jeudi 30 décembre 2021

Les règles du jeu



 

Je ne veux pas continuer à être celui que je ne suis pas.
Je
ne veux pas me rappeler ce que justement tu oublies.
Je préfère que tu ne sois pas là plutôt que de te savoir partie.
Je
ne veux pas que tu m'expliques ce que tu as voulu dire.

Je me contente de bien plus que ce que je mérite.
Je
ne veux pas que la mort me surprenne à l'attendre.
Je
ne veux pas retourner sur les lieux que j'ai fuis
pour y chercher les raisons qui m'ont poussé à partir.

Je ne veux pas dire ce que tu veux que nous entendions.
Je
ne veux pas être ta dernière cartouche.
Je ne veux pas de longues journées qui ne nous mèneraient pas assez loin
ni être seul dans un lieu où il y aurait toujours quelqu'un d'autre.

Je veux pouvoir sortir sans susciter de soupçons.
Je
ne veux pas me demander ce que ça aurait pu donner.
Je ne veux pas découvrir qu'il y a des années
que je n'ai rien fait pour la première fois.

Je ne veux pas que les choses en restent là où elles étaient.
Je
ne veux pas le secret que tu gardes pour moi.
Je veux qu'au réveil tu te rappelles ce dont j'ai rêvé.
Je
ne veux pas qu'il nous reste encore du temps à perdre.

Je ne veux pas que tu m'expliques de quoi il retourne.
Je
ne veux pas que nous ayons à nous résigner.
Je
ne veux pas que les prophéties se vérifient
que les choses se déroulent comme prévu.

Je ne veux pas que nous ayons plus de mots qu'il n'en faut
et que le premier venu dise ce que j'ai voulu taire.
Je
ne veux pas voir le verre à moitié plein.
Je
ne veux pas imaginer que ça aurait pu être pire.

Je veux juste
savoir que parmi tous les autres c'est moi que tu choisirais.


Benjamín Prado, Acuerdo verbal,
trad. maison

 

lundi 27 décembre 2021

Pieds nus

 

Rollie McKenna

 

M'aimer déchaussée
c'est aimer mes longues jambes brunes,
ces deux amours, aussi bonnes que des cuillères,
et mes pieds, ces deux enfants
sortis jouer nus. Bosses complexes,
mes orteils. Enfin libres.
Et quoi d'autre, voir les ongles et
les articulations préhensiles des jointures
et les dix montants, de souche en souche.
Tout animé et sauvage, ce petit
cochon s'est rendu au marché et cet autre s'en est resté.
De longues jambes brunes et de longs orteils bruns.
Plus haut, mon chéri, la femme
y convoque ses secrets, des petits abris,
petites langues qui te racontent.

Il n'y a personne d'autre que nous
dans ce nid sis sur une langue de terre.
La mer porte une clochette incrustée dans son nombril.
Et je suis ta nana aux pieds nus
pour une semaine entière. Tu aimes le salami ?
Non. Tu ne préférerais pas un scotch plutôt ?
Non. Tu ne bois pas d'alcool en fait. Mais moi
tu me bois. Les mouettes tuent des poissons
en hurlant comme des enfants de trois ans.
Les vagues, aux vertus soporifiques, crient
Je suis, je suis, je suis
toute la nuit durant. Pieds nus
je pianote sur ton dos de haut en bas.
Le matin je cours d'une porte à l'autre
de la cabane en jouant à chat perché.
Maintenant tu m'attrapes par les chevilles.
Tu remontes le long de mes jambes
et me transperces là où j'ai le plus faim.

 

Anne Sexton, Tu vis ou tu meurs, œuvres poétiques (1960-1969),
trad. Sabine Huynh,
éd. des femmes-Antoinette Fouque, 2022

vendredi 24 décembre 2021

Monsieur mien


Hasisi Park

 

 

Remarquez comme il a numéroté les veines bleues
de mon sein. En plus il y a dix grains de beauté.
Maintenant il va à gauche. Maintenant il va à droite.
Il construit une ville, une ville de chair.
C'est un industriel. Il a connu la faim dans des caves
et, messieurs dames, il a été brisé par le fer,
par le sang, par le métal, par l'acier,
triomphant de la mort de sa mère. Mais il repart.
Maintenant il me bâtit. Il est consumé par la ville.
A partir de planches glorieuses il m'a érigée.
A partir du béton merveilleux il m'a moulée.
Il m'a donné six cents plaques de rue.
La fois où j'ai dansé il a construit un musée.
Il a construit dix rues quand j'ai bougé dans le lit.
Il a construit un échangeur quand je suis partie.
Je lui ai donné des fleurs et il a construit un aéroport.
En guise de feux de signalisation il a distribué des sucettes
rouges et vertes. Pourtant dans mon cœur je dis : allez-y mollo les enfants.

