jeudi 21 mars 2019

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Joseph Szabo


- Le dîner de vendredi est maintenu ?
- Elle ne m'a pas rappelée. Pourquoi ? Tu tiens à y aller ?
- Pas spécialement. Mais ce serait l'occasion de donner à sa fille le livre que je lui ai acheté. En fait, lorsque tu m'as parlé de ce dîner, j'ai trouvé ça amusant car elle m'a précisément écrit aujourd'hui…
- Qui ?
- Ben, Anna.
- Ah bon ?
- Oui. Un mail. 
- Qu'est-ce qu'elle voulait ?
- Elle a un devoir à faire sur littérature et homosexualité.
- Quel est le rapport avec toi ?
- Il n'y a pas de rapport, comme disait l'autre. Je ne sais pas. Nous parlons souvent de littérature. 
- Et vous vous écrivez souvent ?
- Ça arrive. 
- Hmm hmm…
- Quoi ?
- She's in love with you, maybe.
- Qu'est-ce que tu racontes ?! C'est la fille de ta meilleure copine, et elle a 15 ans !
- C'est l'âge. Toutes les ados romantiques tombent amoureuses de leur prof de littérature ou de philo.
- Ou de gym.
- Ce sera gênant désormais, les dîners chez ma copine.
- On peut arrêter ?
- D'y aller ?
- Non, de partir là-dedans.
- Ça dure depuis quand ?
- Tu te rends compte ?
- De quoi ?
- De ta question. 
- Qu'est-ce qu'elle a, ma question ? 
- J'ai l'impression d'être dans un drame psychologique du cinéma français ou un téléfilm de France 3 – c'est souvent la même chose…
- Réponds à ma question : ça dure depuis quand ?
- Elle m'a envoyé un jour un sms…
- Des  mails, des sms…
- Oui. Ça a commencé par des sms. Mais comme tu le sais, avec mes gros doigts, ça me coûte, les sms, et je préfère les mails.
- Elle voulait quoi, dans son premier sms ? Prendre des nouvelles ? Savoir comment tu allais ?
- Elle m'a parlé de Paul Valet.
- Qui ?
- Tu sais bien, ce médecin poète, ami de Cioran…
- Ah oui ! Elle connaît Paul Valet ?
- Visiblement. J'ai dû lui en parler au cours d'un de ces dîners… Car elle m'écrivait : Impossible de trouver un bouquin de ton Paul Valet !
- C'était ça, son premier sms ?
- Oui. Ça m'a surpris aussi. Je ne me rappelais pas lui en avoir parlé. Peut-être étais-je en train de le lire à cette époque… Toujours est-il que je lui ai dit que tout était épuisé, que les bouquinistes n'avaient rien de lui, mais qu'il existe une sorte d'anthologie-biographie avec quelques poèmes.
- C'est le livre que tu lui as acheté…
- Voilà… Et nos conversations se sont limitées à ça, crois-moi.
- Elle n'a pas essayé de te croiser lorsqu'elle a appris que tu avais acheté le livre ?
- Pas vraiment…
- « Pas vraiment », ça veut dire « Un peu » ?
- Un peu. Elle m'a dit qu'à part quelques cours, elle a du temps…
- Ça va mal finir…
- Tout finit mal.
- Tu sais qu'Anna, c'est la fille que j'aurais aimé avoir ?
- Oui.
- Dire qu'elles ont grandi ensemble...
- Elles ne se fréquentent plus ?
- Non, car Anna lit, va toute seule au cinéma, fait des expos, des concerts… Cet intérêt pour la culture doit, je pense, complexer ma fille qui traîne le même livre depuis deux ans…
- Et n'en est qu'à la moitié…
- Remarque, moi, je n'ai jamais lu ce roman…
- C'est pourtant excellent. Et ça parle bien du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui.
- C'est pour ça que ça l'emmerde.
- Ça donne à penser…
- Tu sous-entends que penser, c'est pas son truc ?
- Nullement. Je sais qu'elle pense. Beaucoup même. A ses soirées, à ses amoureux, à ses shoppings, à la chirurgie esthétique, à ses émissions de téléréalité…
- Elle me déçoit beaucoup.
- Elle écrivait pourtant, à une époque. 
- Ah bon ?
- Oui, des contes. Tu ne t'en souviens pas ? Elle disait même qu'elle voulait être écrivain.
- Ça me semble si loin… Elle a tellement changé en à peine un an. Elle m'a totalement échappé...
- Ce qui est triste, c'est ce qu'internet, les applis et les réseaux sociaux ont créé. 
- Tu vas me faire ton Stiegler de Montreuil ?
- Non. C'est dans une manif que j'avais entendu ça, l'an dernier. Deux jeunes, qui discutaient entre eux dans le cortège, avaient donné une belle définition de fessebouc : Ça nous rapproche des gens qui sont loin et nous éloigne des gens qui sont proches. Tu peux appliquer cette analyse à toutes les formes de communication d'aujourd'hui. Ta fille s'exprime davantage à travers son téléphone et ses écrans qu'en parlant avec nous.
