jeudi 31 mai 2018

Oui mais où ?

Matthew Genitempo

Se retirer. Où ? Et qui le pourrait ? D'un continent on s'évade. De l'espèce, non.

Henri Michaux, Coups d'arrêt, Editions Unes

vendredi 25 mai 2018

Dans la peine


anonyme

Pour toucher, pour voler un peu de vérité humaine, il faut approcher la rue. L'homme se fait par l'homme. Il faut plonger avec les hommes de la peine, dans la peine, dans la boue fétide de leur condition pour émerger ensuite bien vivant, bien lourd de détresse, de dégoût, de misère et de joie. Avec les hommes de la peine, il faut vivre dans le coude à coude. Mélanger aux leurs sa sueur, les suivre dans leurs manifestations grandioses et bêtes. Parler leur langue. Toucher leurs plaies des cinq doigts, boire à leurs verres, pleurer leurs larmes, faire gémir leurs femmes, partager leurs pauvres espoirs et leurs petits bonheurs.
Louis Calaferte, Requiem des innocents, Julliard, 1952

jeudi 24 mai 2018

A quoi ça sert…

L’isolement est épouvantable. L’écrivain est un fou qui a droit à sa folie : il peut tourner et retourner ses obsessions en dehors du monde normal, dix heures par jour. A la longue, on finit par ne plus supporter le son de sa propre voix, la répétition. Surtout, l’écrivain n’a pas d’autre cause que lui-même. Je me demande à quoi sert tout ça…

Depuis hier, et pour une semaine, on peut (re)voir sur le site d'Arte l'entretien réalisé en 2010 par William Karel et Livia Manera, Philip Roth, sans complexe – en tous cas, une partie car il y aurait une centaine d'heures de rushes, à quand l'intégrale ?




mercredi 23 mai 2018

Mémo


Nus, gauches, simples et vulgaires, 
ils n'ont parfois rien pour plaire
vaniteux, obscènes, ou tout petits,
ils m'obsèdent pourtant surtout la nuit,
comme j'observe sur la terrasse
la fille d'en face qui devant moi se prélasse
malappris, malséants, malotrus,
traîtres, glissants ou mal foutus,
grandiloquents, frimeurs, flous, 
froussards, frelatés, fous,
refoulant dans ma grande bouche
comme après une bonne cuite
lorsque je prends devant le métro
le petit matin pour le soir
et les trottoirs pour mes dégueuloirs
consolateurs, sans futur et imparfaits 
je leur tends à tous la main
pour les faire miens.


Charles Brun, Poésie urbaine

vendredi 18 mai 2018

Cela fait peur

Brassaï via Semiotic apocalypse


La vie, aussi vite que tu l'utilises, s'écoule, s'en va, longue seulement à qui sait errer, paresser. A la veille de sa mort, l'homme d'action et de travail s'aperçoit – trop tard – de la naturelle longueur de la vie, de celle qu'il lui eût été possible de connaître lui aussi, si seulement il avait su de continuelles interventions s'abstenir.

Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu'en fais-tu ?

En combien d'autres sociétés, d'autres climats, d'autres époques aurais-tu pareillement été un raté ? Question à te poser.
Cela fait peur, mais peut guérir de beaucoup d'autosatisfaction injustifiée. 

Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas. 

Cherche à te passer de « leur » appui. Dès l'instant que tu cries au secours, tu perds tes moyens, tes réserves secrètes disparaissent, tu n'existes plus. Tu coules. 

Henri Michaux, Poteaux d'angle, Gallimard

mardi 15 mai 2018

Verdicts

Pierre Belhassen

Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu'au contraire nous sommes ce que nous n'avons pas fait, parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés. Parce que ce que Didier Eribon appelle des verdicts se sont abattus sur nous, gay, trans, femmes, noir, pauvre, et qu'ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves, inaccessibles.
Edouard Louis, Qui a tué mon père, Le Seuil, 2018

