vendredi 29 décembre 2023

L'être et le néant


Robert Doisneau



Et puis, merde ! Le soir, quand j'avais des ronds en poche, je m'offrais le Chabanais ou le One Two Two. Il y avait dans ces maisons un potentiel de sensualité qui écartait toute considération métaphysique, ne fut-ce que par le droit de choisir. Pas choisir entre l'être et le néant, mais entre Manon Main Douce et Sylvie la Rémoise.

 

André Hardellet

mardi 26 décembre 2023

Le piège

Luc M.

Nous découvrons parfois que tels seins n’appartiennent pas à la tête de celle qui les porte… Le désaccord et le trouble que produiront ces seins leur attacheront à jamais celui qu’ils auront captivé.

 

Ramón Gómez de la Serna, Seins,
trad. Jean Cassou, ed. Casimiro


mercredi 20 décembre 2023

Pleins

Vanina Kovalsky

 

Il y a des seins pleins de calme. Il y a des seins pleins de douleur. Il y a des seins pleins de passion. Il y a des seins pleins de divorce. Il y a des seins pleins de calamités. Il y a des seins pleins de poison. Il y a des seins pleins d'énervement. Il y a des seins pleins de larmes. Il y a des seins pleins de nuit. Il y a des seins pleins de surprises. Il y a des seins pleins de charité. Il y a des seins pleins d'adultère. Il y a des seins pleins d'or amassé. Il y a des seins pleins d’hypocrisie. Il y a des seins pleins de compote de pommes. Il y a des seins pleins de cuistrerie. Il y a des seins pleins de médailles de la Vierge. Il y a des seins pleins de petite monnaie. Il y a des seins pleins de noirceur sous leur blancheur, apparente. Il y a des seins pleins d’air comme des ballons.

 

Ramón Gómez de la Serna, Seins,
trad. Jean Cassou, ed. Casimiro

samedi 16 décembre 2023

Quel mal y a-t-il à ça ?

Michael Ochs


 

Les gens mieux lotis que nous étaient à l’aise
Ils habitaient des maisons peintes avec W.C. et chasse d’eau
Avaient des voitures dont l’année et la marque étaient reconnaissables.
Moins bien lotis que nous, c’étaient de pauvres gens sans travail.
Leurs bagnoles bizarres étaient sur cales dans des cours poussiéreuses.
Les années passent, tout – et tout un chacun

est remplacé. Mais une chose est restée vraie

je n’ai jamais aimé le travail. Mon but a toujours été
de glander.
Je voyais ce que ça avait de méritoire.
J’aimais l’idée d’être assis dans un fauteuil
devant chez soi pendant des heures, sans rien faire d’autre que porter chapeau en buvant du Coca.
Quel mal y a-t-il à ça
?
On tire sur une cigarette de temps en temps.
On crache. On sculpte des trucs en bois avec un couteau.
Ça fait du tort à qui
? De temps à autre, on appelle les chiens
pour chasser le lapin. Essayez voir une fois.

De loin en loin saluer un gros môme blond comme moi
en disant, «
Je te connais, non?»
Et pas,
«Qu’est-ce qu’on fera de toi quand tu seras grand?»



Raymond Carver, "Glander", in Poésie
(
La Vitesse foudroyante du passé),
trad. Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso, Emmanuel Moses,
ed. de L'Olivier


jeudi 14 décembre 2023

Fantômes de l'automne



En août dernier, me dit-on, Georges Poulot, dit Perros, aurait eu cent ans. Quelle idée...
Les éditions Finitude sautent tout de même sur l'occasion pour réimprimer J’habite près de mon silence, recueil d'une vingtaine de poèmes discrètement publiés en leur temps par ci, par là et ailleurs.

 

Isolé non Seul oui Mais encor
puisque rien n'est simple en urgence
l'amitié en moi sonne du cor
et hurle de temps en temps vengeance.

 

***

 

Qui te connaît Georges Perros
Nul au monde ni moi ni vous
Toi peut-être fille aux seins roux
Prêtresse de ce vieil Eros
Je ne sus que te caresser
Alors qu’intense amour à faire
Qu’es-tu devenue ô beauté
Dont je perçus mal le mystère
Qu’est-il devenu ton cher corps
Terreux, dansant avec les morts
L’horrible, l’éternel quadrille
Où es-tu folle jeune fille
Folle d’aimer qui ne sait pas
Être aimé autrement qu’en rêve
Non plus aimer sinon trop brève
La férocité d’un désir
Moins à vivre hélas qu’à mourir. 

Si je te rencontrais demain
Tu me verrais main dans leurs mains
À ces enfants que je fis naître
Tu me dirais bonjour peut-être
— Je l’ai vu quelque part mais où
Cet homme près de la vieillesse
Avec ce regard un peu flou
Mais quand mon Dieu mais où était-ce ? 