 

Enfin, et donc for the first time, viennent d'être traduits les quatre premiers recueils d'Anne Sexton sous le titre Tu vis ou tu meurs (référence à l'Herzog de Bellow qui ne vous aura pas échappée). Le boulot semble remarquable sous la plume de la traductrice Sabine Huynh pour qui, nous dit-on, il s'agit de l'œuvre d'une vie, rien que ça. C'est aux éditions des femmes-Antoinette Fouque et, patience, dans toutes les bonnes librairies dès le 13 janvier prochain. On y reviendra. D'ici là, le taulier de ce blogue souhaite à tous les lecteurs égarés par ici d'excellentes fêtes de fin d'année. Dans la mesure de l'impossible, bien entendu.

mardi 21 décembre 2021

Si je vous disais la vérité...

Izis


 

Lorsque vous possédez tout, le reste n'a plus aucune importance.

 

Nous finissons par ressembler à tout ce que nous ignorons.

 

Si je vous disais la vérité, je vous mentirais.

 

Certains morts nous apprennent à vivre.

 

Ce qui nous tue vraiment nous rend également plus forts.

 

Ne faites jamais confiance à quelqu'un qui ne ressemble pas à ses paroles.

 

 

Benjamín Prado, Pura lógica,
trad. maison

vendredi 17 décembre 2021

Et pourtant…

Gilles D'Elia



 

J'aimais moi aussi regarder dans les miroirs.
Jusqu'au jour où j'ai compris ce que signifie partir
« Comme le doit tout corps ». Il ne sert à rien de protester.
Les gens âgés le savent, c'est pourquoi ils se taisent.


***

 

Le sublime, c'est s'exposer délibérément sans défense aux moqueries. 

 

 ***

 

La différence n'est pas grande entre une poésie dans laquelle un « moi » se raconte et une poésie qui « chante les dieux et les héros » car, dans les deux cas, des créatures mythifiées constituent l'objet de la description. Et pourtant…

 

***

 

Ils veillent à tout sauf au plus important
Ils courent comme s'ils croyaient qu'ils vivront éternellement
Et chacun est à ses propres yeux précieux
Et chacun s'estime unique.


***

 

La poésie, comme tout art, est une tare qui rappelle aux sociétés humaines que nous ne sommes pas sains même si nous éprouvons quelque difficulté à l'avouer.

 


Czeslaw Milosz, Le Chien mandarin,
trad. Laurence Dyèvre,
éd. Mille et une nuit/Fayard

mardi 14 décembre 2021

Nécessité

Les indispensables éditions de l'échappée ont eu l'excellente idée de republier le roman du Chilien Manuel Rojas, Fils de voleur, paru en 1951 et qui marque un tournant dans la littérature sud-américaine. Roman éclaté d'apprentissage, de débrouille, de la marge, de la précarité et du voyage, politique bien entendu, tendance anar, profondément sincère et remuant. Extrait :

Mes parents étaient nomades. Non nomades de la steppe, mais nomades des villes, errant de cité en cité et de république en république. Ils appartenaient aux tribus qui préférèrent les troupeaux aux clôtures maraîchères, et les joies de la mer à celles de l'artisanat. Tribus qui résistent encore, avec des fortunes diverses, à la journée de huit heures, à la rationalisation du travail et à toutes les règles de transit international, choisissant des travaux – simples, compliqués ou dangereux– qui leur permettent de conserver leur coutumes et de vagabonder dans les deux hémisphères ; tribus de pélerins souvent maudits, dont on envie la liberté et auxquels l'on ferme peu à peu toutes les routes… 

Sur sa route, justement, à sa sortie de prison plus précisément, notre jeune héros, Aniceto, fait notamment la connaissance d'Echevarría, un prolo errant qui le prend sous son aile et lui enseigne quelques rudiments de survie.

…Moi, on m'appelle le Philosophe, non que je le sois, simplement parce qu'il me prend parfois de terribles envies de parler : je sens une sorte de fourmillement sur les lèvres, des crampes dans les muscles mandibulaires, et le seul remède est de parler, et je parle. Les gens croient que celui qui parle beaucoup est intelligent : erreur, mais les gens vivent d'erreurs ; et comme je parle toujours de l'homme et de son destin, on m'appelle le Philosophe.

(…) Avez-vous essayé d'imaginer ce qui se produisit lorsque l'homme découvrit que l'on pouvait faire cuire les aliments et manger chaud ? Il signa sa sentence d'esclavage éternel. Finie la vie au grand air, les voyages, l'espace, la liberté. Il devint nécessaire de maintenir le feu et de chercher un lieu adéquat pour cela (…) L'homme se mit la corde au cou et la femme devint esclave de la cuisine. La coutume de manger des aliments cuits au lieu de crus entraîna la chute des dents. Néanmoins, tout parut préférable aux pommes de terre ou à la viande crues, et non sans raison…

Et notre héros de poursuivre de la sorte :

