mardi 27 février 2018

Et quoi encore


Nirav Patel

sans rang deux par deux
ils glissent à la surface, creusent,
s'effacent pile au moment où
je tends la langue
encore au coeur de la nuit blanche
prêt à les accueillir
le ventre uni à tes hanches
rebondies endormies
saisis à point d'heures
par la pluie, l'alcool, la trouille,
menaçant sans sommation
l'inlassable insomnie de l'hiver
ils ne tiennent ni chaud ni promesse
de vie moins indécente
et tel un dément je descends
dans le noir, le froid, la boue
faudrait compter ses pieds
pour pas s'affaler, caler
et quoi encore

insurrection à deux balles
dans le coffre les fuir ne rien dire
l'espoir, la noue, je traverse
ces cités sans rien voir
rien attendre de là-haut
pas même d'ici bas à peine de moi
j'embarque carnet en tête
et langue pendue
je les guetterai au premier comptoir

Charles Brun, A boire


samedi 24 février 2018

Un jour ou l'autre

Le C.A. de Gallimard



Mercredi 26 janvier (1983)
Appris incidemment et avec surprise que Cioran vivait grâce à une aide permanente du Centre national des lettres. Je trouve normal ce système ; il vaut mieux qu'un écrivain, bien entendu reconnu, soit aidé par la puissance publique comme sous la royauté plutôt que de perdre son temps à essayer de ressembler à monsieur Tout-le-monde en étant salarié ou, pis, à faire de la littérature alimentaire, voire à faire la pute pour vendre ses livres comme cela arrive de plus en plus. Ma surprise vient d'ailleurs : apprendre que Cioran en soit réduit à cela. Et pourquoi ? Parce qu'il aurait mille lecteurs, pas plus... Je n'en reviens pas ! J'ai du mal à croire que son audience soit si faible, et si dérisoire, au regard de la qualité de son oeuvre. Sans doute son refus de participer à la promotion de ses livres concourt-il à ce que son oeuvre reste confidentielle, pour l'heure : un jour ou l'autre, son audience grandira, fut-ce après sa mort. Ses livres rapporteront de l'argent, c'est certain. Et alors, qui se frottera les mains ? Son éditeur : que celui-ci n'assure pas une petite rente dès aujourd'hui à ce monsieur déjà âgé, je trouve cela scandaleux.


André Blanchard, Un début loin de la vie,
Le Dilettante, à paraître le 14 mars 2018

vendredi 23 février 2018

Loin de la vie




Mercredi 25 octobre (1978)

Quelle désolation m'atteint lorsqu'il m'arrive de voir des écrivains venir faire les beaux sous les spots de la diva des temps modernes, la télévision ! D'accord pour se vendre et pour s'abaisser à jacter, eux les hommes de l'écrit ! J'aime que l'on reste à hauteur de son art : à l'écrivain, la plume donc, et elle seule, sans aucune considération pour le goût dominant de l'époque, le spectacle. Plus grave sur ce néfaste plateau d'Apostrophes : c'est la confusion entre tous les livres, mis sur le même plan, et bientôt tous calibrés pour cette émission. Comment l'écrivain qui cautionne ça, parce que c'est lucratif, ne voit-il pas qu'il signe pour la déchéance et le malheur de la littérature...



Vendredi 26 septembre (1980)


Je consulte la présentation de la rentrée littéraire. Chaque année, c'est l'envie de s'exclamer : tiens, j'ai déjà vu cela quelque part, c'est-à-dire ces commentaires où il est question d'écriture inimitable, de petite musique, d'économie de moyens, et de ces auteurs d'avance géniaux, comme si ceux-ci reprenaient, à la manière des savants, les travaux de leurs glorieux aînés pour les achever, définitivement et en apothéose bien sûr, et mettaient un point final à l'universalité et à la plénitude de leur oeuvre en donnant péremptoirement, mais au goût du jour bien sûr, une Comédie humaine mieux écrite, du Proust moins fatigant à lire, ou encore une Madame Bovary sexuellement moins coincée et juriquement émancipée. Comme ces piles de chefs-d'ouvre risquent de me faire honte, je m'abstiens (...)


Dimanche 19 octobre (1980)

Quans je lis du Proust ou du Baudelaire par exemple, souvent je suis anéanti, consterné par l'extravagance de ma prétention, et je me dis que je devrais lire les auteurs de second rang. Mais je me reprends et me persuade qu'il ne faut surtout pas éviter la fréquentation des grandes oeuvres, même si on encourt le découragement. Je crois que seul le voisinage des illustres, et non celui de ceux qui vous font dire J'en fais autant, peut donner l'envie, le goût, la force et la foi qu'il convient pour écrire. Donc, contrairement à ce que l'on m'a enseigné vis-à-vis de la société, il faut là regarder au-dessus de soi.


