samedi 29 janvier 2022

Fuite

 

Peter Kertis

 

 

C’était cela notre amour ;
Il partait, revenait, nous rapportait
Une paupière baissée, infiniment lointaine,
Un sourire figé, perdu
Dans l’herbe du matin ;
Un coquillage étrange que notre âme
Essayait de déchiffrer à tout moment.


C’était cela notre amour, il progressait lentement
A tâtons parmi les choses qui nous entourent,
Afin d’expliquer pourquoi nous refusions la mort
Si passionnément.


Nous avions beau nous accrocher à d’autres tailles,
Enlacer d’autres nuques, éperdument
Mêler notre haleine,
A l’haleine de l’autre,
Nous avions beau fermer les yeux, c’était cela notre amour…
Rien que le profond désir
De faire halte dans notre fuite.


 

Georges Séféris, Poèmes 1933-1955,
trad. Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki,
Poésie Gallimard

vendredi 28 janvier 2022

Ce prétexte-là

 

Carole Bellaïche


 

16 août 1926

Le plus difficile, dans l'art, ce n'est pas de s'enrichir, c'est de renoncer.

J'ai fait une longue promenade aujourd'hui, sans penser à rien. Je ne m'en plains pas ; cela m'a réjoui. La pensée m'est devenue, dernièrement, haïssable.


 

7 septembre

J'écris comme on s'ouvrirait les veines.

J'écris pour ajourner une confession ; toute écriture devait être pour moi comme un moyen de reporter la sentence. 

 

26 octobre

Il m'est arrivé de passer devant des femmes comme une ombre. Un fantôme ; je ne leur faisais aucune impression. Mes paroles s'envolaient comme du vent. Je me dis maintenant que cela remonte à des époques où j'étais plus pur. 

 

30 juin 1927

Ne te demande pas qui ou quoi exerce une influence sur toi. La question n'est pas là. La question, c'est : as-tu un tempérament propre ? Si c'est le cas, il n'est pas impossible (et ne demande pas que cela le devienne) que ton élan premier vienne d'un penchant pour l'imitation — de la même façon que c'est par le travail que tu libéreras définitivement ce prétexte-là.



Georges Séféris, Journées 1925-1944,
trad. Gilles Ortlieb,
éd. Le bruit du temps, 2021

mercredi 26 janvier 2022

Un jeu informe

 

Cole Thompson

 

9 février 1926

Les livres, s'ils ont quelque valeur, sont des réservoirs de vie. On pourrait y installer des piles électriques tout autour. Mais pour qu'une étincelle naisse, il faut qu'il y ait également une réaction du côté de la vie que le lecteur « renferme » en lui. Sans quoi la lecture devient un jeu informe, dans les limbes. J'ai pu constater hier, avec angoisse, que la vie que je « renferme » ne cesse de se tarir, jusqu'à l'épuisement. 

 

Georges Séféris, Journées 1925-1944,
trad. Gilles Ortlieb,
éd. Le bruit du temps, 2021

jeudi 20 janvier 2022

Comme un désastre

 

Anastasia Samoylova

 

Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre.
Tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.

Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j'aime) je n'aurai pas menti.
A l'évidence, oui,
dans l'art de perdre il n'est pas trop dur d'être maître
même si il y a là comme (
écris-le !) comme un désastre.

 

Elizabeth Bishop, L'Art de perdre,
in Geography III

trad. Linda Orr et Claude Mouchard
. éd. Circé



mardi 18 janvier 2022

Anéantis


— Tu achètes des livres, toi ?

J'ai lu quelque part que lire, c'était sexy...
C'est quoi, cette connerie ?!
Une affiche, dans la vitrine d'une boutique, ou sur le mur d'une salle d'attente d'un laboratoire médical, je ne sais plus...
Après « les livres qui font du bien», les livres qui rendent sexy... Et modestement, tu as pensé que toi aussi, tu y avais droit.
J'aime bien ce type.
Christophe André ?! Tu n'en rates pas une...
Tu ne crois pas si bien dire: je n'ai raté aucune de ses chroniques l'été dernier à la radio...
Contrairement à lui.
Comment ?
Rien...
Tu as vu le titre ?
Le salaud !
Ecoute ça...
Non, pitié ! Tu ne vas pas me lire du Christophe André!
Dis donc, tu crois être le seul à pouvoir faire des citations?!
Ok, vas-y...
Ecoute...
...C'est long ?
Ecoute, te dis-je : Les consolations, c'est tout ce que l'on espère, ou que l'on offre, quand le réel ne peut être réparé. C'est tout ce qui nous relève, écarte pour un instant nos désespoirs et nos résignations et ramène doucement en nous le goût de la vie.
Tu viens de me voler 20 secondes de ma précieuse vie pour me lire un bidule aussi indigent?
Ça m'a fait penser à toi...
— Tu me connais bien, y'a pas à dire...
Attends, regarde...
Range ce bazar !
Juste une photo... 

