mercredi 30 septembre 2020

Anonymes


Du 14 octobre au 23 janvier prochain,
la galerie Lumière des roses de Montreuil nous propose une exposition inouïe de photographies anonymes du début du siècle dernier tout simplement intitulée Inuit.

C'est au 12-14 rue Jean-Jacques Rousseau et ouvert du mercredi au samedi de 14h à 19h.
Le vernissage aura lieu samedi 10 et dimanche 11 octobre de 14 à 20h.

Renseignements :
01 48 70 02 02
contact@lumieredesroses.com

lundi 28 septembre 2020

Sauvée

 

Vous savez, je viens d'une famille modeste, en Auvergne. Une fratrie de 4. Mon père, agriculteur, et ma mère, femme au foyer, comme on disait, n'avaient pas le bac. Ce sont des empêchés. Car mon grand-père paternel était instituteur. Au collège, je vous parle d’une époque d’avant le collège unique, mon père, issu d’une famille de 10 enfants, n’avait pas de bons résultats, décrochait. Il a été orienté vers le métier de tourneur-fraiseur à l’âge de 15 ans. Vous savez, dans les familles nombreuses, on ne fait pas de cas des individualités : ça passe ou ça casse... Ma mère présente un profil semblable. En seconde, son père a refusé qu'elle redouble.  Il l’a poussée vers un CAP de vendeuse afin qu’un jour, elle puisse reprendre la boulangerie familiale. Mais elle s'est enfuie, puis a rencontré mon père...
J’ai 11 ans lorsque ma mère décède brutalement. Le chagrin est de courte durée car je suis l’aînée et je dois m'occuper de mon frère et de mes deux sœurs. La vie n’est pas simple, vous pouvez sans mal l'imaginer.
Comment m'en sortir ? J'ai la chance d’être bonne élève et je décide de tout miser sur les études. Mon prof de lettres conseille à mon père de me faire postuler pour les grandes hypokhâgnes. Il hésite, j’insiste et je suis admise au lycée Henri IV. A Paris
! Ce sera un véritable choc culturel pour moi. Je n’ai pas vraiment profité de la vie parisienne, ou de ma prépa, car je n'ai pas un rond contrairement à mes camarades qui la plupart ont de l'argent et, par leur milieu, possèdent tous les codes. Je rate normale sup. J'enchaîne les diplômes : licence, maîtrise, puis le Capès que je réussis du premier coup. Mais je n'ose pas me présenter à l'agrégation. Je ne me sens pas légitime. Mes profs de fac me poussent pourtant, me conseillant de faire un rapport de stage pour la passer. Mais je n'ai aucun revenu, mise à part une bourse et mon père ne peut pas m'aider, mon frère et mes sœurs sont encore à sa charge. Il me faut un poste et je deviens prof. Je me dis que Camus n'a jamais pu passer l'agrégation, tuberculeux et trop fragile, les médecins le lui avaient interdit. Sartre lui, bien né et en bonne santé, avait tous les codes, toutes les ressources morales et physiques pour réussir... Ce n'est que l'année dernière que j'ai passé l'agrégation et que je l’ai réussie. Entre-temps, j’ai rencontré un homme, avec qui j’ai eu deux enfants. Je cherchais, je pense, une certaine normalité et ne voulais pas voir que ce type était un imbécile. Ma fille n’avait pas cinq ans lorsque nous nous sommes séparés. Je me  retrouve seule car le juge m’accorde la garde des enfants.
J’essaie, dans mon métier, dans ma vie, de lutter contre le déterminisme social car je sais combien il est plus difficile de se construire, se réaliser, quand on n'a pas un socle initial qui nous le permet. Du moins, à égalité d'intelligence ou de désir, est-ce bien plus long, bien plus compliqué, pour certaines personnes que pour d'autres. 
Dans un sens, je peux dire que la littérature m’a sauvée.
Évidemment, ce sont nos histoires personnelles qui nous lient à des auteurs. Camus, dont je vous parlais, j'ai l'impression qu'il a écrit toute son œuvre pour moi. Quelqu’un comme Yourcenar aussi... C’est peut-être ça, un chef-d'œuvre, l’impression que son universalité ne parle qu’à vous seul.
Annie Ernaux m’a également beaucoup marquée. La Place, notamment, où elle raconte la distance culturelle, et sociale, qui s'établit avec son père lorsqu'elle se lance dans ses études. Une écriture dite blanche, sans affects qui a la froideur mais aussi l'intensité du constat (un peu comme chez Modiano). Et en lisant La Femme gelée, j’ai beaucoup pensé à ma mère, mais aussi à la vie à laquelle j'ai en partie échappé. L'importance de Virginia Woolf et notamment, bien sûr, de son essai Une chambre à soi. Et René Char… D'autres aussi, mais je ne veux pas vous embêter avec ces listes, somme toute certainement classiques. De plus, je ne parle que de moi. Et vous
, alors?