Lundi 21 septembre (1981)

Je regardais l'autre soir à la télévision le plateau hebdomadaire. On se penchait sur la rentrée littéraire, sur sept des deux cent romans lancés dans la course aux prix, comme on dit dans les écuries. Ce sont des histoires bien ficelées, du cousu main. Quant au style, qui devrait passer en premier, on en parle à la fin, c'est-à-dire que pour chaque livre, on nous lit un extrait de dix lignes qui devraient nous appâter. Ils me stupéfient, ces écrivains qui peuvent tenir le crachoir durant vingt minutes de suite ! et pour faire leur réclame ! Cela doit ressortir à mon préjugé contre le ministère de la parole. 





Mercredi 22 avril (1981)

Vu le spectacle que Léo Ferré a donné à Besançon. C'était la première fois que je le voyais sur scène. J'étais plus qu'ému. Ses paroles et musiques exercent sur moi une fascination certaine. Je leur dois beaucoup dans mes jours de dérive : Je mets Il n'y a plus rien, ou Et Basta !, ou Psaume 151, et je suis ailleurs, et comme invincible.

André Blanchard, Un début loin de la vie,
Le Dilettante, à paraître le 14 mars 2018

mardi 20 février 2018

Je hais les dimanches


Sortir de temps à autre et découvrir que tout était fermé, presque mort, produisait un effet embarrassant, mais agréable. Nous éprouvions alors l'impeccable sensation que le monde, le temps de quelques heures, avait pris fin et que, maintenant qu'il n'avait plus aucune utilité, rempli d'absents, de volets fermés et de voitures à l'arrêt, il nous appartenait en quelque sorte. Nous ne devions le partager qu'avec un petit nombre de types perdus qui, comme nous, ne supportaient pas le poids de la maison. Tous, nous cherchions et ne trouvions pas. C'était l'essence des jours fériés, tout nous était refusé. Et peu importait où nous posions notre regard, tout mourait d'ennui : les feux rouges, les flaques, les poubelles, les vitrines, la moitié des bars, les bureaux... Si nous sortions à l'heure opportune, nous pouvions voir défiler par la porte des afters des rangées de jeunes gens se demandant où ils créchaient. Nous étions parfois l'un d'eux. Et il n'était pas désagréable de quitter ces lieux tels des épaves, et ne rencontrer pour ainsi dire aucun témoin. Que la ville vide et inutile était protectrice !
Lorsque les dimanches n'étaient qu'une vraie merde, sublime, et que nous ne savions que faire parce que l'ensemble du paysage dormait toute la matinée, la vie offrait un charme intraduisible, et nous ignorions s'il était question d'enchantement ou d'abjection. Mais un jour, les dimanches ont cessé d'être cette saloperie, et se sont proposé d'offrir les mêmes prestations que les autres jours de la semaine, ce qui les rend désormais absolument répugnants. Tout est ouvert. Il est gênant de les voir essayer de se faire passer pour des samedis, voire des lundis. Ils sont pathétiques. Il n'y a quasiment plus rien que nous ne puissions résoudre un dimanche. Les gens vont d'un endroit à l'autre avec un objectif qu'ils savent pouvoir accomplir. A tout moment, et irrémédiablement, une partie du monde que nous avons connu disparaît.
Evoquer le caractère sacré des dimanches me fait penser à Jean Dézert, personnage mélancolique et désabusé, immortalisé dans son roman par Jean de La Ville de Mirmont. Dézert, faible, médiocre, routinier, sans imagination, était le parfait homme invisible, que l'on pouvait distinguer par le seul fait qu'il ne se distinguait jamais. Il occupait, par dessus le marché, un poste ennuyeux au Ministère de l'Encouragement au Bien, Direction du Matériel, où il se limitait à remplir des formulaires. Il n'avait qu'une passion, les dimanches, qu'il célébrait avec enthousiasme. Toute la semaine, il attendait le jour de repos, comme s'il n'y en avait qu'un seul par mois et qu'il ne durât que le temps d'un soupir, comme tout ce qui nous rend heureux. Il convient d'ajouter que Dézert n'avait aucune ambition. J'imagine que c'était la seule manière de goûter au délabrement propre aux dimanches. Le fait que des personnes dotées d'aspirations aient envahi notre monde nous a conduit à cette situation dans laquelle un dimanche se distingue à peine d'un jeudi.
Ce monde fermé des jours fériés nous apprenait la patience, nous permettait de maintenir une certaine frustration, et de respecter l'ennui. Arrivé un âge, nous prenions goût, par pur désespoir, au journal et à son supplément du dimanche. Trouver la presse et le pain, et puis tomber sur un bar ouvert, sans vie, rendait la journée vertigineuse. Tôt ou tard, nous finissions par être attirés par les rues désertes. Pas une âme dans la rue jusqu'à l'heure du déjeuner car il n'y avait, tout simplement, nul lieu où se réfugier. Ce qui ne nous empêchait pas de sortir. On ne badinait pas en ce temps-là avec les portes et les serrures. Nous étions seul dans ce désert aménagé, et nous tombions, parfois, sur un type comme nous, mais encore plus seul. Découvrir que tout était fermé autour de nous, nous renvoyait à une décadence qui n'était pas étrangère à la beauté, comme les maisons hors de prix, les livres reliés ou ces meubles abandonnés devant le container faute de pouvoir y entrer. Au cours d'un dimanche vraiment horrible, hostile, qui nous refusait tout ce dont nous avions besoin, nous étions tous capables d'accomplir les miracles les plus incroyables comme trier des affaires à la maison, lire un livre d'une traite, ou même se traîner jusqu'au vidéo-club dont la déliquescence est allée de pair avec le crépuscule des authentiques dimanches de merde.