- Oui, mais l'autre soir, lorsque vous vous êtes accrochés, elle essayait de participer à notre conversation et tu l'as rembarrée.
- Oui, je suis une ordure de tyran domestique. C'est pour ça que tu m'aimes.
- Elle essayait de donner son point de vue.
- Justement, ce n'était pas son point de vue. C'était à la rigueur celui de son père, ce communiste intègre qui idolâtre Macron. Ou le discours des réseaux sociaux. Pour étayer ses propos contre les gilets jaunes, elle citait cette vidéo du boxeur qui frappe un flic et qui a tourné en boucle sur les petits écrans de la petite pensée. Ses écouteurs sur les oreilles et sur un ton quelque peu agressif tout de même, elle en tirait la conclusion que les gilets jaunes étaient violents, et qu'il était normal que la police les réprime. Avoue que c'est une analyse un peu courte. Et c'est ce que je lui ai dit. 
- Peut-être un peu violemment.
- Peut-être, mais je m'en suis excusé. C'était l'heure post-apéro et, pour une fois qu'elle s'adressait à moi, je n'avais pas envie d'entendre ce type d'aneries et encore moins sur ce ton…
- Tu parles de politique avec Anna ?
- Non. Mais je pense qu'une part de l'admiration qu'elle éprouve pour moi repose sur le fait que je tiens un discours assez éloigné de la gauche bien-pensante qu'incarnent ses parents. 
- Elle t'admire ? Carrément ?
- Je plaisante, ma chérie. Elle ne me l'a pas encore avoué…
- Quel connard !
- Embrasse-le.
- Qui ?
- Le connard.
- Il reste du vin ?
- Non. 
- Mais tu ne crois pas qu'elle est attirée par toi ?
- On peut parler d'autre chose ?
- Ça te gêne ?
- Oui, parce que cela voudrait dire que je n'ai pas de chance. Lorsque j'étais jeune, je plaisais aux femmes nettement plus âgées. Et maintenant, je plais aux gamines…
- Je croyais que tu plaisais aux hommes lorsque tu avais 20 ans…
- Aussi.
- D'où ce mail d'Anna sur la littérature et l'homosexualité.
- Certainement. Elle a dû sentir quelque chose…
- Tu aurais dû en profiter.
- Elle est mineure !
- Je parlais de ces hommes qui te draguaient, qui t'invitaient au restaurant et te proposaient du travail quand tu étais jeune. On n'en serait pas là, aujourd'hui…
- Ma chérie, te rends-tu compte de l'absurdité de tes propos ?
- C'est vrai, je ne me suis jamais sentie aussi pauvre…
- Ça n'aurait rien changé.
- Bien sûr que si !
- Imagine : j'accepte les avances de ce journaliste ou de ce producteur. Je me retrouve dans leur lit, et j'y prends goût…
- … Je t'ai toujours dit que tu devrais essayer…
- Mais justement. Réfléchis. Si j'avais essayé comme tu dis, cédé à leurs avances, que j'étais entré dans ce journal ou que j'avais fait des films grâce à ce producteur…
- Oui, eh bien, on n'en serait pas là…
- On ne serait surtout pas ensemble, nos routes ne se seraient certainement jamais croisées. 
- N'oublie pas que je suis scénariste. Nous aurions pu être amenés à travailler ensemble.
- Mais tu ne m'aurais jamais intéressée si j'avais viré ma cuti, comme on disait dans le temps. En clair : tu n'aurais jamais bénéficié de ma promotion professionnelle et sociale… Mais toi aussi, tu aurais pu profiter de toutes les avances que des hommes de pouvoir t'ont longtemps faites…
- C'est vrai. J'ai été idiote. Ma copine Sonia – tu te souviens : cette héritière mariée à un trader ? –, elle me répétait souvent Tu ne couches pas avec les bonnes personnes ! Ça me paraissait terrible, mais elle avait raison.
- Il n'est pas trop tard.
- A 50 ans ?
- Tu ne les fais pas. Tu es toujours aussi belle.
- S'il n'est pas trop tard pour moi, c'est pareil pour toi alors.
- Sauf que ce ne sont pas des gamines comme Anna qui vont me tirer des emmerdations. 
- Ce serait plutôt le contraire, tu as raison.
- Il faut s'y résoudre ma chérie : nous étions faits pour nous rencontrer et sommes condamnés à vieillir ensemble dans l'extrême pauvreté et la solitude.
- Tu ne veux pas aller acheter une autre bouteille ? L'épicerie est encore ouverte…
- Et c'est la pleine lune…