 

***

J’habite près de mon silence
à deux pas du puits et les mots
morts d'amour doutant que je pense
y viennent boire en gros sabots
comme fantômes de l'automne
mais toute la mèche est à vendre
il est tari le puits, tari.

 

 
Georges Perros, J’habite près de mon silence,
éd. Finitude, 13 euros

samedi 9 décembre 2023

Balances sentimentales

Anonyme

 

J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m'est chère ?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J'ai tant, rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes
lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les
fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
 

 

Robert Desnos, in À la Mystérieuse, 1926

jeudi 7 décembre 2023

Fiche de police

Elliott Erwitt

 

 

Il y avait ton cœur fermé
ton cœur ouvert
ton cœur de feu couvert
tes cheveux pour filer entre les doigts
pour verser leur sable sur mon sommeil
et pour enchanter la fatigue
tes cheveux comme un treillage entre le regard et les vignes qui flambent
tes cheveux de luisant et de sorgue
tes yeux avec la halte à l’ombre
et la colonne de froid sur le puits
tes yeux les anémones ouvertes dans la mer
tes yeux pour plonger droit dans les vaucluses
et dérober leurs paillettes aux fontaines
tes yeux sur les averses qui volent sur les ardoises
tes bras pour les bras tendus
pour le geste cueillant le linge qui sèche
pour tenir la moisson de toile contre ta poitrine
pour maintenir la maison de souvenirs contre le vent
tes bras pour touiller les bassines de confiture
tes seins les dunes d’un beau soir
tes seins pour les paumes calleuses au retour du travail
— mais sais-tu les meules qui se prêtent se creusent
quand il faut le repos
sais-tu le nez dans les sources d’herbe    
quand la marinière trempe de buée sa chanson

tes seins pour bander
tes mains 
pavots qui apprivoisent l’insomnie
tes mains pour les mains nouées et les promesses scellées
tes mains pour tendre les tartines
tes mains pour toucher ton amour
tes hanches comme la péniche pleine
comme l’amphore épousée par les doigts de haut en bas
ton ventre pour les tabliers bleus du matin
et les gaines soyeuses des minuits de luxe
ton ventre la pleine joie de la pleine mer
ton ventre de houle
tes cuisses de flandre
ton sillage de carène heureuse et de menthe volée
ton odeur de servante jeune et de pain bis
ton odeur de vachère et de jachère en avril
ton odeur de renoir et d’auberge calme
ta peau de santé le slalom nègre sur la pente des étés
tes robes de bouquets aux crayons de couleurs
sur un vieux cahier d’école
tes robes en dimanche tes robes de bonjour
tes matinées au lit comme une nage facile par la grande baie des fougères
ton envie comme une salve qui salue la rade où brûlent mille rochelles
et l’argent des avirons
et te voici dressée, plantée sur ton plaisir et qui délires
ton envie le suc qui éclate de la figue mûre
ta voix venue des châteaux en Bavière
ta voix qui étonne les légendes dissimulées
ta bouche pour dire oui
ta salive à boire
ton sourire d’enfance retrouvée.     

Il y avait ce plus secret de toi
ce blond de toi épanouie
l’étoile de mer encore humide entre deux désirs.

Il y avait ton attente la première permission du soldat à la guerre
ton souvenir 
et c’est la pluie qui bat tiède
contre les volets clos de la mémoire
ton souvenir à inventer
mais jamais toi tenue certaine
au midi du bonheur
et pourtant quelques-uns t’ont vue en plein jour
ou derrière leurs poèmes
tu es plus vieille que la peine du monde
et plus neuve que la joie de vivre
c’est toi que les hommes ont toujours voulue
dans leur faim de tendresse
au bout des jours au bout des routes
celle qu’ils ont appelée la veille de la chaise électrique
ou du peloton d’exécution
pour qui tous ont trahi leur plus franche parole
et tenu leurs plus dérisoires serments
celle qui embrassait trop tard les gars punis
avant la fosse commune ou les croix de bois.

Il me reste à te donner un nom
à te donner vie
il me reste surtout à te rencontrer
comme les mains émerveillées de l’aveugle
trouvent la présence du soleil
sur un pan de mur.  


 André Hardellet, La Cité Montgol, 1952.

mercredi 6 décembre 2023

Balivernes

Keystone-France/Gamma-Rapho

 

 

Peu de jours avant sa mort lors d'un dernier séjour à l'hôpital, Georges Perros, privé de la parole, tient un début de journal. Carnet et feuillet inédits publiés dans le gros volume Quarto chez Gallimard il y a quelques années.


Solitude. Et le contraire. 
Fraternité au plus bas niveau, ou plutôt au dernier.
N'ai plus envie de lire que ce qui a rapport au mal, cancer, etc. Soljenitsyne, Reverzy, Kafka, c'est au-delà. Ombre portée. Petits points noirs sur un écran de neige. Breughel. Une absence en mal de corps. Déjà venu ? Pas encore ? Mouvement sans destination précise.

