jeudi 29 février 2024

Une dernière pour la route

Gilles D'Elia


Vous en reprenez une ? — c'est moi qui régale, ça me fait plaisir. Vraiment. On ne va pas se mentir, hein, ça fait du bien... Vous savez, on boit parce qu’on a soif, certes, mais aussi parce que c’est agréable. L’alcool — comme les bars, enfin, certains... ça a tendance à être moins vrai aujourd'hui, mais bon... L'alcool, c'est un plaisir. On a tendance à l'oublier. Ils passent leur temps à nous infantiliser, à nous culpabiliser. Le cancer, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, tout ça. Oui, d'accord, mais vous faites quoi du plaisir? On n'y a plus droit? Ça non plus, on n'y a plus droit? Il nous reste quoi, alors? Les séries Netflix, comme dit l'autre troudukukorompu ? Faudrait rester à jeun pour mieux écouter leurs balivernes? L'hédonisme, je vous dis, c'est primordial. Vous retrouvez ça chez les penseurs chinois de je ne sais plus quelle ère, leurs poètes... — Li Po, si je me rappelle bien. Un truc comme ça. La recherche du plaisir, ça nous concerne tous, non ? Eh bien, mon plaisir, à moi, ça passe par le titillement des papilles gustatives, la chaleur de l’œsophage, la stupéfaction de l’estomac, comme disait l'autre. Et le plaisir est d'autant plus intense qu'il est partagé... On veut nous mettre tous devant un écran, à avaler ce qui, dit-on, nous correspond et ne correspond pas forcément avec le type assis à nos côtés dans le métro. Résultat, on ne se parle plus. Les écouteurs, vous avez vu, tous ces gens avec des casques, des trucs dans les oreilles, sans fil, croient-ils, avec leur musique, leurs salades, les applis, instagram, toute cette merde?... Ah, je n'en peux plus, de ce monde. Ça ressemble à quoi? Qu'est-ce qu'on leur propose aux jeunes générations ? Et ces cons, ils voudraient qu'ils aient envie de se reproduire? Allez, réarmons-nous! Mais enfin, c'est une blague! Nos jeunes sont pour moitié en dépression, sous psychotropes! Ou totalement analphabêtes... Leur idole, c'est le Rital du RN qui parade en string léopard sur les réseaux homos suivi de près par le beau représentant de l'intelligence artificielle qui nous sert de Premier ministre, le roquet quête, clone de l'illuminé de l'Elysée... Vous avez vu ce sondage? Ils veulent nous faire croire ça, vraiment? Buvons! Une dernière? C'est pour moi, pas de gêne entre nous. Tant que c'est pas interdit par ces ploutocrates allumés… Tu as vu tous ces ministres, secrétaires d'état, conseillers, mis en examen, en procès, blanchis bien entendu, comme la poudre qu'ils inhalent à longueur de journée, je n'invente rien, tu le sais, ces faux défenseurs des valeurs de la démocratie, qui n'ont pour valeurs que leurs propres intérêts et ceux de leur caste d'intouchables, qui ne valorisent que l'enrichissement personnel, ces vrais nihilistes larbins du réel pouvoir, celui de la finance, des comment qu'ils disent, les Gafa, je ne sais quoi, ces vrais dirigeants de nos vies, c'est à vomir et à se noyer dans ses déjections vite un soir de cuite… C'est aussi répugnant que de les entendre à longueur de journée, eux et leurs sbires, présents H24, comme disent les jeunes, sur les plateaux TV, faux spécialistes, pseudo-philosophes de mes deux, psychopathes pédophiles ahurissants et étourdissants, pardon, je divague?, des mafieux malfaiteurs infâmes, qui mènent une guerre de classes, tu le sais, n'est-ce pas ?, ils savent qu'il n'y a plus de lendemain, et pillent tout ce qu'ils peuvent, nous enfoncent toujours un peu plus. L'Etat, ce n'est pas que ces médiocres experts de tableaux Excel le détuisent, ils en ont besoin, mais débarassé de services publics, un Etat qui tient avec nos impôts qui servent, croit-on, à financer le bien commun chaque jour un peu plus démuni, un peu plus spolié. Non, tu le vois bien, aussi éborgné que tu sois, l'Etat, nos sous, ne servent plus qu'à payer leur train de vie, leurs costards à dix mille boules, leur police, leurs blindés, leurs matraques, leurs LBD. Nous payons pour nous faire tabasser, gazer, mutiler à la moindre contestation, à la moindre manif. Tant que ça tient et qu'ils nous font croire que l'ordre importe plus que tout, que les gens qui ne sont rien, toujours plus nombreux, ne sont que des assistés, qui coûtent un pognon de dingues, des chômeurs traqués, surveillés, contrôlés, qu'il faut remettre au plus vite au travail. La propagande est quotidienne, ça marche plutôt bien, dans les médias qu'ils contrôlent désormais en très grande partie, grâce aux journalistes d'accompagnement, leurs éditocrates écervelés, les vulgaires animateurs hagards de came et payés des fortunes… Et désormais, maintenant que tout est dévasté, ces complices de génocide veulent la guerre, comme au bon vieux temps, pour défendre nos prétendues valeurs européennes et démocratiques, celles prônées par Ursula, leur hyène teutonne, élue par ses pairs… Il faut sauver le petit soldat Zelensky qui a sacrifié tout un peuple tout en planquant son blé dans les paradis fiscaux… Vous avez vu la flambée de l'immobilier en Ukraine ? La reconstruction est en route! Plus le pays sera détruit, plus il sera rentable, déjà vendu aux mafias occidentales contrôlées par nos young leaders à la botte de Washington, ceux-là mêmes qui ne veulent pas entendre parler de Julian Assange qui croupit derrière les barreaux pour avoir dénoncé et prouvé leurs turpitudes et leurs crimes, que l'on va condamner tranquillement et démocratiquement à 175 ans d'emprisonnement... Une nouvelle petite guerre pour se refaire la cerise, avant la suivante, la plus grande, la plus belle, la dernière contre la Chine, l'Inde, l'Iran et tous ces terrifiants régimes… L'avenir est obscur, mais ne perdez pas espoir, vous aussi vous pouvez demain devenir le nouveau Jean Moulin, le nouveau Manouchian, avoir droit aux honneurs de la panthéonisation, applaudi par ceux-là mêmes que vous aurez combattu… C'est pas beau, la vie ? Pardon, quand je suis parti, je peux être bien plus soulant que ce qu'on avale ici. Je suis le premier à être fatigué par mon déconophone. Une dernière pour la route?