Juan Tallón, Chronique "Restez bourrés",
El Progreso
, 20 février 2018, trad. maison

samedi 17 février 2018

Salauds



René Maltête via Louxo's Enjoyables

Elle les avait essayés jadis, ses souliers, non, les hommes dans des formats et coloris divers. Et basta. Ils vous mordillent le lobe, vous pétrissent le valseur, vous dévorent la craquette, hop, vous besognent à l'emporte-pièce, pissent un coup dans le lavabo, vident le bar. Et dodo, garde au chaud les têtards. Merci bien. Vous n'avez plus qu'à voter Karman ou Prénatal. L'aspirateur ou la tétine. Ils seront là, les cyniques, les cinoques, ils feront les cent pas dans le couloir de la clinique, jogging, pour rester sveltes, et à nous les outrages, les affaissements, les vergetures, salauds.

Hervé Prudon, Banquise, 1980, rééd. La Table ronde

vendredi 16 février 2018

Secrètement




Et chacun pense plus ou moins secrètement que les jambes ont été faites pour les pantalons.
Jacques Rigaut

jeudi 15 février 2018

Questions en vrac


Peut-on donner le nom de dîner à un repas maigre et détestable ? De quelle manière reconnaissez-vous votre mère ? Votre famille a-t-elle eu à souffrir des poids et mesures ? Comment se mange la vengeance ? Existe-t-elle en conserve ? Aimeriez-vous avoir été mordu par Pasteur ? Demain sera-t-il en retard ? Les lendemains qui chantent danseront-ils après-demain ? Dans quel sens faut-il se servir des paillassons ? Accusé, êtes-vous pour ou contre la peine de mort ? Et s'il n'en reste qu'un, comment se reproduira-t-il ? Le geste auguste du semeur ne vous donne-t-il pas le mal de mer ? A quoi sert de partir à point si l'on arive en retard ? Marchez-vous le plus souvent dans la merde chez vous ou dehors ? Connaissez-vous des gens qui puent ? Nommez-les à haute voix. Un enfant est-il généralement plus ou moins jeune qu'un adulte ? Le Roi-Soleil donnait-il des coups ? Quand n'éprouvez-vous pas de dépit ? Les poils empoisonnent-ils votre vie ? Dites-vous plus volontiers « adieu » qu'« au revoir » ? L'expression « grenouille de bénitier » vous paraît-elle péjorative ? La création fut-elle difficile pour Dieu ? Qui aurait pu faire la même chose en un seul jour ? Quelle est la femelle de Dieu ? Dieu s'est-il fait tout seul ? En combien de temps ? En qui croit le Pape ? Pourquoi les papes meurent-ils si rapidement ? Jésus-Christ avait-il des parents comme tout le monde ? A-t-il eu une fin obscure ? N'est-ce pas lui qui tenait en son bec un fromage ? L'enfer a-t-il été créé à l'intention des adultes ou des enfants ? N'est-il pas 11 heures ? Ne devons-nous pas nous séparer ?