mercredi 20 mars 2019

La grande fatigue


Bruno Réquillart

La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné.

L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit

mardi 19 mars 2019

Cet instant


XXXV
Bois du vin car tu dormiras longtemps sous l'argile,
Sans un intime, un ami, un camarade, une femme ;
Veille à ne jamais dire ce secret à personne :
Les tulipes fanées ne refleuriront jamais. 


XXXVI
Bois du vin... c'est lui la Vie éternelle,
C'est le trésor qui t'est resté des jours de ta jeunesse :
La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres !
Sois heureux un instant, cet instant c'est ta vie.

Omar Khayyam, Les Quatrains, trad. Charles Grolleau, éd. Allia


Elliot Erwitt

vendredi 15 mars 2019

Avale !


- J'étais à mon bureau et j'entends sonner. Je descends. Par l'ouverture au-dessus de la porte, je vois un ouvrier. J'ouvre. Il dit qu'il vient pour le mur. Il faut le faire, maintenant ! — il avait un accent portugais, comme le type nul de l'autre jour dont on attend toujours le devis. Il insiste : Il faut le faire, maintenant ! Je dis Non, et referme. Mais il essaie de forcer la serrure...
- Encore ?
- Encore quoi ?
- Encore la serrure forcée.
- Je rouvre et lui demande de s'en aller. Il faut le faire, maintenant !
- Il parlait de quoi, selon toi ?
- Ben, du mur...
- Ma chérie, les rêves ont toujours une signification cachée.
- Non, je t'assure, il désignait le mur qui, dans le rêve, était toujours dans cet état...
- Humide... justement !
- Laisse-moi finir.
- Il continuait à essayer de forcer la serrure ?
- Oui. Je lui dis que j'appelle la police. Je compose le 12 et ça ne répond pas. Je me souviens alors qu'il faut faire le 15, mais trop tard, j'ai juste le temps de dire que je suis en train de me faire agresser, mais je ne peux leur donner l'adresse, il réussit à entrer et répète Il faut le faire, maintenant, et me prend le téléphone des mains, arrache les fils de l'appareil, je crie et là, je me réveille !
- Tu étais en sueur !
- Oui, c'était une grande sensation physique d'étouffement, un vrai cauchemar... Cette maison va avoir raison de nous !
- Vivement qu'on se tire de là... C'est drôle, moi, j'ai fait deux rêves, dont je ne me souviens que par bribes...
- Comme souvent. C'était quoi ?
- J'étais avec la chienne, dans la rue. Mais distant.
- Sans laisse.
- Comme souvent. C'était comme un tableau. Ou une photo. Elle chiait sur le trottoir et je ne ramassais pas. Je me contentais d'observer. A distance, comme je te dis. Je ne sais plus si j'étais au téléphone, ou si je filmais la scène. Mais il était évident qu'il ne fallait plus ramasser. 
- Comment ça ?
- C'était trop tard. Ce n'était plus d'actualité. 
- Ramasser sera toujours d'actualité.
- Ce n'était plus notre quartier, notre ville. On ne faisait plus d'effort. On se relâchait. On les emmerdait tous !
- Comme dans la chanson de Bashung.
- C'est Je vous déteste tous ! Et elle est écrite par Rodolphe Burger.
- Et l'autre ?
- Cadiot, je crois. 
- Non, l'autre rêve. Tu m'as parlé de deux rêves.
- Ah oui. rien à voir. Nous étions à table. Avec mes parents, je crois. En tous cas, des membres de ma famille. Mais ce n'était pas chez ma mère. Peut-être chez ma soeur, ou chez ta copine Carole. On s'emmerdait. Je buvais beaucoup. Je me resservais sans cesse. J'avais fait une tâche de vin sur la nape. Et c'était ce qui m'ennuyait le plus. Que ça se voit. Mon père, je crois que c'était lui, mon voisin, se resservait aussi régulièrement, comme pour montrer aux autres que je n'étais pas le seul à vider toutes les bouteilles. Pour qu'on ne me fasse aucune remarque. Bizarre, non ?
- C'est tout ?
- Oui, le chat a sauté sur mes couilles à ce moment-là !
- Et c'est quoi, le sens caché de ce rêve, alors ?