 

 



mardi 27 février 2024

Extraits d'insomnie

Anton Bruehl

 

Les Poèmes

Ce sont des extraits d'insomnies,
C'est le noir des bougies tordues,
C'est au matin le premier son
De blancs carillons par centaines...
C'est la tiédeur d'un appui de fenêtre
Sous la lune de Tchernigov,
Ce sont des abeilles, c'est un mélilot,
C'est la poussière, et l'ombre et la touffeur. 



Anna Akhmatova,
trad. Jean-Louis Backès
in Requiem, Poème sans héros et autres poèmes
Poésie/Gallimard


samedi 17 février 2024

Parfois

Juan Rulfo



Parfois nous rêvons de jeunes femmes brunes un peu folles avec lesquelles il serait bon d’écouter Coltrane et Ornette Coleman jusqu’à des heures impossibles du petit matin le jour se lèverait sur des taffetas des brocarts des étoles — mais que ceci ne laisse pas supposer je ne sais quelle déliquescence nocturne — nous aurions fait l’amour selon les règles ancestrales avec quelque peu de perversité froide voire de distanciation je ne veux pas que vous m’aimiez me direz-vous vous deviendriez mon semblable Pareils à des gisants, non des cadavres, non deux bêtes accouplées le chiffre de vos lèvres sur mes hanches tel le carmin de vos ongles et de mon sang qui éclatera à midi.

 

 Franck Venaille, "Eloge de Robert Desnos"
in Avant l’Escaut, Poésies & Proses, 1966-1989,
éd. L'Atelier contemporain, 2023

 

jeudi 15 février 2024

Je m'en vais

Elliott Erwitt

Mes outils d'artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez
Je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs.

Ils ont su ils savent toujours
peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher
réunir séparer
fondre ce qui est pour qu'en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n'est pas, ce qui n'est pas encore,
ce qui est tout, ce qui n'est rien.
ce qui n'est plus.

Je les pose sur la table
Ils parlent tout seuls je m'en vais.

