mardi 31 décembre 2019

Allez, rentre chez toi !

Ce soir, bien entendu, nous serons tous à notre poste, au garde-à-vous, devant le poste pour écouter notre jeune et beau guide, et si intelligent que le plus souvent nous sommes bien incapables de le suivre.
Aussi ne puis-je résister à poster ici un petit montage trouvé sur la plate-forme vidéo appartenant à une multinationale bien connue et bienfaitrice de l'humanité, plaquée sur une chanson tout de même très vulgaire, merde !, et homophobe, zut !, de l'ami Saez sur son dernier album. Avant que tout disparaisse...




Et en prime, en bonus, en exclusivité, et en avant-première, la chanson du même que tous nous reprendrons ce soir en chœur pour fêter la fin de cette année exécrable...

samedi 28 décembre 2019

Alice

Robert Herman


j'ai sincèrement joué le jeu
gardé les buts
repoussé la moindre occasion
de tout raconter
multipliant les parades
j'ai nié au mieux de notre jeunesse
les idéaux le moral
au plus bas
essoufflé
accouru à vos invitations
porté l'étoile
rafflé vos cocktails
bouffé à tous vos râteliers
succombé à vos sirènes
et avalé avec finesse vos particules
et vos salades
je me suis
connecté
abonné
profilé
et accepté de me faire baiser
souriant à peine à vos promesses
rêvé ma solitude 
humide
j'ai fait la vaisselle et sorti les poubelles
respecté les horaires
atteint les objectifs
aveuglément suivi vos conseils
subi vos ordres
étouffé mes désirs
j'ai glissé dans la fine peau
d'un emballage d'éthylène 
vierge et vide
fondé une famille 
je me suis fait humilier 
asphyxier
sucer 
jusqu'au coccyx
j'ai fait miennes vos angoisses
pénétré vos ténèbres
le plus clair de mes nuits 
blanches sans défense 
rallumé le feu 
martelé de fausses croyances
recommandé vos offenses
applaudi à tous vos discours
un jour en france 
à vos filles fait la cour
multiplié les drames de cœur
et je crois avoir brouté 
l'un des derniers coquelicots
mais donné tout de même
reconnaissez-le
plus de plaisir que d'illusions
je me suis moqué des chagrins
que je m'étais choisis
accaparé sans le voir
par des histoires
qui ne me regardaient pas
hantées par la main-de-gloire
seul enfin m'ont laissé 
mes salauds préférés
comme un homme à la mer
couchant avec ma liberté
trop grande 
dans ce siècle déjà mort
dites
quand reviendrez-vous
Alice ?

Charles Brun, Avalanche 

mardi 24 décembre 2019

Les géants de l'angoisse

Sepp Dreissinger


Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
Il n'y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on pense à la mort.
On traverse l'existence, affecté, inaffecté, on entre en scène et on la quitte, tout est interchangeable, plus ou moins bien rodé au grand magasin des accessoires qu'est l'Etat : erreur ! Ce qu'on voit : un peuple qui ne doute de rien, un beau pays — des pères morts ou consciencieusement dénués de conscience, des gens dans la simplicité et la bassesse, la pauvreté de leurs besoins... Rien que des antécédents hautement philosophiques, et insupportables. Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique, au fond duquel la bêtise et la brutalité nous sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. L'Etat est une structure condamnée à l'échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l'infamie et à l'indigence de l'esprit. La vie est désespérance, à laquelle s'adossent les philosophies, mais qui en fin de compte condamne tout à la folie.
Nous sommes autrichiens, nous sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt généralisé pour la vie, nous sommes, dans le processus de la nature, la mégalomanie pour toute perspective d'avenir.
Nous n'avons rien à dire, si ce n'est que nous sommes pitoyables, adonnés par imagination à une monotonie philosophico-économico-mécanique.
Moyens à fin de déchéance, créatures d'agonie, tout s'explique à nous, et nous ne comprenons rien. Nous peuplons un traumatisme, nous avons peur, à juste titre nous avons peur, car nous apercevons déjà, bien que confusément, à l'arrière-plan : les géants de l'angoisse.
Ce que nous pensons l'a déjà été pour nous, ce que nous ressentons est chaotique, ce que nous sommes reste obscur.
Nous n'avons pas à avoir honte, mais nous ne sommes rien non plus et ne méritons que le chaos.
En mon nom et au nom des personnes distinguées en même temps que moi par ce jury, je remercie très expressément tous ceux ici présents.

