ils me frictionneront la poitrine
ils m'aspergeront d'huiles

alors je bondirai en rugissant
m'emporterai, fulminerai – les couvrirai d'injures
eux et l'univers
tout en les envoyant paître aux quatre coins
du jardin
je me sentirai beaucoup mieux,
m'installerai devant des tartines et des œufs,
fredonnerai un petit air,
deviendrai soudain aussi adorable qu'une
baleine
rose en surpoids, 
certains ne perdent jamais la boule.
quelles vies vraiment horribles
ils doivent vivre.


Charles Bukowski, Sur l'alcool, éd. Au diable vauvert,
trad. Romain Monnery

jeudi 27 août 2020

Un truc comme ça


André Vigneau


boire

pour moi 
c'était
ou c'est
une manière de
mourir
avec des bottes
avec un flingue
une clope au bec
musique symphonique
en arrière-plan.

boire seul,
je veux dire,
c'est la seule
façon de boire
boire seul
être seul
recoller les morceaux
ressentir les choses.

bien sûr
boire peut
être 
mortel

comme une douche
froide
comme un tableau de
gauguin
ou un vieux chien
par une chaude
journée.

je suppose
qu'un millier d'hirondelles
dans le ciel
vous chiant sur la tête
en même temps
vous tuerait
aussi

c'est pour ça que je
bois : dans l'attente
d'un truc comme
ça.

Charles Bukowski, Sur l'alcool, éd. Au diable vauvert,
trad. Romain Monnery

mercredi 26 août 2020

Les yeux vitreux


Donc, après Sur l'écriture et Tempête pour les morts et les vivants, Au Diable Vauvert publie de nouveau une compilation Bukowski réalisée par Abel Debritto. Traducteur et amateur de littérature underground, champ traversé avec la chaotique fulgurance que l'on sait par ce bon vieux Charles, Debritto a réuni une série de textes, parfois inédits (salive), de formes diverses (poèmes, nouvelles, passages de romans, entretiens, dont les Bukowski Tapes, correspondance...), sans ordre apparent, tous placés, plus ou moins, sous le signe de la bibine (palais sec). C'est un choix. On fera d'autant moins la fine bouche devant un tel cocktail que certaines traductions françaises laissent, c'est entendu, à désirer et que l'ensemble de On Drinking est pour ainsi dire honnêtement traduit par Romain Monnery, dénué de préface et agrémenté d'une poignée de photos et de quelques dessins de la main de l'auteur de Women


Les remplaçants

Jack London qui noie sa vie dans l'alcool tout en
écrivant sur des hommes étranges et héroïques.
Eugene O'Neill qui boit jusqu'à perdre conscience
tout en écrivant ses textes sombres et
poétiques. 

désormais nos contemporains 
donnent des conférences dans les universités
en costard cravate,
les petits gars sobrement studieux,
les petites nanas aux yeux vitreux
regardant
droit devant eux,
les pelouses si vertes, les bouquins si chiants,
la vie crevant tellement de
soif.



Charles Bukowski, Sur l'alcool, éd. Au diable vauvert,
trad. Romain Monnery, 20€

mardi 25 août 2020

Allez, ouste !


savage eyes
— Merci.
— Comment ça, « Merci » ?
— Pour les orgasmes.
— Vous plaisantez ?
— Vous ne les avez pas sentis ?
— Sentis ?... Si, il me semble, mais...
— ...Ben, alors ?
— De là à remercier...
— Vous savez, c'est rare...
— D'avoir un orgasme ?
— Oui.
— N'exagérons rien.
— Je vous assure. Et plusieurs orgasmes, c'est d'autant plus rare...
— Ah bon..
— Surtout lorsqu'il s'agit de deux personnes qui baisent pour la première fois. En fait, j'ai même failli vous demander pardon...
— « Pardon » ?! Pourquoi donc ?
— Parce que je n'ai pensé qu'à mon plaisir.
— ...
— Vous ne pouvez pas savoir les mecs, d'habitude... Enfin, bref...
— Racontez...
— Ben, d'habitude, ils pensent davantage à eux qu'aux filles. Avec vous, j'ai senti que j'avais une ouverture, et décidé, égoïstement, de ne pas vous attendre, de jouir, seule, plusieurs fois même.
— Vous avez eu entièrement raison. Je n'y vois aucun inconvénient.
— Ne croyez pas ça, y'a des mecs que ça perturbe beaucoup.
— Ah oui ?
— Je peux vous certifier que ça peut en bloquer plus d'un...
— Parce que ça les détourne de leur objectif ?
— Ne rigolez pas, vous ne pouvez pas savoir...
— Les pauvres...
— Vous êtes toujours aussi performant ?