dimanche 13 mai 2018

Inutile


Un jour j'ai fait vœu d'inutilité.
Le principe était simple, le projet ambitieux :
Un inutile ne sert à rien.
Or on ne remplace pas ce qui ne sert à rien.
Donc un inutile est irremplaçable.
(…) Le vœu d'inutilité, je m'étais bien assis dessus, dans le convoi des travailleurs de l'aube.
Je n'ai pas tenu mes promesses, mais j'ai tenu, je ne sais pas quoi mais j'ai tenu, têtu, réfractaire et grognon, franc-tireur et faux cul, tire-au-flanc, dégonflé mais bravache, j'ai tenu tête et j'ai tenu la route, et vaillant, défaillant, debout, assis, couché, j'ai tenu le crachoir sans doute, mais je n'ai pas tenu mon vœu. Je n'avais pas l'inaptitude nécessaire, le sommeil assez lourd, pas si sourd j'ai entendu le monde et j'ai courbé l'échine, j'ai fait tourner le monde et marcher la machine, service-service, et j'ai marché dans la combine. C'est vrai qu'on ne sert pas à grand-chose, ni bien longtemps, on s'use vite, mais quand même. C'est vrai aussi qu'à peine produit on doit se reproduire, on rentre dans le moule, on devient un modèle standard, outillé, utilisé, à toutes les sauces, social. Il y a toujours quelque chose à faire, une bricole à marchander, une marchandise à bricoler. On se veut savant, à bonne école et à bon compte, on sait des choses, on est juste technique, on monte en puissance pour tomber en disgrâce, on s'affaisse, on s'efface, on perd pied périmé, rétréci, réformé, formaté, au format de la boîte. Dernier service funèbre. On dégage le plateau. Générations. La mienne n'en finit pas de se dégénérer.
Je m'étais installé à l'automne chez ma mère le temps qu'elle meure à l'hôpital et j'y étais encore après les fêtes. La dernière fois que j'avais vu Maman, elle ne m'avait pas reconnu, je ne l'avais pas reconnue non plus, elle n'avait plus figure humaine. Elle avait perdu la tête, la raison de vivre, et l'appétit, ses dents, ses cheveux et puis elle a perdu la vie, pour ne pas gêner plus longtemps. J'avais moi-même failli tout perdre en mourant d'un cancer, et je n'avais rien gagné en guérissant.
Je n'avais plus de génération propre.
Personne n'avait besoin de moi, le fils d'une maman morte, mais je pouvais encore servir. À toute chose malheur est bon, mais à quoi ?

Hervé Prudon, Les Inutiles, Grasset, 2002

mardi 8 mai 2018

Sans voix



que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi

Samuel Beckett, Poèmes, Minuit

vendredi 4 mai 2018

Mon ombre



Je m’efforcerai d’écrire ce dont je me souviens, ce qui demeure présent à mon esprit de l’enchaînement des circonstances. Peut-être parviendrai-je à tirer une conclusion générale. Non, j’arriverai tout au plus à croire, à me croire moi-même, car pour moi, que les autres croient ou ne croient pas, c’est sans importance. Je n’ai qu'une crainte, mourir demain, avant de m’être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m’a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j’ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c’est uniquement pour me faire connaître de mon ombre – mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. C’est pour elle que je veux tenter cette expérience, pour voir si nous pouvons mieux nous connaître l’un l’autre.
Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle,
trad. Roger Lescot, éd. Corti

jeudi 3 mai 2018

Almost

En revoyant récemment un certain nombre de films de John Cassavetes, j'ai de nouveau été frappé par un détail, sur lequel je me suis enfin légèrement penché, non sans quelque vertige, la musique. Les chansons plus exactement. Dans ses films, se côtoient des standards comme I Can't Give You Anything but Love ou une reprise de Kinky Reggae, et des airs originaux, de rien, qui remuent de la tête aux pieds, comme No One Around to Hear it ou le sublime Almost in Love with You, chanté par Jack Sheldon, composé par Bo Harwood pour Meurtre d'un bookmaker chinois et réutilisé dans Love Streams.



Comme tous les collaborateurs de l'artisan Cassavetes, Bo Harwood a essayé plusieurs casquettes : ingénieur du son, compositeur, monteur, acteur… Dans un sujet réalisé récemment pour l'éditeur Criterion, Harwood, stupéfait par le Flower Power, affirme avoir tout appris aux côtés de John avec lequel il travaille jusqu'au dernier film dont celui-ci est entièrement l'auteur, bien que tiré d'une pièce de Ted Allen, Love Streams (1984) – deux ans plus tard, à la demande de Peter Falk, Cassavetes remplace Andrew Bergman sur le tournage Big Trouble, comédie dispensable, mais qui sera officiellement son dernier film.


Peu après la sortie de Love Streams, la regrettée émission Cinéma, Cinémas diffusait cinq minutes du documentaire que le critique du Los Angeles Weekly, Michael Ventura venait de réaliser sur son tournage, I'm Almost Not Crazy. On y revoit avec délectation Cassavetes au travail, ses semi-maîtrisées improvisations,  puis rappeler sa conception de la mise en scène sans filet.