On trouvera ce discours, prononcé par Thomas Bernhard lors de la remise du prix d'Etat autrichien de littérature en 1967, dans le fameux petit recueil intitulé Mes Prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky. On y lira également un texte, composé une dizaine d'années plus tard, souvenir hilarant de cette cérémonie et de ce milieu de la culture qu'exécrait tant l'auteur de Gel. Savoureux.

lundi 23 décembre 2019

Si je pouvais faire mieux…

Jacques Sassier/Gallimard

Ecouter la voix de Louis Calaferte, une rareté, une consolation. France culture diffusait la nuit dernière une de ses précieuses archives, un entretien de l'auteur de Septentrion avec Alain Veinstein, datant d'octobre 1993. Quelques mois avant sa disparition, Calaferte se montre toujours aussi passionnant et incisif. Indispensable. C'est à écouter ci-dessous (quand ça fonctionne...) ou sur le site de la radio.

Comme 45 minutes, c'est un peu court, j'en ajoute 7 — malheureusement le générique en avale une —, en collant ci-dessous l'un des rares passages de Calaferte à la télévision. C'est un an avant. Certes, on peut se demander s'il tiendrait aujourd'hui les mêmes propos sur ces concitoyens… Mais à quoi bon ?

vendredi 20 décembre 2019

Mort de la littérature et du Père Noël


- Du coup, vous allez faire quoi ?
- Rien. Du moins, je l'espère. J'ai toujours détesté Noël. Ces grèves tombent à point. Jamais je n'ai autant aimé rester coincé...
- Tiens, toi qui aimes Bukowski, tu connais cette citation ?
Noël sert à rappeler à ceux qui sont seuls, qu'ils sont seuls
A ceux qui n'ont pas d'argent, qu'ils n'ont pas d'argent
Et à ceux qui ont une famille de merde, qu'ils ont une famille de merde.
- Tu lis Bukowski, maintenant ?
- Pas vraiment.
- Tu sors ça d'où, alors ?
- Instagram, je crois...
- ...Si on avait dit un jour à Bukowski qu'il finirait par être cité sur instamachinchose...
- J'ai lu quelque part que c'était l'auteur le plus volé aux Etats-Unis.
- Une chose est sûre : c'est, avec Cioran, l'auteur le plus cité généralement par des gens qui ne se sont jamais donné la peine d'ouvrir un de ses livres, qui n'en connaissent que les citations que d'autres publient sur les réseaux...
- ...Des gens comme moi, tu veux dire ?
- Je ne te le fais pas dire...
- Mais toi aussi, tu as contribué à ces citations que l'on trouve sur la toile...
- Lorsque je cite quelque chose, c'est un poème que je viens de lire dans un recueil, un passage d'un livre, d'un entretien... Je cite pour moi, pour ne pas oublier. C'est purement égoïste. Je ne contribue ni ne collabore à rien.
- Pour moi, c'est une littérature trop noire, je ne peux pas lire des pages et des pages sur ce ton... Une phrase, de temps à autre, ok, mais...
- ...Oublions ça. La littérature, ça ne t'a jamais beaucoup intéressé.
- Tu sais, ça n'intéresse plus grand-monde aujourd'hui...
- Se cree el ladrón que todos son de su condición.
- Ce qui veut dire ?
- Un petit effort. Ecoute bien : Se cree el ladrón que todos son de su condición.
- Ladrón, c'est le verbe aboyer, c'est ça ?
- Pas vraiment. Un ladrón, c'est un voleur.
- Je n'ai rien compris, alors.
- Mot à mot, le voleur pense que tout le monde est de la même nature, de la même famille, la même condition...
- Quel est le rapport avec la littérature ?
- Si tu lisais davantage, tu ne poserais pas la question.
- Tu m'as perdu, là...
- Nous sommes tous perdus... Remets-nous une tournée.
- Ok, on ne parle pas de littérature, tu veux qu'on revienne aux grèves ?