— Performant ?
— Oui, vous donnez toujours autant de plaisir aux filles ? Dès la première fois ?
— Je ne sais pas, vous me prenez au dépourvu. Je ne tiens pas de livre de comptes. 
— Vous ne devez plus vous sentir, là...
— Parce que vous m'avez exprimé de la reconaissance ?
— Oui, ne vous formalisez pas, c'est venu comme ça. C'était sincère, on n'en parle plus. Je suis comme ça, franche du collier comme on dit.
— Pas que du collier...
— Comment ça ?
— D'ailleurs aussi...
— Je ne comprends rien...
— Pas grave, ça n'a aucun intérêt. 
— Si, expliquez-moi.
— Je suppose que ça aussi, c'est rare, pour deux personnes qui couchent ensemble pour la première fois.
— « Qui couchent ensemble » ? Des années que je n'ai pas entendu une expression pareille. Qu'est-ce qui est rare ?
— Comprendre lorsque l'autre déconne, fait un peu d'humour...
— Moi, l'humour, c'est pas mon truc. Mais expliquez votre blague, je ne veux pas mourir idiote.
— Ni mal baisée, apparemment... Ecoutez, ça n'a vraiment aucun intérêt. Je ne m'en souviens déjà plus : une blague, ça ne s'explique pas. Vous saisissez sur le moment ou pas. 
— Ouais, y'a autre chose que j'ai envie de saisir !
— Oh là ! Ne me surestimez pas tout de même !
— Quoi ? Je ne vous excite plus ?
— Je n'ai plus 20 ans, tout simplement. Faut me laisser du temps...
— Pour quoi faire ?
— Récupérer.
— Je n'ai pas que ça à faire, moi. 
— Ah bon ?
— Faut que je dorme. Demain, je bosse et je me lève aux aurores...
— Vous êtes dans quoi ?

— La finance. Et vous ?
— Je suis demandeur d'emploi, comme on dit...
— Je vois... Bon...
— Nous pourrions passer la nuit ensemble, il est tard et j'ai peur de louper ma correspondance...
—Vous vous croyez où ? 
— Chez vous.
— Plus pour longtemps. Je fais pas dans l'humanitaire. Soit vous me baisez une dernière fois, et aussi bien que la première, soit, vous vous rhabillez et ciao bello.
— C'est vrai que pour être franche du collier, on peut dire que...
— ...Je ne voudrais pas avoir l'air de vous presser, papy, mais si vous souhaitez profiter une dernière fois de ce corps magnifique, gratuitement qui plus est, c'est maintenant ou jamais. Dans deux minutes, il sera trop tard...
— Vous pourriez m'aider un peu, me stimuler... 
— Oh, non, désolée, des queues, j'en ai avalées des dizaines ces derniers temps, j'ai eu ma dose. Ou vous me prenez ou vous prenez la porte. Vous voyez, moi aussi, je sais être drôle !
— Ne le prenez pas mal, je ne trouve pas ça très drôle. C'est plutôt même stressant. Je ne vais pas y arriver. Laissez-moi votre 06 et on se revoit la semaine prochaine.
— Pauvre minable, tu sais ce que je vais te laisser ? Un petit billet ! Y'a une station de taxi en bas, sur la place. S'il reste de la monnaie, tu pourras te payer une pute dans ton quartier une fois arrivé à destination, ou un bon repas demain midi, sans penser à moi... Allez, ouste ! Pauvre type!


Charles Brun, Perdu dans les spams




samedi 22 août 2020

L'avalanche

Audouin Desforges

Enfin la rentrée littéraire se pointe. Les librairies ont rouvert depuis un moment, mais n'avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent, tout va désormais aller mieux. L'avalanche arrive. En tête de gondole, l'incontournable Emmanuel Carrère qui nous livre, nous dit-on, son journal de la dépression, intitulé, génialement selon le canard de Patrick Drahi, Yoga. Mal réveillé, je clique pour en savoir un peu plus sur le site de son éditeur, POL, et me retrouve là. 