Roland Topor, Four Roses for Lucienne, 1969, rééd. 10/18, 1978

mercredi 14 février 2018

Mort d'un anarchiste



Il n'avait plus de toit. Envolé ! Au moment de l'explosion, Hans parcourait les rayons du supermarché situé en périphérie de la ville. Il avait dû prendre sur lui – Hans détestait faire les courses, mais le frigo et les placards vides l'avaient persuadé de ne pas repousser de nouveau le petit tour dans cette chouette banlieue toulousaine. 10h17. La détonation le suprit, lui et les rares clients présents dans le magasin, comme il passait aux caisses. Tous, les usagers comme les employés, se  retrouvèrent sur le parking du centre commercial pour découvrir des nuages de fumée grise s'élevant dans le ciel de cette fin d'été et une étrange odeur d'ammoniac. Lorsqu'il put regagner son domicile, l'effroi de l'absence de toit avalé, Hans comprit qu'il avait eu de la chance et, s'il n'avait pas été cet indécrottable anarchiste, en aurait remercié le ciel et ces saloperies de supermarchés. Un temps – un temps très court –, il pensa à ces deux clampins aperçus ces derniers jours dans son dos. Des guignols de ce que l'on nommait encore les RG, à n'en pas douter. Il savait que ce manque de discrétion n'était pas dû à une quelconque incompétence, mais correspondait à une stratégie tout aussi stupide visant à maintenir sur Hans, et ses semblables, une pression psychologique permanente. Il n'avait jamais caché sa jeunesse allemande, pas plus que son militantisme toujours actif à plus de 40 ans dans les mouvements libertaires français. Hans était surveillé depuis de longues années et un peu plus depuis qu'on le soupçonnait d'avoir hébergé quelques semaines auparavant un camarade en cavale. Mais Hans en avait vu d'autres. A plusieurs reprises, il avait échappé à la mort. Les assurances tarderaient à indemniser les victimes de ce que l'on avait dans un premier temps pris pour un attentat dix jours après la destruction des Twin Towers. L'enquête allait s'avérer longue et les conclusions incertaines. Avec l'aide de copains, et d'une grande bâche trouvée au rayon bricolage du supermarché, Hans improvisa en urgence un toit de fortune, le temps de son séjour à Paris où il se rendait toutes les trois semaines pour le bouclage du mensuel qui l'employait en qualité de maquettiste. Hans espérait que le développement d'internet lui permettrait bientôt de travailler de chez lui, de ne plus se rendre à la capitale, et cesser enfin de côtoyer ces crétins de journalistes. Il était un peu plus de dix heures lorsque Hans sortit de la gare. La foule parisienne en mouvement hystérique et mécanique perpétuel le répugnait toujours un peu plus. Ça aussi, il espérait en être vite débarrassé. Mais un bus peut en cacher un autre. Et la chance vous visite rarement deux fois de suite. Alors qu'il traversait la rue au pas de course pour choper le 63 sur le point de démarrer, Hans fut percuté par le 65 surgissant en trombe derrière le 20 à l'arrêt. Il mourut sur le coup. Le chauffeur fut rapidement mis hors de cause mais demanda sa mutation dans le sud-ouest, qu'il obtint sans trop de difficulté.

Charles Brun, Poésie urbaine

lundi 12 février 2018

La vie facile


Tine Poppe


Après avoir beaucoup travaillé pendant trente-trois ans, je suis fatigué. Mais j’ai encore un appétit magnifique. C’est ce bel appétit qui m’a fait faire beaucoup de bêtises. Heureux sont ceux qui ont un mauvais estomac, car ils seront vertueux.
Peut-être n’ai-je pas assez bien observé les règles de l’hygiène. En vivant hygiéniquement, on peut, paraît-il, devenir très vieux. Cela ne m’a jamais tenté. Je voudrais, désormais, mener une existence confortable et, principalement, contemplative. Avec de la griserie dans l’esprit, avec de fugitives émotions, je voudrais, du matin au soir, admirer la beauté du monde et savourer des “nourritures terrestres”.
Mais si je restais sur la terre, je n’aurais pas cette vie facile qui me tente. Pour réparer les fautes que j’ai commises, je devrais, longtemps encore, accomplir des besognes monotones et supporter des privations pénibles. J’aime mieux m’en aller.