 

 

 

dimanche 27 septembre 2020

Comment expliquer ça ?

 

Harry Gruyaert


Rétrospectivement, je m’aperçois que ce besoin de boire était, au début, une affaire de mentalité, de nerfs, d’exubérance. Comment expliquer ça ?
Je vais l’essayer. Physiologiquement, du point de vue du palais et de l’estomac, l’alcool ne cessait de m’inspirer du dégoût. Les meilleures liqueurs ne me séduisaient pas plus que je n’avais apprécié la bière à l’âge de cinq ans, ou l’âpre vin à sept ans. Dès que je me trouvais seul, à écrire ou à étudier, je n’y pensais plus. Mais je vieillissais, je devenais prudent, ou sénile, comme on voudra. Les propos que j’entendais en société me plaisaient beaucoup moins qu’autrefois, si bien que c’était une torture pour moi d’écouter les platitudes et les stupidités des femmes, les arrogantes prétentions et les discours pompeux de pygmées à demi cuits. C’est le tribut qu’on doit payer quand on a trop lu ou qu’on est soi-même un imbécile, et il importe peu d’approfondir l’origine de mon mal : l’essentiel, c’est que je souffrais. Pour moi disparaissaient la vie, la gaieté, l’intérêt que je trouvais jadis dans mes relations avec mes semblables.
Je m’étais élevé trop haut parmi les étoiles ou peut-être me réveillais-je d’un sommeil trop profond, le surmenage n’avait pas provoqué chez moi de crises de nerfs. Mon pouls battait normalement. L’excellente condition de mon cœur et de mes poumons continuait à faire l’admiration des docteurs.
Tous les jours j’alignais mes mille mots. J’accomplissais avec une ponctualité rigoureuse et mêlée de joie tous les devoirs que m’imposait la vie. La nuit, je dormais comme un enfant. Mais... Mais à peine en compagnie des autres hommes, j’étais envahi par une sombre mélancolie ; dans le fond, j’avais envie de pleurer. Je ne trouvais plus la force de rire devant les solennelles proclamations d’individus que je tenais pour d’encombrants idiots. Je ne retrouvais pas non plus mon léger persiflage d’antan pour répondre aux babillages superficiels de femmes qui, sous leurs airs de sottise et de douceur, restent aussi primitives que les femelles préhistoriques, aussi naturelles et redoutables dans la poursuite de leur destinée biologique, bien qu’elles aient remplacé leur peau de bêtes par des fourrures plus rares.
Je n’étais pas pessimiste, je le jure. Je m’ennuyais, voilà tout. Trop souvent j’avais assisté au même spectacle, entendu les mêmes chansons et les mêmes plaisanteries. J’avais trop fréquenté le théâtre et j’en connaissais si bien le machinisme que ni les artifices de l’acteur en scène, ni les rires et les chants ne parvenaient à couvrir chez moi le crissement des poulies derrière les décors.
Ça ne vaut pas le coup de pénétrer dans les coulisses ; on risque d’y découvrir un ténor à la voix angélique en train de rosser sa femme. C’est pourtant ce que j’avais osé, et j’en payais les conséquences. J’étais peut-être un imbécile, mais qu’importe ? Le fait est que mes rapports sociaux avec les hommes devenaient de plus en plus pénibles. D’autre part, je dois dire qu’en de rares, très rares occasions, il m’arrivait de rencontrer des âmes d’élite ou des idiots de mon espèce avec qui je pouvais passer des heures magnifiques dans les champs d’étoiles ou dans le paradis des fous (…)