Je rectifie ma grossière erreur d'insomniaque mal luné et obtiens ce résumé : « C’est l’histoire d’un livre sur le yoga et la dépression. La méditation et le terrorisme. L’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire. Des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble, et pourtant : elles vont ensemble. » Bon. Finalement, le doute m'assaille, la dépression s'éveille. Faut-il que je revienne aux 626 962 offres d'emploi annoncées sur le premier site ou que je feuillette Yoga en ligne, une tasse de Yogi Tea à la main ? 
Chez le même éditeur, l'autre star, c'est Jean Rolin qui, lui, nous livre un nouveau journal de voyage pittoresque. Le Pont de Bezons nous entraîne sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes, pour « une petite odyssée sur les berges du fleuve, au cœur de banlieues bousculées, parcourant des espaces fracassés, des friches et des zones industrielles… » 
J'ai bien peur que ces deux mastodontes de notre belle littérature éclipsent les quelques 500 autres fictions que les éditeurs nous promettent pour cette rentrée (dont 65 premiers romans). L'industrie culturelle ne connaît pas vraiment la crise, quoi qu'on en dise, mais, semble-t-il, s'emmêle quelque peu les pinceaux. Selon ActuaLitté, les chiffres avancés ne sont pas les bons. La baisse de la production annoncée cette année n'existerait que par la baisse du professionnalisme de la majorité des journalistes. Nicolas Gary, enquêteur du média cité, recense, entre le 1er août et le 31 octobre, pour ratisser large, dit-il, au moins 980 romans de littérature blanche (hors genres). Il entre ensuite dans le détail des mathématiques et je me perds, toujours fâché avec les chiffres… Sur le même site, je clique plus volontiers sur l'entretien-portrait avec Virginie Grimaldi.

A ceux qui, comme moi, ne connaissent pas cette autre vedette, princesse du Feel Good Book, son éditeur nous prend par la main en imprimant un bandeau inamovible sur la couverture de son dernier ouvrage, accompagné d'une photo de la dame : La romancière française la plus lue en 2019. De quoi, avouons-le, nous inspirer le respect. Celle qui, pour le titre de ses bouquins, peut s'inspirer d'Etienne Daho ou d'Apollinaire a cette fois pompé Bashung-Fauque pour nous proposer l’histoire de Lili, maman d’une petite fille née prématurée, et, « en face », celle d'Élise, qui va avoir cinquante ans, dont les enfants quittent le nid… « À travers ces deux femmes, j’avais envie de parler des instants charnières dans la vie de beaucoup de femmes, de parents : le moment où l’on donne naissance aux enfants et celui où ils quittent la maison… » Original. Virginie est formelle : « La littérature fait du bien en général (…) J’aime que le quotidien soit léger, rieur et doux », avant de déplorer cependant une agressivité grandissante dans notre société. Vive donc la littérature et à bas les racailles !
Je sens que je vais me régaler avec cette rentrée. Car seront au rendez-vous nos amis Camille Laurens, Mathias Enard, Véronique Olmi, Grégoire Delacourt, Amélie Nothomb, Jean-Philippe Toussaint, Isabelle Carré, les Enthoven père et fils, Laurent Mauvignier, François Bégaudeau, Sarah Chiche ou encore Eric Reinhardt. On ne sait où donner de la tête et de l'euro. Je vais vite faire le plein en perspective du nouveau confinement. Nous avons ici la chance inouïe, que bien des pays nous envient, d'avoir une littérature à ce point vivante et foisonnante qu'il serait criminel de s'en priver et de ne pas en jouir. 
Côté essais, ça pullule et contagie aussi. Avec tout un tas de réflexions sur ce virus inédit qui nous hante depuis des mois et ne veut nous lâcher ni baskets ni poumons. Pêle-mêle : Tempête parfaite, Chronique d’une pandémie annoncée, du microbiologiste Philippe Sansonetti, La Vague, du pédiatre Renaud Piarroux, Signaux d’alerte, de Frédéric Keck, Ce qui vient… demain, de Stéphane Paoli ou encore Dessine-moi un pangolin, L’après-crise, signé par un collectif d'auteurs et Un trop humain virus, du philosophe Jean-Luc Nancy. Il fallait bien ça.
Allez, je file, c'est l'heure de l'ouverture des boutiques à bouquins.


vendredi 21 août 2020

Plutôt crever !


Mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? Je suis obligé de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même — mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté.

Ce blogue doit beaucoup au texte ci-dessus, me semble-t-il, — ne serait-ce que son nom — et à son auteur. 
Stig Halvard Jansson, fils d'ouvrier abandonné par sa mère, plus connu sous le nom de plume de Stig Dagerman, littéralement l'homme du jour ou l'homme lueur, a concentré son travail d'écriture sur une très courte période — 1945-1949 —, puis a posé sa plume et s'est donné la mort en 1954, un an après avoir épousé la comédienne Anita Björk.
Dans le cadre d’un cycle sur la littérature prolétarienne,
Philippe Bouquet, l'un des traducteurs et connaisseurs de l'œuvre de l'écrivain anarchiste, revient sur le travail de Dagerman, sa place dans la littérature suédoise, et ne manque pas d'introduire son intervention par un petit rappel historique salutaire. Radio Canal Sud vient de mettre en ligne cette conférence que l'on écoutera ici. Et propose également un lien vers un entretien avec Bouquet, publié dans le Bulletin A Contretemps en 2003, dans lequel le traducteur évoque également d'autres auteurs de la littérature prolétarienne suédoise.

dimanche 16 août 2020

Compagnons de la grappe

Mark Maggiori


- Tiens, trinquons à la mémoire de Bukowski !
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Tu ne sais pas qu'il aurait eu 100 ans, aujourd'hui ? 
- C'est complètement con…
- De trinquer à sa mémoire ?
- Non, ce que tu dis.
- Il était né le 16 août 1920 : ça fait pile 100 ans, aujourd'hui !
- C'est ce conditionnel qui pose problème. Ça ne veut rien dire…
- Ben, si. Il aurait eu 100 ans aujourd'hui, s'il n'était pas mort. Le conditionnel s'impose… 
- Dire Bukowski aurait eu 100 ans, c'est stupide. Ça sous-entend que Bukowski serait arrivé à l'âge de 100 ans s'il ne s'était pas appelé Bukowski. S'il n'avait mené la vie qu'il a menée… S'il n'avait été, enfant, frappé par son père, s'il ne s'était soulé la gueule dès l'âge de 10 ans, histoire d'abréger sa souffrance, s'il n'avait fréquenté les hôpitaux et subi des traitements de boucher pour combattre des furoncles qui lui bousillaient la gueule et le corps, si son connard de géniteur ne l'avait pas foutu à la porte, s'il n'avait eu pour compagnons de la grappe les clodos, s'il n'avait connu les hôtels pour indigents, dormi dans des jardins publics, atterri à l'hosto où on alla jusqu'à lui filer l'extrême-onction, plus d'une fois il me semble, s'il n'avait bu plus qu'à son tour, et pas que du bon pinard, vécu dans des piaules miteuses, enchaîné des boulots de merde, passé ses après-midis sur les champs de course, baisé des putes à un dollar,  couru la première pétasse venue, s'il ne s'était esquinté la santé à tout cela et à taper sur sa machine pour bouffer, bref, ce que tu dis ne veut rien dire.
- On commémore sa naissance, si tu veux. 16 août…
- …Non, c'est encore plus con. Je ne veux rien commémorer. Il n'y a rien à commémorer. Les médias, Google, et tous les trous du cul passent leur temps à commémorer la fin de la guerre, le début d'une autre, la mort d'une célébrité, la naissance d'une autre, la découverte d'un vaccin, celle d'un virus, les premières règles de machine, la ménopause de bidule, le premier homme sur la lune et mon cul sur la commode, rien à foutre de tout ça… Buvons à tout ce que tu veux, mais pas à ces conneries. 
- Bon, calme-toi, j'ai compris, je ne recommencerai plus.
- C'est ce que tu penses… 
- Je vais essayer.
- Tu te méprends.
- Tu me méprises.
- Pas du tout. Nous sommes tellement conditionnés par le discours ambiant, la propagande médiatique, l'infantilisation de nos vies, l'entreprise d'abrutissement général, qu'il est impossible, pour des crétins dans notre genre, de rester vigilants en permanence.
- Tu es trop sensible sur le dossier Bukowski.
- Y'a pas de dossier.
- Si, dès que quelqu'un parle de lui, tu t'énerves. Comme si tu te l'étais approprié…