Henri Roorda, Mon suicide, 1926, rééd. Allia, 2017

vendredi 9 février 2018

Prison à perpétuité

José Ramón San José Ruigómez


...Les gens, quand on les invite, quand ils ont pris place dans nos fauteuils, nous précipitent dans nos propres gouffres. Ils nous attirent dans le temps passé, ils nous jouent enfance, jeunesse, âge mûr et cetera et nous précipitent en plein dans les choses auxquelles on croyait avoir échappé depuis longtemps. Mais, surtout, les gens nous attirent dans le temps passé. Ils se font sentimentaux. Les gens viennent chez nous, comme ils viennent dans ma baraque, pour nous, pour me détruire. En tous cas pour nous ridiculiser, tout comme, en fin de compte, le voiturier entre dans la baraque pour me ridiculiser. Ils frappent à la porte et, mortelle ignominie, nous renversent leur curiosité sur la tête. Je me dis, les gens entrent, l'innocence même, et, tout à coup, ils vous écrasent de toute leur terrifiante corporalité. Les gens demandent quelque chose d'accessoire, pour détourner notre attention vers cet accessoire, et, en même temps, ils arrachent le rideau qui cache votre propre saleté. Je crois que la mort frappe à la tempe, je dis « entrez », mais la mort n'ouvre pas la porte. Je pense : avoir vécu jusqu'au dégoût, il faut bien le dire. Et, c'est un fait, j'ai déjà si copieusement vécu que j'en ai tous les jours des nausées rien que d'y penser. Je sais compter, dis-je, je compte aussi bien qu'un bon commerçant, mais chaque fois seulement jusqu'à la limite où il n'y a plus rien à calculer. Souvent je prends place au milieu d'eux, les hommes, Monsieur, et je parle dans la langue de ces hommes, et j'ai mangé la même chose que ces hommes, bu la même chose, eu la même faim, la même soif, les mêmes intérêts et ainsi de suite, mais mon cerveau est différent. C'est dans l'isolement qu'il me faut être. Il est absolument insensé de croire que, quand on est comme moi, on pourrait renoncer à tout ce qu'on est et se fondre dans la masse. La masse a vite fait de découvrir la supercherie, et elle vous détruit, ou du moins elle fait tout pour vous détruire. La masse rejette impitoyablement un corps étranger, un être comme moi, qui lui est entièrement livré. Ma place n'est pas dans la masse, si j'en crois la masse, ma place est en moi-même, si je m'en crois. Comme la masse me rejette, je n'ai pas le choix : c'est en moi qu'il faut que je me cherche une mort, tant que cela m'intéresse encore. Car cet intérêt aussi a ses limites. Et ensuite ? Puisque la mort n'est pour moi qu'un substitut de la masse. Tout ce qu'on dit n'est que mensonge, c'est la vérité, Monsieur, les grands mots sont notre prison à perpétuité...

Thomas Bernhard, Watten, trad. Eliane Kaufholz

jeudi 8 février 2018

N'en profitez pas trop



On trouve le film dans certaines Histoires du cinéma. Essentiellement parce qu'il constitue la seule réalisation de son auteur. Ancien journaliste, notamment au Canard enchaîné, membre du Collège de Pataphysique, scénariste et dialoguiste mordant, anarchiste, ses écrits pacifistes valent à Henri Jeanson une condamnation à cinq ans de prison en 1939. 
Né en 1900, Jeanson a 49 ans lorsqu'il fait ses débuts à la mise en scène. Pour la peine, il reprend un texte élaboré semble-t-il pour Julien Duvivier avant la guerre, convoque dans les principaux rôles le duo de Quai des orfèvres – Louis Jouvet et Suzy Delair –, et s'amuse avec quelques seconds couteaux dont Raymond Souplex qu'il grime en chanteur de charme sur le retour, fait reconstituer en studio le quartier du Faubourg Saint-Martin et envoie la musique, la sienne, celle du cinéma d'avant alors que le néoréalisme italien a depuis déjà un moment fait irruption dans le paysage, et que les futurs membres de la Nouvelle Vague préparent leurs crachats sur le cinéma de papa, tout en récupérant la figure de Jean Renoir, thuriféraire du régime de Vichy – Jeanson sera l'un des seuls à dénoncer cette imposture à l'époque.
Mal vieilli avant la lettre, Lady Paname est un four. Jeanson renoncera avant même la sortie du film en 1950 à retenter l'expérience de la réalisation. Peu importe si l'intrigue est assez plate et parfois confuse, la mise en scène sommaire, on en convient,
il ne s'agit pas d'une œuvre majeure, mais on ne saurait bouder son plaisir en la revoyant aujourd'hui. Peu importe également si Georges Annenkov, costumier du film – et  de nombreux chefs-d'œuvre de Max Ophuls – se plaignait auprès de la production et du réalisateur des kilos superflus de Suzy Delair, qui n'en faisait, entre autres, qu'à sa tête. Suzanne Pierrette Delaire vient de fêter ses 100 ans et elle fut une Lady Paname épatante…


