jeudi 4 décembre 2014

L'été 1992

Jean-Jacques Ader

Souvent, quand je me lève, le matin, j'éprouve le sentiment confus de faire fausse route, de m'être fourvoyé quelque part, il y a longtemps, et de m'être ensuite aveuglement obstiné. Des choses vont de travers dans ma vie, mais je ne sais pas précisément quoi. Pour en avoir le cœur net, il suffirait de faire la lumière et de lever les voiles sur toutes ces années, comme on découvre un lit. Mais je n'ai pas le courage de prendre cette décision. J'ai trop peur de ce que je risque de découvrir sous les draps.

Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul



C'était l'été 1992 et ce livre est arrivé au bon moment. Je ne dirais pas qu'il m'a sauvé la vie, ou qu'il m'a réconcilié avec elle, mais il y a un peu de ça. La chaleur était insupportable et l'ennui s'invitait au quotidien. La librairie était déserte. L'air était plombé et le soleil noir. Je venais de perdre coup sur coup mon amoureuse et un jeune collègue que j'avais été chargé de former, une sorte de chiot sauvage avec qui j'avais passé de grands moments de rire et de complicité. Un matin, en reprenant le boulot, nous apprenions qu'Antoine s'était tué en voiture durant le week-end. Le truc banal d'une bande de gamins en virée qui tourne mal. La nouvelle nous avait laissés anéantis, démunis, révoltés. Je sentais que je n'avais plus rien à faire dans cet endroit, que cette banlieue chic me débectait de plus en plus, que j'allais bientôt en partir. La rentrée littéraire se préparait et les premiers SP débarquaient. Quelques semaines auparavant, j'avais demandé au représentant d'Interforum les deux Dubois, le roman (Une année sous silence) et le recueil de textes courts (Parfois je ris tout seul). Je les ai reçus au lendemain de l'enterrement d'Antoine. J'ai mis le roman dans mon sac et feuilleté dépité le deuxième livre. Malgré son titre, j'ai immédiatement voulu partager son rire et son élégant désespoir. Je ne sais plus qui de mes collègues était là et qui était en vacances. Antoine se serait marré et c'est à lui que je m'adressais. Au moindre moment creux de la journée, et cet été il y en eut beaucoup, je lisais à haute voix les textes de Dubois. Et le soir, je passais au roman, seul dans mon appartement vide. 
En septembre, j'ai insisté pour faire venir signer Dubois à la librairie. Mon patron était sceptique. Pas sûr que ça marche. Je suis allé aux Cahiers de Colette, rue Rambuteau, faire signer un exemplaire de Parfois je ris tout seul et l'ai envoyé à mon ex. Je ne me souviens plus exactement quelle dédicace j'ai demandée à Dubois, mais ça parlait d'ours en tous cas.
Lorsqu'il est finalement venu à la librairie le mois suivant, je ne faisais déjà plus partie de l'équipe. J'avais démissionné pour aller faire des traductions pour un festival de cinéma à Beaubourg. Je suis quand même venu ce soir-là car on avait raconté à Dubois que tout avait été organisé par un des libraires qui était un grand fan de son œuvre. J'ai réussi à surmonter la honte de cette présentation et me suis pointé à mon ancien boulot. Dubois m'a reconnu et, je ne sais plus comment ni pourquoi, m'a filé ses coordonnées à Toulouse à la fin de la soirée. 
L'année suivante, lorsque je suis descendu dans la ville de Nougaro « couvrir » un festival de cinéma latino-américain pour un journal, je l'ai appelé. Il m'a proposé de venir prendre un café chez lui, en dehors de l'agglomération. J'ai pris un bus et me suis paumé en route, arrivant en nage et en retard chez l'écrivain, une belle maison qu'il avait construite de ses mains, avec pelouse et tondeuse forcément. Il s'est montré adorable, sa femme aussi qui est allée nous acheter des pains au chocolat. Je lui ai alors raconté l'été 1992. Ça l'a touché. Le soir, il m'a raccompagné au centre-ville au volant d'une de ses vieilles tires, m'expliquant aimer vivre dans des lieux que les transports en commun atteignent difficilement. Nous nous sommes revus régulièrement à chaque passage de l'un à Paris, de l'autre à Toulouse. Il vit maintenant majoritairement au Canada. J'ai souvent relu ses livres, pas tous, certains me semblent moins bons. Il y a dix ans, après une rupture chaotique, Une vie française m'a méchamment secoué. Je pense souvent à lui, attendant de ses nouvelles avec anxiété et espoir.

2 commentaires:

  1. Je partage votre goût pour les ouvrages de Dubois. Et, comme vous, je dirai que son meilleur roman est Une vie française.

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