- Aucune idée. Mais, en tous cas, c'est bien la première fois que mon père me protégeait des autres, couvrait mes conneries.
- Il ne t'a pas protégé du chat...
- Je me dis que j'aurais dû boire plus souvent avec lui. Peut-être nous serions-nous rapprochés...
- Tu ne l'as jamais fait ?
- Non. Je n'en ai pas le souvenir. Si, une fois, en Espagne. J'avais pris une cuite à la sangría. Un midi, sous une chaleur harassante. Nous étions allés au restaurant, en famille, un truc qu'on ne faisait jamais. Je devais avoir 17 ou 18 ans et ne buvais pas à cette époque. Un ou deux verres bien frais m'ont suffi...
- Tu ne buvais pas à 17-18 ans ?
- Je n'ai commencé à boire qu'après la mort de mon père, à 30 ans...
- C'est curieux.
- Quoi ?
- Ma fille n'a pas attendu que je meure.
- Tout se perd.
- Non, au contraire : ça se transmet, et plus vite. Ma grand-mère, ouvrière dans le Nord, ne buvait que de la bière. Dès le matin. Quand on lui proposait un verre d'eau, Beurk !, l'air sincèrement dégoûté... Et moi, pareil que toi, je n'ai bu ma première coupe de champagne que vers l'âge de 30 ans. Avant, je ne buvais que du Coca.
- Beurk ! Moi, je ne buvais que des jus d'abricot. Ce sont ces saloperies, ces nectars en bouteille, qui m'ont bousillé l'estomac. On ne dira jamais assez fort les bienfaits du pinard !
- Tu dis n'importe quoi !
- Les sodas, jus de fruits... sont bourrés de sucre ! Très mauvais le sucre ! Regarde ce qui est arrivé à ces pauvres cordistes...
- Quels cordistes ?
- Les cordistes en colère !
- De quoi tu parles, je ne comprends rien...
- Daddy !
- Qu'est-ce que vient faire ton père dans une histoire de cordistes en colère ?
- Daddy, la marque de sucre industriel. Elle appartient à Cristal union, qui a une usine dans la Marne. Au cours d'une opération de nettoyage des silos, deux cordistes sont morts ensevelis sous 3000 tonnes de sucre.
- Je n'en ai pas entendu parler.
- Normal.
- Pourquoi, normal ?
- Parce que l'on entend rarement parler des accidents du travail. Sauf si c'est un footballeur qui se fait une entorse du genou, un musicos qui fait une overdose ou un ministre qui vomit en sortant d'un club sélect... Et puis, ces deux morts datent de 2012.
- Alors pourquoi tu m'en parles ?
- Pour te montrer combien le sucre est dangereux pour la santé ! Et parce que ces salauds de Cristal union ont fait appel de la condamnation.
- Quelle condamnation ?
- 100 000 euros d'amende ! Et ces enflures font appel ! D'autant que ce n'est pas la première fois qu'un cordiste trouve la mort dans un silo...
- C'est affreux. Tous ensevelis ?
- Oui, et d'autres qui sont tombés du haut du silo, car les mesures de sécurité ne sont pas respectées.
- C'est horrible.
- Ce monde est horrible.
- Tu crois que ce sera mieux ailleurs ? Qu'on parviendra enfin à être heureux ? Qu'on trouvera du travail ?
- Je ne sais pas. Mais au moins, tu ne seras pas agressée à cause d'un mur humide.
- En parlant d'agression, tu sais ce dont je rêve souvent ?
- De moi ?
- Non, enfin, oui, mais non. Ce n'est pas un rêve à proprement parler. Une sorte d'hypothèse. Je rêve que j'apprends que j'ai un cancer, incurable.
- Mais c'est terrible.
- Oui, et non. Dans la rue, je croise la voisine, cette salope qui nous a vendu cette maison maquillée. Je la regarde droit dans les yeux en lui apprenant la nouvelle.
- Elle s'en réjouirait !
- Non, parce que je lui dirais que je ne serais pas la première à mourir, qu'elle mourra avant moi, je n'ai plus rien à perdre... Plus jamais, elle ne sera tranquille, devra redoubler de vigilence à la moindre sortie dans la rue, à la moindre de nos rencontres...
- Tu parles : elle comptera encore sur le fait qu'on s'épuisera avant elle. Et la maladie est bien plus efficace que la justice.
- Ressers-moi un verre, tu
veux bien ?