En moi, tout s'incrustait : les larmes et les rires, les paroles dures et les mots tendres, l'expression sereine, le geste violent, la pitié des uns, la colère ou le mépris des autres, ce regard et ce sourire, et je devais demeurer là où j'étais et attendre. Attendre quoi ? Rien, rien de défini. Attendre, sans plus, attendre que le temps passe. Tout le monde attend ceci ou cela, le ridicule ou le grandiose, le vrai et le faux, le petit et le grand, ce qui arrivera et ce qui ne viendra pas, ce qui peut arriver, ce que l'on mérite, ce que l'on ne mérite pas. Les êtres vivent dans l'attente et meurent attendant, sans que rien n'arrive sinon la mort que l'on n'attend jamais. Nul n'a dit la veille de sa mort : « Voilà ce que j'attendais », personne ne l'a reçue de plein gré. Certains, il est vrai, n'attendent pas, et d'autres n'attendent qu'à moitié, ne font qu'à demi-confiance à la Providence et donnent un peu d'eux-mêmes, travaillent, suent, veillent, luttent, mentent même, volent et assassinent, salissant ainsi et ce qu'ils attendent et ce qu'ils reçoivent.

Personnellement, rien ne m'incitait à faire ceci plutôt que cela. Je travaillais pour manger et mangeais pour vivre. Nécessité, voilà tout. Je n'attendais rien. Il n'arriverait rien : ma mère était morte, mes frères dispersés et mon père purgeait au fond d'une geôle une peine indéfinie (…) Je ne vivais pas d'espoir mais de besoins – donnez-moi à manger et un toit et gardez vos espoirs – peu de besoins, mais des besoins urgents, et il en était pareil des gens qui m'entouraient : de la nourriture même sans abondance, des vêtements même sans élégance, un gîte même sans luxe, n'importe quoi pourvue que je n'aie plus faim, que je ne crève plus de froid et que les passants ne regardent plus mes souliers percés, mes cheveux longs, mes pantalons en loques et ma barbe d'un mois…

 

(traduction de Robert Lorris, qu'on aurait peut-être aimé voir dépoussiérée…)



samedi 11 décembre 2021

Avenir facultatif

Ibai Acevedo

 

Les esprits lucides, pour donner un caractère officiel à leur lassitude et l'imposer aux autres, devraient se constituer en une Ligue de la Déception. Ainsi réussiraient-ils peut-être à atténuer la pression de l'histoire, à rendre l'avenir facultatif...

 

Cioran, Syllogismes de l'amertume, 1952

vendredi 10 décembre 2021

Chronique d'une mort annoncée

Henry Nicholls

 

À moins d'un changement de cap, la civilisation mondiale sera devenue d'ici à quelques années une dystopie de surveillance postmoderne, à laquelle seuls les plus habiles auront une chance de se soustraire.
Julian Assange, Menace sur nos libertés,
éd. Robert Laffont

 

 

A l'occasion de la célébration de la Journée de droits de l'homme, et faisant fi de l'état de santé de Julian Assange, la justice britannique annonce qu'elle décide d'annuler le refus d'extrader le fondateur de Wikileaks vers les Etats-Unis où il risque une peine de 175 années de prison. Encore une belle victoire pour nos démocraties.

vendredi 3 décembre 2021

Donner le change

 

Ed Van Der Elsken

 

ils ne se touchent plus
l'homme, oubliant son état,
abandonne la table de la cuisine sur laquelle
stupidement
il a posé
tous les volumes
d'un de ces auteurs tant fêté dans sa jeunesse
peut-être espérait-il comprendre ce qui dans ces textes l'avait davantage ému que le corps de la petite pin-up
qui s'était offert à lui
un jour pluvieux et froid comme celui-ci devant un film de lubitsch dans un cinéma du quartier de la fac.
 
au prix d'un effort presque démesuré,
il se colle à la fenêtre et observe
essoufflé,
filer les dernières heures de cette journée d'automne.
hier, je suis parvenu à prendre une douche et ce matin à me raser
le cœur gros, se dit-il…
d'où vient cette expression ?
lorsqu'il est monté à la salle de bains après son café
il l'a senti s'emballer dans sa poitrine.
vais-je vomir cette vie médiocre
la voir défiler sur le plancher, filer le long de l'escalier ?
tout est rapidement rentré dans le désordre de son existence.
pas de quoi, cette fois-ci, en faire une histoire.
 
il n'avait pas senti les larmes monter face au miroir.
l'épiderme et ses recoins
masqués par le savon à barbe,
il pouvait donner toujours le change,
mais
pin-up, femmes mariées ou veuves joyeuses avaient perdu de leur intérêt.  
j'aime cette femme et j'attends son retour. 
la chlorophylle s'amenuise et les feuilles du platane des voisins recouvre
d'un jaune sans grand éclat ce qu'il perçoit du jardin.
hier la lumière invitait à la sortie, j'aurais dû en profiter, me forcer.
là, je ne suis que frissons et inertie
déambulations fantomatiques dans la maison vide.
il doit rejeter
immédiatement 
ces délectations moroses
de gamin,
ce n'est pas encore
pour aujourd'hui.
 
et quand bien même,
la chienne,
n'est-ce pas la première fois qu'il peut enfin l'envisager
tranquillement

grâce à cette femme et à cette maison ?

 

charles brun, pas de quoi en faire une histoire