Priez pour nous



Football toujours. Ce qu'il est devenu. Le quotidien L'Equipe publiait ces jours-ci la liste des plus gros salaires du championnat français. Je n'ai pas pris la peine de jeter un oeil ou deux à cette information, certainement reprise un peu partout. Principalement parce que je goûte peu la pornographie et sais aussi que ces salaires sont indicatifs, la plupart des millionaires en short — d'ici et d'ailleurs percevant d'autres types de revenus plus ou moins obscurs. L'un d'eux, le Portugais Cristiano Ronaldo, dit CR7, qui officie au Real Madrid, est d'ailleurs en ce moment quelque peu inquiété par la justice espagnole. Ce charmant jeune homme, qui se paie officiellement des enfants portés par des femmes de l'ombre, offre à son agent une île pour son anniversaire, réclame régulièrement des revalorisations salariales sous menace d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte — c'est encore arrivé l'été dernier et cet hiver, mais visiblement, peu de clubs sont prêts à miser sur ce joueur qui vient de fêter ses 33 ans et à s'aligner surtout sur les émulations auxquelles il prétend —, n'hésite pas à envoyer promener son propre public (Foda-se, lui conseille-t-il) lorsque les aficionados se lamentent devant les ratés de la star, est soupçonné d'avoir omis de déclarer au fisc quelques 14,7 millions d'euros. Pour sa défense, ce type qui incarne sur le terrain, et en dehors, la suffisance, l'arrogance, le narcissime, l'égoïsme (il manifeste généralement peu sa joie lorsque ce sont ses coéquipiers qui marquent un but), crie son innocence et au complot, et n'oublie pas de brandir les dossiers de deux de ses camarades blanchis par la justice pour des faits certes similaires, mais bien plus modestes. Gageons qu'il s'en tirera sans trop de dommages — selon que vous serez puissant ou misérable, etc. Comme il réussira, bien qu'à peine sortie, l'info fut immédiatement démentie, à racheter le bel immeuble art déco du numéro 29 de la Gran Vía madrilène afin d'étendre son bizness d'hôtels de luxe de Madère à New York, en passant par Lisbonne, Ibiza, le Maroc... Car peu importera, à lui comme à ceux qui lui en donneront l'autorisation, de faire disparaître la librairie historique Casa del libro qui occupe depuis bientôt un siècle les trois premiers étages de l'édifice (il va sans dire que nous connaissons bien l'endroit et que nous serons encore plus inconsolable s'il était un jour amené à disparaître).

***

L'un des footballeurs les mieux payés de la planète, et l'un des plus insupportables, Neymar Jr., transféré l'été dernier de Barcelone à Paris pour la somme de 222 millions d'euros, vient de fêter ses 26 ans il est né le même jour que CR7 qui, dit-il, est le miroir dans lequel il se paluche... Pour les besoins de ce jour particulier, et au lendemain d'une soirée de poker musical dans son manoir, le petit prince de Paris a privatisé et fait sponsoriser de beaux salons de la capitale, avec bonne chère, DJ, invités venus de partout (dont le président brésilien himself, dit-on) et selfies à gogo. Afin de donner un coup de main en cuisine, mettre les petits plats dans les grands, les patrons du Brésilien l'Etat qatari , avaient également fait projeter l'image de leur petit protégé sur la façade de l'Hôtel de ville, celle du drugstore Publicis, du Parc des princes et, car ils ont de l'humour, celle du Bon marché. Neymar a quitté Barcelone parce qu'il ne supportait plus d'être dans l'ombre de l'Argentin Messi, et ne pouvait résister à l'idée notamment de doubler son salaire et à la perspective de devenir enfin une marque à lui seul. Ramassant plus de blé par ses contrats publicitaires que par sa présence sur les près, le jeune homme n'hésite plus à se faire porter pâle lorsque lui prend la flemme d'aller user ses crampons du côté de Guigamp, Angers ou Metz. Deux jours après les festivités, son équipe se déplaçait du côté de Sochaux pour disputer un huitième de finale de Coupe de France. Son entraîneur n'eut, paraît-il, d'autre choix que d'oublier d'inscrire son franchise player, comme on dit maintenant, sur la feuille de match. Il est désormais rare de voir un entraîneur, s'il tient à son poste, exiger de ce type de footballeur, traité tel un chef d'Etat, une hygiène de vie à la hauteur de sa célébrité, une véritable implication à l'entraînement et de faire passer ses intérêts personnels après ceux de son équipe.