 

Jack London, John Barleycorn,
Le Cabaret de la dernière chance
,
trad. Louis Postif, ed. Libretto

 

 

mardi 22 septembre 2020

D'excellentes pâtes



 

Voici un nouveau grief que j’ai à formuler contre John Barleycorn. C’est de ces excellentes pâtes qu’il s’emparede ces hommes qui ont de l’estomac, de la noblesse, de la chaleur et le meilleur des faiblesses humaines. John Barleycorn éteint leur flamme, détrempe leur agilité, et quand il ne les tue pas ou ne les rend pas fous tout de suite, il en fait des êtres lourds et grossiers, en tordant et déformant leur bonté originelle et la finesse de leur nature.
Oh 
!
je parle maintenant d’après l’expérience acquise par la suiteque le Ciel me garde de la plupart des hommes ordinaires, de ceux qu’on ne peut ranger dans la série des bons garçons, ceux dont le cœur et la tête restent froids, qui ne fument, ne boivent ni ne jurent; ils sont bons à tout sauf à montrer du courage, du ressentiment, du mordant, parce que leurs fibres débiles n’ont jamais ressenti cet aiguillon de la vie qui vous fait sortir de vous-même et vous pousse aux actes de folie et d’audace.
Ceux-là, on ne les rencontre pas dans les bars,
on ne les voit pas se rallier à des causes perdues, ni s’enflammer sur les chemins de l’aventure, ni aimer éperdument comme les amants élus de Dieu. Ils sont trop occupés à se tenir les pieds au sec, à ménager la régularité de leur pouls et à affubler de succès mondains leur esprit médiocre.

 

Jack London, John Barleycorn,
Le Cabaret de la dernière chance
,
trad. Louis Postif, ed. Libretto


 

vendredi 18 septembre 2020

Une maladie de l'âme

Léon Claude Vénézia

 

Sorte d'autobiographie, à l'instar de Martin Eden, publiée trois ans avant le probable suicide de John Griffith Chaney, dit Jack London, John Barleycorn, sous-titrée chez nous Le Cabaret de la dernière chance, se centre sur l'expérience de l'alcool, l'addiction et l'impossible cure.
Barley corn signifie grain d'orge.
Ce patronyme, tiré d'une chanson traditionnelle britannique, s'entend comme la personnification de l'alcool. 


Naturellement, tout cela est une maladie de l’âme, une maladie de la vie. C’est l’amende que doit payer l’homme d’imagination pour son amitié avec John Barleycorn. Celle qui s’impose à l’homme stupide est plus simple, plus commode. Il s’enivre jusqu’à tomber dans une sotte inconscience ; comme il est endormi sous l’effet d’une drogue, ses rêves, s’il en a, sont confus. Mais à l’être imaginatif, John Barleycorn envoie les impitoyables syllogismes spectraux de la raison pure. Il examine la vie et toutes ses futilités avec l’œil d’un philosophe allemand pessimiste. Il transperce toutes les illusions, transpose toutes les valeurs. Le bien est mauvais, la vérité est un trompe-l’œil et la vie une farce. Des hauteurs de sa calme démence, il considère avec la certitude d’un dieu que toute l’existence est un mal. Sous la lueur claire et froide de sa logique, épouse, enfants et amis révèlent leurs déguisements et supercheries. Il devine ce qui se passe en eux, et tout ce qu’il voit, c’est leur fragilité, leur mesquinerie, leur âme sordide et pitoyable. Ils ne peuvent plus se jouer de lui. Ce sont de misérables petits égoïsmes, comme tous les autres nains humains ; ils se trémoussent au cours de leur danse éphémère à travers la vie, dépourvus de liberté, simples marionnettes du hasard. Lui-même est comme eux ; il s’en rend compte, mais avec une différence, pourtant : il voit, il sait. Il connaît son unique liberté : il peut avancer le jour de sa mort.
Tout cela ne convient guère à un homme créé pour vivre, aimer et être aimé. Cependant le suicide, rapide ou lent, une fin soudaine ou une longue dégradation, tel est le prix que prélève John Barleycorn. Aucun de ses amis n’échappe à l’échéance de ce règlement équitable.