- Surtout pas. Tu ne vas pas me les brouter avec l'actualité les rares fois que l'on se voit encore... Qu'est-ce que tu vas me raconter ? Que c'est l'enfer ? Que les usagers sont pris en otage ? Que cette réforme est bonne pour tout le monde ?
- Ça va, ne t'énerve pas...
- Tu vois, ne pas pouvoir aller réveilloner dans la belle famille, ça m'évite ce genre de débat, et d'engueulade.
- Mais c'est un sujet important.
- Pas pour être débattu au comptoir de chez Ahmed ou dans la belle-famille. Tiens, prête-moi un instant ta prothèse.
- De quoi tu parles ?
- De ton téléphone intelligent.
- Pour quoi faire ?
- Donne et ferme-la... Attends. Tu vois, si tu veux pouvoir parler de cette réforme scélérate, il faut pouvoir argumenter. Et auparavant se documenter, lire, s'instruire. Tiens, ici, tu liras un document rédigé par une économiste atterrée. 
- 20 pages !
- Oui, si on veut être un peu sérieux, ça demande un petit effort. Le cerveau doit être disponible, et doit fonctionner autrement que comme caisse de résonance des médias mainstream. Tu le télécharges et tu lis ça à tête reposée, si j'ose dire. Et on en reparle.
- T'as trouvé ça sur tes médias alternatifs et gauchistes ?
- Si on reste dans la caricature, la réponse est oui. Ça te permettra de dormir tranquille. Mais, tu vois, c'est là que je touve des choses qu'on ne trouve pas ailleurs.
- Comme quoi ?
- Comme des nouvelles de Julian Assange.
- Qui ?
- Julian Assange, tu n'en as jamais entendu parler ? Tiens, ici, tu auras un résumé de l'histoire, ça ne te fatiguera pas trop. Et si tu veux creuser, mieux comprendre le monde dans lequel tu vis, tu liras ça ou/et ça
- Oui, ça me dit quelque chose, maintenant. C'est pas le type qui était réfugié à l'ambassade de je ne sais plus quel pays sud-américain ?
- Exact. T'en parle-t-on sur Instagram ? Ou y met-on simplement des citations et des seins barrés ?
- C'est vrai que ça faisait longtemps que je n'en avais pas entendu parler.
- Normal. Une info chasse l'autre. Un événement en remplace un autre. Show must go on, comme on dit à la Maison blanche, et partout ailleurs... 
- Il n'avait pas été accusé de viol ?
- Un pipeau médiatico-politique. Assange a été lavé de tout soupçon. Mais le type est en train de crever dans une prison, et dans l'oubli de tous aujourd'hui. Il va être extradé chez Trump où il est passible de 175 années de prison. Mais nous, nous parlons de Macron, le jeune, dynamique et incompris père Fouettard qu'emmerdent ces sales syndicalistes puant la bière et la vinasse et ces cheminots privilégiés qui bloquent le pays. Tu sais quoi ? On va en reprendre une à la santé de ces salauds de travailleurs et à la mort du Père Noël !


https://thisisnthappiness.com/



mardi 17 décembre 2019

Les fantômes d'une chambre en ville



Radio France entame sa quatrième semaine de grève et de programmes musicaux. Dimanche soir pourtant, est parvenu à se glisser à travers la grille de France culture et jusqu'à nos oreilles un étonnant et très personnel documentaire de Katell Guillou, réalisé par Véronique Lamendour, autour du dernier grand film de Jacques Demy, Une Chambre en ville — où il est justement question de grève, en musique... 
L'occasion d'écouter de nouveau la délicieuse et inestimable Camille Taboulay, toujours aussi passionnante quand il s'agit du réalisateur nantais. Participent également à l'émission Dominique David (cousine du cinéaste), Patrice Martineau (second assistant sur le tournage du film), Christophe Patillon (historien), Gérard Tripoteau (ancien ouvrier aux chantiers navals)… et la voix d’Amélie, que je vous laisse découvrir ici.