Glamour bling-bling toujours. Avec la mise au ban (de touche) de Francisco Alarcón, dit Isco, jugón malaguène du Real Madrid. Selon la presse spécialisée, l'entraîneur de l'équipe, le Français Zinedine Zidane, aurait décidé de se séparer de son numéro 22 l'été prochain. Etincelant l'an passé, Isco doit, dit-on, sa baisse de régime à l'amplification de sa vie sociale (et sexuelle, espérons pour lui…) avec sa nouvelle fiancée, Sara Sálamo qui, sur les réseaux sociaux, se présente comme « Canarian actress, feminist and animalistic » – réseaux sur lesquels la belle étale son idylle et se fait, paraît-il, régulièrement traiter de cazafortunas – équivalent castillan de "croqueuse de diamants". Les spécialistes se gardent de nous dire si l'Andalou arrive à l'entraînement épuisé par ses nuits d'amour, ou avec la gueule de bois – il ne serait pas le premier… Or, depuis le renouvellement l'an passé de son contrat, et après la "jurisprudence" Neymar, la clause libératoire d'Isco est passée à 700 millions d'euros. Malgré les chiffres actuellement délirants du marché des footeux, on voit mal quel club pourrait débourser une telle somme pour s'offrir le petit couple dans le vent…



Espagne toujours, le Français Mathieu Flamini vient de signer un contrat à Getafe, petit club de la banlieue de Madrid jouant néanmoins en Liga, la première division espagnole. A 33 ans, l'ancien milieu de terrain d'Arsenal et du Milan AC ne réalise pas véritablement une belle opération financière. Il est là pour donner un coup de main, dit-il. D'ailleurs, il n'a guère besoin de fric. Il est généralement présenté comme l'un des footballeurs les plus riches de la planète. Actionnaire depuis 2008 d'une boîte développant l'acide lévulinique, futur substitut dit-on du pétrole, Flamini est aussi – avant tout ? – un homme d'affaires surfant sur des millions de dollars et quelques comptes offshore à Malte et aux Iles vierges britanniques comme l'ont récemment révélé les Paradise papers. 

***

Mais l'histoire de football la plus curieuse cette semaine est celle qui nous vient de Lituanie où le FK Panevezys, club de deuxième division, qui, flairant la bonne affaire, vient de recruter le dénommé Barkley Miguel-Panzo, sans l'avoir vu jouer, mais, paraît-il, en se fiant à sa fiche wikipédia… Selon l'encyclopédie en ligne, cet Angolais de 25 ans a signé 45 buts en 36 matchs pour les Queens Park Rangers entre 2010 et 2012, joué pour l'US Orléans, et porté trois fois le maillot de sa sélection. Or, tout est faux. Ce footballeur est un illustre inconnu, n'est passé que par les équipes réserve des clubs cités et n'a jamais signé le moindre contrat professionnel. L'affaire a fait le buzz, comme on dit. Mais personne ne précise qui est à l'origine du faux. Ou si le brave Barkley n'a pas, après tout, le niveau de cette modeste équipe lituanienne. On ne saura pas non plus si les dirigeants du FK Panevezys ne nous prennent pas pour des pipes et n'ont pas utilisé ce joueur pour des opérations plus obscures – cela s'est vu et se voit régulièrement… 