 

John Barleycorn, Le Cabaret de la dernière chance,
trad. Louis Postif, ed. Libretto

 

jeudi 17 septembre 2020

Vous vous croyez drôle ?

John Everard


j'ai envie de vous dire
vous n'êtes pas obligé de
me croire
n'ayez crainte
ce message peut être enregistré
je reviens vers vous
rapidement
vous vous croyez drôle
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paramétrez vos choix
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hors des clouds
comptez jusqu'à deux
cuillérées à soupe par personne
définissez
une femme
pensez à votre place
arrêtez-moi là
ça ira
nos ennemis confus
en resteront las
regardez à gauche
à droite et encore à gauche
un cortège de mensonges peut en cacher
bien d'autres
traversez enfin la rue
le vrai d'avec le faux vous reconnaîtrez
n'achetez pas de costard
payez-vous sa tête
gagnez plus en
ne travaillant plus jamais
circulez
il y a tant à voir
vous n'avez pas idée


Charles Brun, Lumières du chaos






mardi 15 septembre 2020

Malgré tout


Emmanuel et Louise Bove

En 1928, Emmanuel Bove est sur le point d'en finir avec une existence jusqu'ici passée dans une extrême précarité malgré un travail d'écriture acharné. Il vient de rencontrer Louise Ottensooser, fille d'une famille de banquiers qui l'introduit dans les milieux artistiques et mondains. Le roman La Coalition remporte le Prix Figuière, doté de 50 000 francs, une belle somme. Cette année-là, Bove fait paraître pas moins de six romans et recueils de nouvelles. En 1930, Bove divorce de sa première épouse dont il est séparé depuis cinq ans et épouse Louise. Les jeunes mariés s'installent à Londres. L'enfant que porte Louise meurt à la naissance. La famille Ottensooser, ruinée par la crise de 1929, tout, pour l'auteur de Mes Amis, redeviendra comme avant.

J'avoue qu'ici mon trouble est un peu celui de l'acteur qui, oubliant tout à coup son rôle, est obligé d'inventer des répliques ou de s'excuser tant bien que mal auprès des spectateurs. Ce que me demande Lucien Kra est au-dessus de mes forces, pour mille raisons dont la première est une pudeur qui m'empêche de parler de moi. Tout ce que je dirais serait d'ailleurs faux. Il y aurait bien ma date de naissance qui serait exacte. Encore faudrait-il que l'humeur du moment ne me poussât pas à me rajeunir ou à me vieillir. Qui saurait d'ailleurs résister au plaisir d'emplir sa biographie d'événements, de pensées basses, d'envie d'écrire à l'âge de huit ans, de jeunesse incomprise, d'études très brillantes ou très médiocres, de tentatives de suicide, d'actions d'éclat à la guerre, d'une blessure mortelle dont on a réchappé, d'une condamnation à mort dans un camp de prisonniers et de la grâce arrivant la veille de l'exécution. Le plus sage, je crois, est de ne pas commencer.