— Tu peux l'agrandir pour mieux voir les titres...
Qu'est-ce que c'est que ce truc?!
La vitrine de la librairie dans laquelle j'ai acheté ce bouquin. Ton blogue a tellement de succès qu'il est la source d'inspiration du monde du livre!
T'as pas fini tes singeries ?
Je leur ai bien entendu suggéré de mentionner ton blogue dans leur vitrine...
Entre Dagerman et une rabbine ? Allez, ferme-moi ça.
En tous cas, ça donne envie. Au départ, j'étais allé pour acheter le Houellebecq...
...Comme tout le monde...
...Peut-être, mais tu vois, c'est la vitrine qui m'a fait changer d'idée.
Sénèque t'aurait été plus bénéfique.
Houellebecq, je me suis dit que j'allais attendre que ça retombe un peu pour le lire, cette médiatisation me fatigue...
...Je te comprends. En même temps, comme dirait l'autre, c'est son principal talent...
— Quoi donc ?
— La promo. Le battage. Le matraquage. Ce côté blockbuster... Et, faut le reconnaître, pour ce bouquin, le choix du titre.
— Anéantir ?
— C'est le verbe de ces temps obscurs et de grande souffrance dans lesquels nous entrons à peine...
— Comme tu y vas.
— C'est leur prooojeeet !!! L'anéantissement d'une grande partie de la population...
— Le virus, les labos, tout ça ?
Ça va bien au-delà... Le virus a été une aubaine pour installer une société de contrôle et de répression, à laquelle l'ensemble des citoyens s'est plié sans rechigner, ou à peine. Nous avons accepté, les yeux fermés sur nos écrans, de confier le contrôle de nos vies à une police politique multinationalisée. Nous voilà soumis à des décisions politiques absurdes, contradictoires, aberrantes, humiliantes, infantilisantes, destinées à nous rendre dingues, mais qui sont l'essence même du projet.
— Il parle de ça, le Houellebecq ?
— Je n'en sais rien, et je m'en moque...
Tu ne vas pas le lire ?
— La vie est trop courte...
— Et son livre est trop long…
— Je ne sais pas. Ça le regarde, lui et ceux qui le suivent. Ses amis journalistes et autres Zemmour, Bolloré, Macron et cie... N'en parlons plus, ça ne vaut pas la peine. Notre temps est compté et partant, trop précieux pour le perdre avec ces billevesées. La famille politico-culturelle s'en charge très bien. Nos regards doivent se porter ailleurs.
— Où ?
— Faut chercher, mon vieux. La vie est ailleurs, comme disait l'autre...
— Quel autre ?
— Cherche, mon vieux, cherche...

lundi 10 janvier 2022

Prudence insensée

Elliott Erwitt

 

 

Dans le brouhaha du café, à l'arrière
de la salle, un vieillard est penché sur sa table
;
sans autre compagnie devant lui qu'un journal. 

Et dans la déchéance de ses misérables vieux jours,
il pense qu'il a bien peu profité des années
où il avait la force, et la parole et la beauté. 

Il sait qu'il a beaucoup vieilli; il le sent, il le voit.
Sa jeunesse pourtant, il aurait juré
que c'était hier. Quel intervalle court, quel intervalle court. 

Et il songe que la sagesse s'est bien moquée de lui;
et comme il lui faisait confiance
– quelle folie!
cette menteuse qui disait toujours : «
Demain. Tu as tout le temps »

Il se souvient des élans qu'il réfrénait; que de joie aussi
il a sacrifié. Sa prudence insensée,
tant d'occasions perdues la rendent ridicule à présent. 

Mais à force de penser et de se souvenir,
le vieillard a la tête qui tourne. Et il s'endort,
appuyé contre la table du café. 

 

 

Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes,
trad. Dominique Grandmont, Poésies/Gallimard

mercredi 5 janvier 2022

Un mythe


 

Qui peut, dans ces rues, lire des livres ? Je ne vois sur les trottoirs que des crétins, des analphabètes, des moldo-valaques. Le lecteur est un mythe.

René Fallet, Journal de 5 à 7,
Ed. des Equateurs, 2021