- T'en as pas marre de dire n'importe quoi ?
- C'est vrai : on dirait que Bukowski t'appartient… J'ai le droit, autant que toi, de parler de Bukowski. Tout le monde a le droit de parler de…
- Tu l'as lu ?
- …
- Tu l'as lu ?
- Non, mais j'en ai l'intention…
- Tu vois ? Rassure-toi, tu n'es pas le seul. La plupart des Français ne connaissent de lui que l'émission de Pivot, mais tout le monde se sent le droit de parler de lui…
Et Bukowski par ci, Bukowski par là… Ils éditent ces jours-ci un recueil de textes inédits de Bukowski sur l'alcool, je me demande s'il n'y ont pas glissé une préface de Beigbeder ou de Poivre d'Arvor, un truc dans le genre… Franchement, tous ces cons qui citent Bukowski, sans même avoir essayé de comprendre ce qu'il écrit, de le lire dans le texte et pas dans ces traductions navrantes… Bukowski serait censuré aujourd'hui et on veut commémorer sa naissance, le petit doigt sur la couture du pantalon ? Lâchez-nous la grappe, avec Bukowski, bande d'ignares !
- Ok, Ok. Tu prends quoi ?
- Une Heineken, comme Bukowski !

mercredi 12 août 2020

La bouche ouverte


Il empoigna le micro, pressa la touche d'enregistrement et, tandis que la bande commençait de s'enrouler, il demeura un instant immobile, la bouche ouverte. Son visage était contracté comme au début de l'après-midi, dans la baignoire.
– J'ai fait une erreur, dit-il soudain. Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique que leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires de…
Il hésita.
– …du même piège à cons, acheva-t-il et il continua aussitôt. Le régime se défend évidemment contre le terrorisme. Mais le système ne s'en défend pas, il l'encourage, il en fait la publicité. Le desperado est une marchandise, une valeur d'échange, un modèle de comportement comme le flic ou la sainte. L'Etat rêve d'une fin horrible et triomphale dans la mort, dans la guerre civile absolument généralisée entre les cohortes de flics et de mercenaires et les commandos du nihilisme. C'est le piège qui est tendu aux révoltés et je suis tombé dedans. Et je ne serai pas le seul. Et ça m'emmerde bien. 
Le Catalan fixa l'ombre et se frotta machinalement la bouche avec la main. Il eut la vision de son père qu'il n'avait jamais vu : l'homme est debout sur une barricade, plus exactement, il est en train de faire une enjambée, un de ses pieds en l'air ; c'est le soir du 4 mai 1937, à Barcelone, le prolétariat révolutionnaire s'est insurgé contre la bourgeoisie et les staliniens, une balle va frapper dans une fraction de seconde le père de Buenaventura Diaz, dans une fraction de seconde, l'homme sera mort, dans quelques jours, la Commune de Barcelone sera écrasée, dans peu de temps, elle sera enterrée sous la calomnie.
– La condamnation du terrorisme, dit Buenaventura dans le micro, n'est pas une condamnation de l'insurrection, mais un appel à l'insurrection.

vendredi 7 août 2020

A vue d'œil


Alfred Eisenstaedt

je décline toute responsabilité
vos invitations et mon identité
à vue d'œil
mon nom est charles brun
mais vous pouvez m'appeler
à toute heure de la nuit
inapte au sommeil
au cœur de votre clarté
toujours debout
je reconnais avoir joué 
ma vie à pile ou face pour
le sourire de la première ou
deuxième venue dont j'ignorais
encore le nom
mais devinais l'adresse
qui me scrutait
jaugeant mes valises
murmurait pourquoi pas
m'accordant à peine trois points
de suspicion
l'âge
l'odeur
l'ardeur
oui joué ma vie
mauvais tricheur
sans masque ni maquillage