Carnet de l'auteur-Biographie,
texte rédigé par Emmanuel Bove à la demande de son éditeur,
devant servir de notice biographique à la première édition
du roman Un soir chez Blutel (1927), et déjà cité sur ce blogue.

lundi 14 septembre 2020

Volontés


Elliott Erwitt

La vie est passée. J'ai été pris de court, je ne m'en suis pas aperçu. Il est grand temps de trier mes papiers, mettre de l'ordre pour ceux qui suivront.
Serviable, tu veux m'aider. Tes idées sont nettes et tes bras vont vite. Tu vois les choses à garder, à détruire. Je n'ai rien à dire.
Enfin, tu m'assisteras jusqu'au bout, le billet, la voiture, un bel enterrement, une stèle grise. Avec des lettres en or, pour le souvenir. 

Georges L. Godeau

mercredi 9 septembre 2020

Pastorale


Je suis arrivé vers cinq heures. Avant de me déchausser dans l'entrée, je lui ai demandé si elle était partante pour un tour de pâté de maison… J'attends la kiné, j'ai oublié de te le dire... Cinq heures, c'est son heure. Elle était déstabilisée, profondément navrée… J'aurais dû te prévenir, tu viens de loin... J'ai proposé de repasser plus tard, de faire un saut à la librairie en attendant… Tu as quelque chose à acheter ? Dans ce cas, tu peux me prendre du lait ?... Le passage par la librairie, en coup de vent, je l'avais effectué avant mon rendez-vous chez le médecin, mais c'est tout ce que j'ai trouvé à balancer. C'était trop compliqué, je ne lui parle jamais de mes propres soucis de santé. Je suis retourné à Vincennes, avec un besoin de sucré, me suis payé une pâtisserie face au château que j'ai travallée le long des vitrines d'une agence immobilière, d'un marchand de chaussures et d'une pharmacie. Me suis essuyé la bouche, ai refoutu ce foutu masque et présenté l'ordonnance à l'une des deux préposées sans visage. Une goutte dans l'oeil trois fois par jour, hein ? Le tissu m'a permis de ne pas laisser paraître une certaine irritation devant ce type de rappel, anodin, simple coutume des apothicaires, désormais en parfaite adéquation avec l'infantilisation toujours croissante de nos vies. Et puis, la blouse blanche a détourné le regard pour saluer un type masqué-casqué qui faisait une demi-entrée dans la boutique en balayant l'air de ses dix bras. Tout est pris en charge, a-t-elle conclu. J'ai filé vers la sortie et elle m'a suivi. Du trottoir d'en face, j'ai vu les yeux admiratifs de la pharmacienne, puis l'intégralité de son visage vulgaire lorsqu'elle a ôté son masque pour accueillir le type et sa moto flambant neuve. Ils étaient radieux, heureux de vivre. J'ai enjambé mon vieux scooter et pris la direction de l'intermarché du coin. Au rayon lait, j'hésitais, j'ai appelé ma mère. Le défilé des sonneries au bout du fil m'a rappelé qu'elle était certainement dans les mains de sa kiné. Mais elle a fini par décrocher, désolée de ne pas avoir encore reçu la visite de sa masseuse préférée. C'est bien du demi-écrémé ?, ai-je répliqué histoire de dédramatiser. Tu n'as besoin de rien d'autre ?... Et lorsque je suis revenu rue Edouard-Vaillant, ma mère était toujours seule. J'ai ouvert le pack et posé par terre, en file indienne le long du mur de sa cuisine, déjà squatté par d'autres produits, les six bouteilles blanches. Comment fait-elle tous les jours pour ramasser ce dont elle a besoin ? Pourquoi s'inflige-t-elle ça ? Je me suis déchaussé, ai passé du gel et me suis assis face à elle, sans masque. Mais à distance. Quand on aime ses proches, on ne s'approche pas trop, nous répète l'Etat à longueur de journée. Elle a peut-être eu un accident avec son scooter… Appelle-la, ai-je suggéré… Non, je