vendredi 8 mars 2019

Deux rivières

Eva Besnyö


28 octobre
Comme presque tous les mercredis j'ai franchi deux rivières et je suis allé garder Félix. Tout le monde l'appelle Lili dans ce petit village au-dessus du Verdon, depuis l'école primaire. Lili a quatre-vingt-quinze ans, il a oublié son visage et son nom.
Isabelle, la fille de Lili, est institutrice à la maternelle du village. Le mercredi elle va faire de grosses courses en ville. Pendant trois heures je marche à petits pas autour de leur maison en tenant Lili par la main, ou bras dessus, bras dessous lorsqu'il bascule en avant.
Tout l'étonne, le ciel, les arbres et moi qu'il scrute toutes les cinq minutes comme la première fois.
Jusqu'après la guerre c'était le cordonnier du village, il faisait des souliers de travail, les sandales légères et les ballons de foot puis l'industrie de la chaussure l'a emporté, comme tant d'autres. Il a acheté trois hectares de vieilles vignes au bord de la colline et il est devenu paysan. Il n'y a pas un arbre ici qu'il n'ait planté, greffé, un muret qu'il n'ait reconstruit. Tous les secrets du cuir il les tient de son père, il a grandi dans l'atelier au milieu des alènes, du fil, des tranchets, de l'odeur forte des peaux qu'on allait chercher à Barjols et des jolis pieds de femme.
Les secrets de la terre il les a découverts au fil des années, seul en tâtonnant, en observant, en se réveillant chaque nuit parce que le ciel gronde, les branches craquent sous le gel.
Il y a cinq ans il a tourné pendant une journée dans son petit champ sur son tracteur orange, il ne savait plus comment on l'arrêtait. Le lendemain sa fille donnait le tracteur, discrètement, à un collectionneur.
Pour promener Lili autour d'une maison, octobre est un mois féerique. Je casse une noix entre deux pierres, encore fraîche, et nous la partageons, un peu âpre… Quelques petits pas et nous passons du brou à l'odeur incomparable des figuiers. Bleues, lourdes de sucre, bourdonnantes, j'ouvre deux ou trois figues que nous partageons aussi.
Lili en raffole. « C'est bon, Fernand ! » me dit-il, ravi sous sa petite casquette. Il y a cinq minutes il m'appelait Lucien. Encore quelques pas et je coupe une grappe de raisin noir, moins sucré que les figues. Il n'y a plus que quelques pieds de vigne ici, à l'abri des murs qui soutiennent les bancaous ; Lili a planté des arbres partout.
Nous allons nous asseoir à l'ombre du noyer, sur l'un de ces murets, et nous nous partageons les grains à la peau épaisse. Lili me dit que ses six filles ne viennent jamais le voir. Il n'en a qu'une, Isabelle, l'institutrice qui fait ses courses à Manosque. Je suis amoureux du calme de ses yeux. Des yeux gris-vert, semblables aux cloches de bronze des vieilles abbayes.
Est-ce que je franchirais deux rivières pour venir garder Lili au milieu des collines s'il n'y avait pas la beauté calme de ces yeux ?…
Le petit cordonnier a planté des arbres durant la deuxième partie de sa vie, les a soignés en toute saison et il ne sait plus ce qu'est un olivier, un pêcher, une noix.
« Et Kakou ? dit-il, où il est passé ? Il y a un moment que je l'ai pas vu. »
Ce qu'il a préféré jadis c'est la chasse, encore plus que la terre et les arbres. Il a rôdé depuis son enfance dans tous ces vallons, avec des chiens et des furets, par tous les temps après des journées éreintantes de travail jusqu'à la nuit noire. Kakou fut son dernier chien. Il l'a enterré à côté de tous les autres, à l'endroit de son terrain qui touche presque le cimetière. Il a oublié ce que signifient le mot fusil, le mot lapin.
Toutes les cinq minutes il me dit : « Bon, on y va, Henri ? » Il veut rentrer chez lui, chez sa mère, à l'autre bout du village, dans la maison où il est né. Il ne sait pas chez qui on est ici, il y a pourtant passé sa vie, déplacé chaque pierre, retourné chaque motte de terre. « Elle va m'attendre pour souper, on y va ! » Il y a cinquante ans qu'elle est au cimetière, sa mère.