pas subtil pour un sou
j'ai perdu la face
pour des danseuses
assez mégères
artistes peingres hyper réalistes
avocates de leur cause
attachées et barrées
je décline sans remède
à vue d'œil
le clan veut ma dépouille et l'ennui
je fais comme si
comme ça
courant l'air de rien
gonflé de vanité feinte
le regard égarré
abonné aux coudes sur le faux zinc
avec l'autre zouave
insuffisamment suffisant
garçon la même
celle de toute la vie
les mots du jour troussés
en ridicule
ceux du soir hurlés
dans vos mouroirs
réfléchissant
je ne garde aucun souvenir
et n'oublie rien
debout encore
j'attends que la vengeance refroidisse
pour m'asseoir
sur vos principes
vos bonnes manières
votre bon goût
vos grands mets et vins

cette morale à deux balles
cette vie qui pue la mort
santé !



Charles Brun, du pain, du vin, des oursins



jeudi 6 août 2020

Dois-je continuer ?

Remie Lohse


Tiré du lit par la moiteur ambiante, encore hagard, j'ouvre l'écran et, histoire de feindre un lien indéfectible avec le réel, survole quelques sites d'info, délaissés depuis des semaines. Mais rapidement, je sens qu'il va m'être difficile de m'extraire de l'univers de Manchette dans lequel je suis plongé ces derniers temps. Car c'est à Clamart, ville dans laquelle l'auteur de Nada a passé ses années de vaches maigres enragé, que je marque un premier arrêt.
La ville des Hauts-de-Seine sera en effet à la rentrée la douzième commune d'Ile-de-France à équiper ses policiers de caméras-piéton, afin de « rétablir la confiance entre la population et la police », selon le vœu émis le 14 juillet dernier par notre bon président. Chaque policier municipal en vadrouille sera équipé d'un petit boîtier individuel à l'utilisation aussi simple que celle d'un bon vieux camescope des familles. Ce souci de transparence, on l'a bien compris, est destiné à démontrer aux fâcheux que les violences policières n'existent pas. Prévu par le code de la sécurité intérieure et un décret du 27 février 2019, ce dispositif doit cependant être encadré par un protocole précis d'intervention que la ville se chargera de définir. Histoire de protéger les données, bien entendu. Il n'est pas question de divulguer les images filmées par les agents au premier venu. Une seule personne y aura droit. Sans plus de précision pour le moment. On y travaille.
***
Rien à voir. Un homme qui venait de fêter ses 61 ans la veille a été interpelé lundi dernier au BHV du Marais, à Paris. Les étranges agissements de ce retraité ont attiré l'attention d'un vigile de la boutique. L'homme déambulait depuis un moment, s'attardant régulièrement devant des femmes. Les chaussures de cet ancien commissaire général de police étaient équipées de caméras lui permettant de filmer sous les jupes de la clientèle féminine. L'ancien directeur territorial adjoint de la sécurité de proximité du Val-de-Marne (DTSP 94) a été placé en garde à vue, accusé d'avoir « utilisé un moyen pour apercevoir à son insu et sans son consentement les parties intimes d'une personne ». Ce passionné d'informatique, surnommé Cyberflic lorsqu'il dirigeait dans les années 1990 le service parisien d'enquêtes sur les fraudes aux technologies de l'information, médaillé d'honneur de la police nationale, chevalier de l'ordre national du mérite, sera jugé début janvier.
***
Autre procès, celui, médiatique pour le moment, intenté à ce pauvre Gérard Darmanin. On connaît plus ou moins l'histoire : l'ancien chargé de mission de feu l'UMP est accusé de viol par une femme qui avait sollicité son intervention dans une sombre histoire de chantage. Présentée comme ancienne escort-girl ou sympathisante UMP, c'est selon, la victime présumée se bat depuis des années pour avoir gain de cause. La nomination de Darmanin au poste de ministre de l'Intérieur le mois dernier a suscité, comme on le sait, une levée de boucliers, comme on dit, de la part des féministes, et un appel à la démission. Emmanuel Macron a tenté de calmer les esprits en affirmant, les yeux dans le prompteur, avoir eu une discussion avec son nouveau ministre « sur la réalité de ces faits et leur suite, parce que c'est un responsable politique intelligent, engagé, qui a aussi été blessé par ces attaques », et ainsi de suite. Aujourd'hui, c'est au tour de l'intéressé, si j'ose dire, de faire son numéro de com'. Dans un entretien accordé au journal de François Pinault, Le Point, Darmanin nous livre le fond de l'affaire : « La victime dans cette histoire, c'est moi. C'est moi dont on salit le nom. C'est à moi qu'on prête des comportements que je n'ai jamais eus ». Affirmant qu'il se tient à la disposition de la justice – qui sait où le trouver –, il reconnaît que « c'est difficile à vivre. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre », avant d'embrayer sur les violences policières qu'il récuse tout autant que son prédécesseur et que leur patron.
***
Cinéma toujours, avec la crise que traversent les salles en raison de la pandémie, du confinement, du déconfinement pas très fin, de la trouille généralisée et de la perspective annoncée d'une nouvelle vague. Sans oublier ces cons de gros distributeurs qui repoussent sans cesse la sortie des blockbusters hollywoodiens sur lesquels comptaient les exploitants pour sortir de la crise leurs petites entreprises. Le sénat a, en mai dernier, estimé le manque à gagner des boutiques entre 113 et 121 millions d’euros. Et les quelques films porteurs sur lesquels la profession comptait pour relancer le tiroir-caisse ont fait long feu. La Bonne Epouse, sortie peu avant l'enfermement a été repoussé sur le chemin des salles (plus de mille écrans) en vain, malgré la Binoche. Idem pour la comédie made in Gaumont, Tout simplement noir, qui n'a pas su profiter du mouvement Black lives matter pour surfer sur la vague du succès.