(…)

Pourquoi le monde est-il une saloperie ? Il faudrait, il aurait fallu, empêcher le mépris, cette affreuse manière dont un homme peut traiter un homme. Empêcher un homme d'en fusiller, torturer, un autre. Lui rendre cet acte impensable. Tout le reste est balivernes.

 

Très peu de gens me donnent envie de reparler. Et ce sont ceux avec lesquels on peut se taire.

 

 

mardi 5 décembre 2023

Aucune importance

Shinji Ono

 

Tout ce que je dis n'a aucune importance, comme tout ce que je ne dis pas.

 

Louis Calaferte, Paraphe, Arléa

 

samedi 2 décembre 2023

Encore un peu de chaleur humaine


— Je ne dis pas que c'est pas intéressant...

Mais que ça l'était davantage avant... C'est comme tout...

J'ai l'impression que tu te contentes de citer les textes des autres...

Ce ne sont pas des citations, je te l'ai déjà expliqué: ce sont des notes, que je mets là car je ne sais plus écrire avec un stylo.

D'accord, mais tes textes sont toujours les mêmes: Bukowski, Cioran, Valet... Tes auteurs fétiches, on les connaît.

Que veux-tu, je retourne régulièrement aux valeurs sûres, comme on dit. Et personne ne t'oblige à me lire...

Oui, mais il y a d'autres poètes, que tu ne cites jamais, comme Rimbaud, Mallarmé, Villon...

Ecoute bien, et note-le : je fais ce que je veux et je t'emmerde !

Pas la peine de s'énerver et d'être vulgaire...

...Je ne m'énerve pas, je cite. « Je fais ce que je veux et je t'emmerde !», c'est du Victor Hugo ! Dans Mon cœur mis à nu, je crois, de mémoire, mais c'est facile à vérifier... Quant à la vulgarité, écoute-moi bien, je suis comme Bukowski justement, je ne l'exhibe jamais, j'attends qu'elle se manifeste d'elle-même...

Malin... 

On en reprend une ?

Tu ne parles jamais plus de l'actu...

T'as qu'à regarder BFM ou CNews, c'est très bien foutu, les mêmes infos tournent en boucle toute la journée, tu ne peux rien rater.

Je disais ça comme ça...

Je n'ai guère envie de commenter l'actu, comme tu dis, ou simplement de la signaler. 

Moi aussi, je ressens une grosse fatigue, une sorte de dépression, une terrible impuissance face à tout ce qui se passe...

Rien à voir. Je ne suis ni fatigué ni déprimé et je ne me suis jamais senti puissant. En fait, quel besoin d'ajouter des mots à ce capharnaüm schizophrène permanent ? Tu aimerais lire ou entendre que je suis indigné devant la police et ce gouvernement mafieux qui regardent tranquillement des néonazis défiler dans les rues de nos villes? Devant les simulacres de justice autour des affaires de nos braves politiciens? Devant la mainmise des oligarques de la finance sur les médias? Que je me prononce à propos du gazage de Gaza? Ou de la future capitulation de l'Ukraine et des milliards engloutis ou détournés par le clown en kaki et sa bande? Tu veux que je te parle du cynisme des dirigeants occidentaux face à la corruption, le dérèglement climatique, la société de surveillance complète qui s'est, avec notre consentement, mise en place, ce monde invivable, les lois liberticides et celles qui détruisent tous les jours un peu plus ce qui restait du tissu social, comme on dit? Tu veux que je te parle de l'inflation, de Napoléon, d'Elon Musk et de Jupiter? Sérieusement, tu voudrais que je donne sur tout ça, et le reste, mon avis d'ivrogne?

On ne se voit plus...

— Allons bon...

Avant...

...Avant, c'était pas mieux.

Peut-être, mais je vais te dire une chose: ça me manque, tu me manques...

Tu en tiens une bonne, toi...

T'as remarqué qu'on regrette toujours le temps d'avant, même si c'était pas mieux ?

Non. On regrette simplement de ne plus être à cette époque, on est effrayé de se voir vieillir, on est terrifié par la mort...

C'est vrai... Ça passe tellement vite, quand tu y penses. Et on file sans laisser de trace...

Laisser une trace ? Quelle prétention...

Tu as raison... Putain, je crois que ça ne va pas très bien...

C'est ce côtes du Rhône. Vraiment pas fameux...

Non, c'est autre chose...

Je vois. Tu te sens seul, tu es perdu. Tu as besoin d'un peu de chaleur humaine, comme un vulgaire Pignon... Mais je ne m'appelle pas Milan, mon vieux, désolé.

Ouais, en fait, t'es pas le genre à consoler... Tu en as marre de le faire, du moins...

Exact. La vie est trop courte.

— Je crois que je vais, de ce pas, laisser une trace dans les toilettes...

— Quand il est question de vulgarité, on sait où te trouver... Fais gaffe à la marche !