René Frégni, La Fiancée des corbeaux, Gallimard

dimanche 3 mars 2019

Tu me diras si ça vaut la peine de continuer


Gilles D'Elia

L'autre soir, je suis resté dîner avec elles. Mais, on avait à peine fini, que mes filles étaient déjà collées à leurs écrans. C'est plus une famille, c'est plus rien. Hier aussi, je suis allé monter un meuble, et j'ai vu la chambre de ma fille. Elle a un canapé dans sa chambre, il y avait un tas de fringues dessus. Pareil sur son bureau. Par terre, même chose. Ça ressemble à quoi ? Ça veut dire quoi ? J'étais dégoûté. Ma femme m'a proposé de rester dîner, j'ai dit que je ne pouvais pas, c'était au-dessus de mes forces, ça me déprimait, ce spectacle. Je préférais rentrer à la maison et bouffer mes nouilles thaï, j'ai 40 paquets en réserve. Le soir, quand je rentre, autour de 22 heures, c'est ce que je mange, je n'ai pas le temps de cuisiner, c'est vite fait et j'adore ça. J'écoute un peu la radio, ou je vais voir sur twitter les conneries que les gens postent. Je finis par me coucher et lendemain, rebelote, lever à 7.30, vélo jusqu'à la gare, et RER jusqu'à Paris. C'est une vie de merde, mais ça a permis durant plus de dix ans d'offrir à mes filles une vie de rêve, dans une grande maison, avec un jardin, des chats, une bonne école. Aujourd'hui, elles sont devenues quoi ? Deux petites bourgeoises écervelées, qui ne s'intéressent à rien, hors-sol, qui, quand elles l'ouvrent ne disent que des conneries. Je leur ai pourtant dit, souvent, que remplir leur vie de fringues, de produits de maquillage, de photos sur instagram, et de séries débiles, c'était se construire une vie médiocre, vide, sans intérêt. Au boulot, certains collègues me disent, une main sur l'épaule, Ça va, c'est pas trop dur, la séparation ? Tes filles ne te manquent pas trop ? Je leur dis Non, pas du tout. Mais ils ne comprennent pas. Ils sont eux-mêmes soumis à ce plan. Personne ne veut entendre ça. Résultat, je ne parle plus à personne. Quand il y a une soirée pour un événement particulier, ou qu'ils vont boire un verre après le boulot, je rentre chez moi, Je ne viens pas avec vous, désolé. Je n'ai rien à partager avec ces gens-là. Je suis là pour faire mon taf, et j'y reste le moins possible. Je passe pour un peine-à-jouir, je le sais, mais je ne veux pas participer à tout ça, je ne tiens pas à fréquenter les gens qui trouvent ça bien, ce monde qu'on nous propose, la vacuité quotidienne, remplie de produits à consommer, cette nouvelle servitude volontaire, ce consentement des masses. Alors, c'est vrai, je vois très peu de monde. Je sais que je suis seul. Que je passe pour un aigri, un peine-à-jouir. Mais jouir de quoi ? J'ai passé dix ans, le soir, à regarder en famille des films ou des séries qui faisaient consensus. J'empruntais toutes les semaines des DVD à la médiathèque, mais ma femme, elle ne voulait pas les voir, elle trouvait ça trop dur, elle était dans un autre délire, elle préférait les comédies, et mes filles pareil, au fil des années, elles se barraient de plus en plus tôt dans leur chambre, avec leurs téléphones. Quand est arrivé Netflix, qui donne accès à toute cette merde, c'en était fini, chacun avait son poste, chacun sa série dans son coin. Il n'y avait plus rien. Ma femme me disait hier Mais c'est le monde d'aujourd'hui, tu ne peux rien y faire. Mais je n'en veux pas de ce monde, ça ne m'intéresse pas, je trouve