Quant aux Blagues de Toto, elles semblent plus qu'éculées. Même débandade dans le cinéma d'auteur avec le flop du dernier film (on l'espère) de François Ozon, Eté 85. Le confinement, comme on le sait, a fait le bonheur des Gafam et des plateformes numériques offrant des flux de séries et autres images en mouvement. Les plus malins (UGC, Gaumont…) ont vendu leurs produits qui à Netflix, qui à Amazon, sans même penser à sauver les apparences. D'autres espèrent des jours meilleurs sans vraiment trop y croire et réclament l'aide de l'Etat. Enfin, certains ont déjà baissé le rideau. La convergence des médias, comme on disait à une époque, est plus que jamais une réalité (virtuelle, comme tout le reste).

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- Quelque chose ne va pas ?
Epaulard se mit à rigoler soudain.
- C'est le voisinage des jeunes filles qui me trouble. 
- Je ne suis pas une jeune fille, je suis une putain, dit Cash.
- Exagère pas, Cash ! dit le Catalan.
- Je suis une femme entretenue, dit Cash. Cette maison, par exemple. Bénissez le micheton qui me l'a prêtée pendant qu'il passe l'hiver aux Etats-Unis à se perfectionner dans les techniques du marketting et du racket, du racketting et du market. Poil à la braguette.
- Et elle s'est même pas laissé sauter, rigola Buenaventura.
- Si, dit Cash.
- Tu m'avais caché ça.
- Oui, dit Cash. Mais il ne faudrait tout de même pas croire que je suis inaccessible, précisa-t-elle, en regardant très froidement Epaulard.
Le quinquagénaire ne savait que penser. Son esprit choisit la facilité et il se dit que cette fille est une salope, il la tringlera quand il voudra, où il voudra, sur un tas de foin. Il vida son verre, baissa les yeux sur le bois de la table. 
- On peut savoir pourquoi vous marchez dans une combine comme celle dont il est question ?
Cash eut une moue ironique.
- Je suis pour l'harmonie universelle, dit-elle, et pour la fin du pitoyable Etat civilisé. Sous mon apparence froide et apprêtée se cachent et bouillonnent les flammes de la haine la plus brûlante à l'égard du capitalisme bureaucratique qu'a le con en forme d'urne et la gueule en forme de bite. Dois-je continuer ?
Epaulard la regardait, l'œil rond.
- T'esquinte pas, camarade, dit Buenaventura. C'est la grande incompréhensible, cette morue.
JP Manchette, Nada, 1972

mercredi 5 août 2020

Sans raison apparente

Gaston Paris

Entouré de personnes qui s'acharnent pour toujours avoir le dernier mot, faire entendre leur raison, sauver les apparences, je peine toujours à trouver le premier mot, sans raison apparente.
Charles Brun, Désinscriptions estivales

mardi 4 août 2020