 

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard

mardi 13 février 2024

Des nouvelles du fou sans folie


Jacques Sassier

Les archives de Cioran sont, semble-t-il, un trésor inépuisable et, à coup sûr, inestimable pour tous les dangereux fanatiques du fou sans folie roumain. En attendantcombien de temps encore?! la publication de la suite de ses Cahiers, Gallimard nous livre aujourd'hui une sélection de sa correspondance. Quelques cent soixante lettres, la plupart inédites, écrites entre 1930 et 1991, et adressées à sa famille, ses amis, des proches, mais aussi des lecteurs. Sans oublier celle qu'il surnommait la «Tzigane», et dont il s'était épris à plus de 70 balais... En ouverture, on relira non sans plaisir un texte qui donne le titre au recueil et que la NRF avait publié dans un numéro de 1993 et dont voici un extrait.

Ayant eu la chance de n’avoir jamais pratiqué un métier ni travaillé à des livres sérieux, j’ai disposé à travers les années d’énormément de temps, faveur réservée, en principe, aux clochards et aux femmes. Des clochards, il y en a de plus en plus mais ils ne daignent pas écrire ; quant aux femmes, elles vont maintenant au bureau, enfer idiotisant. La lettre comme genre est menacée, car ce sont elles qui y excellaient. On n’imagine pas aujourd’hui une Mme du Deffand, sinon la plus grande, assurément la plus profonde des épistolières (…) j’ai écrit un nombre considérable de lettres. Pour la plupart, elles se sont perdues, celles de ma jeunesse surtout. Si je le déplore, ce n’est pas parce qu’elles avaient la moindre valeur objective mais parce que c’est seulement par elles que j’aurais pu retrouver celui que j’étais avant mon arrivée en France, à l’âge de vingt-six ans. L’unique moyen de reconstituer ce personnage me faisant défaut, je n’en conserve plus qu’une image abstraite. J’habitais une ville de province d’où j’écrivais à une amie de Bucarest, actrice et… métaphysicienne, de longues lettres sur ma condition de fou sans folie, qui est bien l’état de quiconque est déserté par le sommeil. Eh bien, elle devait me raconter, il y a quelques années, qu’elle avait jeté au feu, par une frousse très peu métaphysique, mes élucubrations épistolaires. Ainsi disparaissait le seul document capital sur mes années infernales (...)

 

Cioran, Manie épistolaire. Lettres choisies,1930-1991
édition et traductions de Nicolas Cavaillès,
Gallimard, 2024

 

 

A noter que De la France et Des larmes et des saints viennent d'être réédités chez L'Herne.


mercredi 7 février 2024

Condamnés

George Rinhart

Je vous condamne à chier le matin et le soir
en lisant des journaux périmés et des romans amers
je vous condamne à chier remords et mélancolie
et douces et jaunes tombées de la nuit.

Je vous condamne à chier en corset et en chemise
dans vos maisons pleines de bicyclettes et de canaris
avec vos paires de fesses chaudes et bleuies
et vos lamentables cœurs à crédit.

D’un monde effondré s’échappent des choses sinistres :
des engins mécaniques et des chiens sans museau,
des ambassadeurs gros comme des roses,
des bureaux de tabacs noircis et des cinémas en ruines.

Moi je vous condamne à la nuit des dortoirs
à peine interrompue par des irrigateurs et des rêves,
des rêves comme des eucalyptus aux mille feuilles
et des racines imprégnées d’urine et de mousse.
 
Ne me laissez pas toucher à vos eaux sédentaires
ni à vos intestinales réclamations, ni à vos religions,
ni à vos photographies accrochées à la hâte
:
parce que moi j’ai des flammes dans les doigts,
et des larmes d’infortune dans le cœur,
et des pavots moribonds nichent dans ma bouche
semblables à des dépôts de sang infranchissable.
Je hais vos grands-mères et vos mouches,
je hais vos déjeuners et vos rêveries,
et vos poètes qui chantent «la douce épouse»
et «les bonheurs du bourg»:
en vérité vous méritez bien vos poètes et vos pianos
et vos irritants démêlés à quatre pattes.
 
Laissez-moi seul avec mon sang pur,
avec mes doigts et mon âme,
et mes sanglots solitaires, obscurs comme des tunnels.
Laissez-moi le royaume des longues vagues.
Laissez-moi un vaisseau vert et un miroir.


 

Pablo Neruda, "Sévérité",
trad. Waldo Rojas, Stéphanie Decante
in, Résider sur la terre,
Quarto, éd. Gallimard, 2023