ça extrêmement pauvre. Et si vous, vous y trouvez votre plaisir, tant mieux, mais ne me demandez pas de continuer à vous fréquenter, de m'adapter. On s'est engeulé sur le fric, la maison. Je ne veux pas m'en occuper. J'ai des visites tous les jours. Je ne supporte pas l'agent immobilier, les gens qui viennent chez toi, mettre leurs gros yeux partout, qui te demandent combien tu paies de gaz… Une maison, ça coûte cher, il faut du blé, elle est grande, c'est dur à chauffer, le jardin, il faut l'entretenir, la toiture, si vous vous inquiétez pour la facture du gaz, ce n'est pas la peine, passez votre chemin. Quand j'ai une visite, je file faire des courses, ou à la médiathèque. On s'est engueulé parce qu'on avait dit un prix, mais depuis, j'ai fait des travaux, tout repeint, et l'agent n'en tient pas compte, un mois de perdu, mais ma femme s'en fout, je me suis barré en lui disant Démerde-toi. Lorsque la maison sera vendue, j'achèterai une chambre de bonne et je lui filerai le reste. Elle me dit hier qu'elle est fatiguée, que ce n'est pas facile, avec les filles, qu'elle doit s'occuper de tout et c'est vrai qu'elle avait l'air crevée. Je te l'avais dit que tu n'y arriverais pas, toute seule. Mais elle me disait Tout ira mieux quand tu seras parti. Ne viens pas pleurer aujourd'hui, ma cocotte. Les trois derniers mois, on n'arrêtait pas de s'engueuler. Je ne supportais plus mes filles, qui me demandaient de me barrer effectivement, et ma femme prenait leur défense, et je leur disais Vous allez déguster, vous allez voir, et surtout, ne venez pas vous plaindre quand je ne serai plus là… Maintenant, c'est trop tard, débrouille-toi avec ces connes. Tu parles qu'elles me manquent ! Pourtant, ça peut être cool quand on se voit maintenant, avec ma femme, mais je ne peux pas l'entendre se plaindre. Elle aurait voulu qu'on continue à se voir en famille, tous les vendredi soir, qu'on dîne ensemble, mais non, elle n'a rien compris, nous ne sommes plus une famille, depuis longtemps, quand c'est fini, c'est fini, quand je serai tout seul dans ma chambre de bonne, je ne verrai plus personne. Elle me demande de prendre les filles au mois d'août, qu'elle puisse respirer, mais il n'en est pas question, ça ne fait pas partie de notre accord. Qu'elle se démerde. Elle l'a voulu, je l'avais prévenue, qu'elle ne vienne pas chouiner maintenant. Qu'elle continue à poster ses conneries sur instagram et facebook pour se sentir exister, pour croire quon l'aime et qu'on la trouve formidable. Tu sais, j'ai fermé mes comptes instagram. Ça m'a amusé un temps de poster des photos d'œuvres d'art avec un petit commentaire. J'étais suivi par quelques personnes, qui me demandaient de les suivre à mon tour. Mais ça ne m'intéresse pas de suivre ces cons qui postent des photos de leur pizza, de la piscine de leur hôtel à Marrakech, de leur bagnole, ou ces filles qui montrent leur cul, c'est ça, la vie, pour eux, la réussite ? Ces gens-là me dégoûtent. Et instagram, c'est parfait pour eux. Moi, avec mes post sur l'art, et mon refus de suivre ou de liker quiconque, je n'ai rien à y faire. Je garde mon compte où je ne poste que des portes, sans aucun commentaire, sans rien situer. C'est un concept. Mais le sens leur échappe. L'autre jour encore, on me dit Ta technique en photo est de plus en plus intéressante, tu t'améliores chaque jour. Tu parles, c'est encore du fake, un