dimanche 4 février 2018

Contre le silence



Tu penses trop, me dit-elle exaspérée. Et je ne sais que lui répondre. Elle se trompe bien évidemment. Je ne pensais pas. Je réfléchissais, tout au plus. J'errais vaguement. Il m'arrive d'avoir l'impression de penser, parfois, mais aussitôt je comprends qu'il s'agit de tout autre chose. Penser n'est pas à ma portée. A la nôtre, allais-je écrire. Mais ce serait impropre, une simple consolation. Si je dis nous – parfois on, plus vulgairement –, la culpabilité frappe à la porte et m'accable la facilité de la grandiloquence. Je préfère dire je, quitte à passer pour un égocentrique. Surtout lorsqu'il s'agit de pensée. Ou plutôt de non-pensée. J'espère que d'autres pensent. Je le leur souhaite. Il n'y a rien de mal à cela. Mais ce n'est pas mon cas. Je la sens se fourvoyer à mes côtés dans les lieux communs, les raccourcis de langage, dans le prêt-à-porter de la pensée allais-je écrire, et je me sens acculé, poussé à me défendre, à me justifier, m'expliquer. Or, cette défense ne peut englober les autres, nos contemporains, ceux que nous lisons, qui nous influencent, ou que nous entendons, ceux à qui nous confions trop aveuglément l'aptitude à penser, à qui nous attribuons ou qui se collent eux-mêmes l'étiquette de penseurs, qui suscitent en nous stupéfaction, colère, désarroi. Je tente de lui dire cela, mais elle ne comprend pas. Elle me parle d'eau et de moulin et je m'en veux immédiatement de ne pas être plus clair, d'être incapable de penser. J'écris ces mots et réalise combien j'ai raison. Malheureusement, dis-je. Ces quelques lignes produisent en moi le même effet que tous les textes rassemblés ces derniers jours. Une sorte de honte. J'ai repris la plupart de ces écrits, les ai corrigés, effacés – comment ai-je pu pondre de pareilles inepties ? Ces remaniements me soulagent après l'abattement dans un premier temps, c'est moins mauvais, mais l'abattement me tape rapidement et brutalement sur l'épaule lorsque je pense, allais-je écrire, lorsque je me vois relire ces textes d'ici quelques mois, et être sans nul doute frappé par le même sentiment de honte. Elle répète que je pense trop et qu'il faut laisser vivre ces textes. J'évoque alors la mort de la poésie en fredonnant la chanson de Katerine. Et, dans la foulée, nous tombons d'accord sur ce que ce chanteur, qu'elle a bien connu à ses débuts, a fait de sa carrière, avec tristesse. Car nous pensons pouvoir nous exprimer sur le talent, ou son absence, la supercherie, chez d'autres, quand il faudrait ne parler que de soi. Nous nous sentons autorisés, entre nous, à parler des autres. Nous nous leurrons. Nous exprimons un sentiment, une sensation, une analyse à l'emporte-pièce, aussi juste et innocente puisse-t-elle nous paraître à l'instant où, sans hésitation, nous la prononçons. Mais cette nouvelle facilité n'existe que parce que nous sommes incapables de penser notre propre discours, nos propres productions, nos propres croyances. Et nous répétons tout au long de notre existence ce type d'approximations, de fausses réflexions, d'analyses convenues que nous croyons nôtres mais qui sont façonnées par la non-pensée qui nous environne et nous a entièrement construits. Nous agissons de la sorte afin de nous rassurer. Nous sommes capables d'analyse, de réflexion, de pensée, croyons-nous. Et nous vivons avec cette illusion tout au long de notre vie. Nous avons besoin d'elle. Pour nous persuader de notre appartenance à la catégorie d'êtres humains aptes à penser. J'écris nous, mais je parle seulement d'elle et moi, pas de l'humanité dans son ensemble. Elle insiste et je devrais me taire, mais elle penserait que je pense et ne veux pas échanger avec elle ces réflexions. Elle me surestime car je ne pense rien, mais je reprends la parole de peur qu'elle pense que je pense. J'allume une cigarette et lui propose de prendre un verre. Tout cela est ridicule. Et nous occupons les heures avec ces bavardages superflus et superficiels, du tabac et de l'alcool, parce que nous craignons avant tout le silence entre nous, qu'il s'installe comme chez lui. Nous pourrions en effet l'un et l'autre, surtout elle, mal l'interpréter.

Charles Brun, A suivre

samedi 3 février 2018

Une trahison




Je ne pardonnerai jamais à la philosophie de m'avoir trompé : j'espérais tout d'elle. C'est une trahison. Aussi lui ai-je voué une haine totale, et si j'étais responsable de la censure dans un régime totalitaire, je l'interdirais. Elle m'est devenue symbole de toutes les prétentions et de toutes les impuissances. J'en ai perçu la vanité en écoutant ce petit dialogue entre un père et son fils, pendant un voyage :
« Papa, pourquoi il pleut ? »
« Parce qu'il tombe de l'eau. » C'est là le modèle de toutes les réponses de la philosophie.
(J'ajouterai, pour être franc : c'est là le modèle de tout ce qui veut expliquer en général, de tous ceux qui ne se résignent pas à l'Inexplicable… En effet, il faut être un enfant pour croire qu'il y a une raison à quoi que ce soit… Mais alors pourquoi la philosophie ou la révolte contre elle ? Le temps serait trop long sans l'une ou sans l'autre… L'Esprit abuse des mots, il vit de cet abus… ; pour nous autant de pris sur l'Ennui…
Et j'ajouterai encore : il n'y a pas de plaisir plus grand que de s'imaginer qu'on a été philosophe – et qu'on ne l'est plus…)


Cioran, Exercices négatifs, En marge du Précis de décomposition