samedi 14 décembre 2019

De la folie


René Groebli

...quand je retrouvais mon calme, il m'apparaissait que les hommes font leur malheur par incapacité de se contenter de ce qu'ils ont. On finit par haïr ce qui nous entoure, alors qu'on était bien tranquille, et l'on se jette dans l'inconnu. On finit par prendre en horreur la vie présente. On ne peut plus supporter son bonheur, et l'on va s'exposer à des dangers réels. C'est excusable d'agir ainsi quand on ne risque pas grand-chose, mais quand notre vie est en jeu, c'est de la folie...
Emmanuel Bove, Non-Lieu, 1946

lundi 9 décembre 2019

C'est pas facile tous les jours

Trente ans plus tard, je suis reparti en voyage avec ma sœur, sur son invitation. Après l'URSS, place au Yucatán. Comme il était hors de question que tout ne fût que soleil, cumbia et couleurs primaires, j'avais emporté dans ma valise un roman lu il y a trente ans. L'ami Hubertus, qui le découvrait il y a peu sur les conseils de Louis Watt-Owen, m'avait convaincu de retomber dans Le Piège (1945). Il est toujours délicat de retrouver ses amours de jeunesse. Ce drôle de livre m'avait tellement bousculé à l'époque que j'avais accepté d'aller en voir une adaptation scénique, une performance one-man-showée de Didier Bezace à la Cartoucherie, si je me souviens bien. En faisant du protagoniste coincé sous l'Occupation le narrateur de son spectacle, le metteur-en-scène-comédien jouait sur une sorte de gimmick à répétition, C'est pas facile tous les jours, une expression dont j'allais abuser par la suite lorsqu'il me fallait dédramatiser les situations dites compromises. Aujourd'hui, cette trouvaille me paraît avoir été une mauvaise interprétation tant l'ingénuité et la bêtise de Bridet le rendent incapable de ce genre de distance. Si l'ironie de Bove est bien présente dans ce texte comme dans ses autres romans et nouvelles, elle n'est jamais appuyée et semble elle aussi coincée entre les pages de ce récit implacable, annoncé d'emblée sans issue.
Rien ne dévoile mieux nos intentions qu'une longue impuissance. A toujours demander sans obtenir, on finit par donner de soi l'idée qu'on ne réussira jamais, qu'on appartient à cette catégorie d'hommes dont les désirs sont trop grands pour leurs possibilités.
Ces deux phrases simples et impeccables suffisent à décrire Bridet dans les premières pages, à justifier le titre du roman.
Ce fut à ce moment qu'une idée extraordinaire lui vint à l'esprit, une de ces idées simples qui, selon ce que nous y mettons de nous-mêmes, paraissent géniales ou insignifiantes. Elle lui fit brusquement retrouver toutes ses forces. Cette idée était que, quoi qu'il fit, il ne pouvait plus échapper à la mort et que, puisqu'il fallait mourir, autant mourir courageusement.
Et ce fut ce qu'il fit.
Et ces deux paragraphes désespérément ironiques, et situés vers la fin du livre, traduisent un rare éclair de lucidité chez Bridet. Conscient enfin du piège dans lequel il s'est lancé les yeux fermés. 
Un chef-d'œuvre.

Revenu dans la grisaille d'ici, j'ai ouvert la suite, un volume regroupant les deux derniers romans de Bove, Départ dans la nuit et Non-Lieu, publié à l'Imaginaire en 1992, année qui marque mon départ de la librairie pour aller traduire à Beaubourg des films mexicains… 
Ce doit être le seul livre de l'auteur que je n'ai pas volé. Et en lisant les premières pages, il me semble que c'est également le seul que je n'ai pas lu. Il arrivait certainement quelques années après la période exclusivement consacrée à Bove. Je sens ce matin que cette découverte inespérée pourrait redonner quelque couleur à un quotidien violemment sombre et me consoler de la perte des paysages mayas.