truc pour que toi aussi, tu ailles sur le compte de l'autre, mais j'en ai rien à faire. Et puis, la plupart des photos, c'est ma belle-mère qui me les envoie. Depuis qu'elle est veuve, elle se balade beaucoup en montagne, dans des villages, des coins isolés et chaque porte qu'elle prend en photo, elle me l'envoie. C'est notre moyen de garder contact. Elle m'a demandé plusieurs fois de ne pas supprimer ce compte. Pour le moment, je continue, j'ai encore une bonne centaine de photos de portes en réserve, j'en ai photographié toute ma vie. Pareil pour twitter, j'ai supprimé mes comptes. Je n'y suis resté que deux mois. Je me suis abonné à des gens intéressants, à France culture, mais quand j'ai vu que tout cela était aussi fake, que les tweets de france cul étaient essentiellement de la provoc', pour que tu cliques dessus, que tu réagisses, que tu retweetes… C'est à nouveau occuper l'espace, qu'on parle de toi, qu'on s'abonne. Tu réagis à leur message idiot, et ils ne répondent jamais. Ils n'en ont pas besoin. Ça reste vertical. Aucun intérêt. Je préfère lire ou regarder la vidéo d'une conférence de Bernard Stiegler. Ou écrire. J'ai commencé à tenir un journal. Je brassais des idées très noires ces dernières semaines. Tu sais, je file dans quelques jours en Hongrie, ça y est. J'ai passé beaucoup de temps à préparer ça avec cet intermédiaire français, par skype. J'ai envoyé une radio de mes dents, le dentiste a fait son diagnostic, l'autre me l'a transmis, j'ai un devis, je vais y aller en quatre fois, quatre fois une semaine, ils vont tout refaire, ça va me coûter 12 000 balles avec les voyages et l'hôtel. J'ai hésité. J'avais de telles idées noires que je me demandais si j'allais vraiment profiter de cet investissement. Mais depuis que je tiens le journal, je vais mieux. C'est ce que j'aime faire. C'est assez trash, radical. Je parle de tout ce que je te raconte. De la séparation, de mes filles, de la vente de la maison, du boulot, mais aussi de l'actualité, des gilets jaunes, de ce connard de Macron, de mes lectures, Stiegler, Nietzsche, Debord, Bégaudeau… C'est parfois des entrées très courtes, d'autres plus longues. Je reviens sur tel ou tel sujet, je développe. Puis repars dans autre chose et reviens pour un nouveau développement. Je déroule le truc petit à petit, comme une pelote de laine. Ça m'amuse. Je ne sais pas si c'est publiable, personne n'aura envie de se coltiner ça, mais je m'en fous, j'écris. Je pense que c'est fini, ce monde, il n'y a plus de retour possible. Entre les milles possibilités qui se présentaient à nous, nous avons choisi la pire, celle qui est sans issue, c'est fini. J'entendais l'autre jour Binoche à la radio. Elle parlait écologie, environnement, se disait une actrice engagée. J'ai eu envie de réagir, lui demander combien d'avions elle prenait chaque année, si sur ses tournages, elle se déplaçait à vélo ou si on venait la chercher dans une limousine en adéquation avec son statut de star. Engagée ? Ces gens-là me débectent. Ils se donnent bonne conscience en parlant de ces thèmes, de leur engagement, mais au quotidien, il n'y a aucune cohérence entre leurs actions et leurs discours policés, socialistes, humanitaires, convenus… J'écris tout ça dans mon journal. Ça avance bien. J'en suis à quinze pages, je crois. Quand, j'en aurai vingt, je te le ferai lire. Tu me diras si ça vaut la peine de continuer.