ne vais pas la déranger, elle doit être avec un autre de ses patients… Cet assujetissement devant la science, comme le mien devant ma généraliste quelques minutes plus tôt. J'ai un peu insisté, elle n'était pas sortie de la journée, et nous étions coincés là, à attendre la Brésilienne qui l'avait peut-être oubliée. Si à six heures, nous n'avions pas de nouvelles, nous enverrions promener la Sud-américaine et irions faire quelques pas, les plus grands possible, dans la rue. Tiens, c'est elle. Et son visage s'est éclairé. La kiné a garé son scooter rouge devant la fenêtre, que j'ai ouverte pour lui tendre les clés, comme ma mère en a pris l'habitude. Flora lui a parlé de sa nuit douloureuse, sa jambe, certainement que ça vient du dos... Alors, on oublie les bras aujourd'hui et on s'occupe du dos... Et comme ma mère passait dans sa chambre la Brésilienne est partie se laver les mains et faire un petit pipi. J'ai attendu de longues minutes la fin de la séance, pris des nouvelles de ma fille, dit à ma chérie que je l'aimais, qu'il est bien difficile d'aimer aujourd'hui. De l'autre côté du mur, je les entendais parler de politique, faire la distinction entre Trump et Bolsonaro, des fous tous les deux, mais le militaire tenait le pompon haut les mains, selon sa compatriote. Je pense analysait-elle qu'on a été trop laxistes dans certains domaines et qu'aujourd'hui les gens veulent de l'ordre et votent pour ce type de dirigeants complètement dingues… Et elle ne manquait pas d'exemples édifiants et révoltants, sur l'homophobie, la place des femmes, les armes..., pour dire combien l'ancien soldat manquait de plomb dans le crâne. Elles se tutoyaient, comme deux copines qui refont le monde. Ma mère est revenue à des considérations plus prosaïques, a évoqué son opération du lendemain, et son rendez-vous chez son rhumatologue à la fin du mois, qui était d'ailleurs au Brésil cet été pour rendre visite à son fils et voir ses petits-enfants, qu'elle connaît, attends, depuis 1987. Ah oui, dis donc, je n'étais même pas née, dit la kiné. J'ai vite calculé son âge, et me suis soudain senti extrêmement vieux. J'étais perdu dans ce type de gouffre lorsque j'ai entendu ma mère demander s'il avait été gentil ce week-end. Oui, gentil. De qui parlait-elle ? Oui, ça va mieux, dit la Brésilienne. Le vrai problème, c'est qu'il ronfle. Durant sept ans, il n'a pas ronflé, et depuis trois ans, c'est insupportable. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être qu'il est trop gros, a avancé ma mère… C'est vrai qu'il ne fait pas attention, mange des pizzas, des hamburgers, des gâteaux, moi, avec mon allergie au gluten, je ne peux rien manger de tout ça... Je me demandais à quoi pouvait ressembler un couple de trentenaires vivant ensemble depuis dix ans lorsque j'ai entendu la Brésilienne aider l'Espagnole à se relever du lit. Elle lui a conseillé de ne pas s'angoisser pour l'opération de mardi avant de remonter sur son destrier rouge. L'heure était venue de notre promenade dans le quartier, d'autant que les étudiants de l'EBTP avaient regagné leurs pénates et n'encombraient plus les trottoirs. J'ai pris son bras protégé par l'attelle tandis que de l'autre main, elle tenait sa canne. Comme toujours, elle s'est plainte de manquer de forces dans les jambes, d'avoir peur de retomber, d'être un poids. Nous avons fait le même tour que jeudi dernier, les poubelles sur les trottoirs en moins, passé devant le graffiti Bukowski rue des Fédérés. Comment je vais faire cet hiver ? Il fera nuit quand les étudiants seront enfin partis… Tu marcheras beaucoup mieux, ai-je menti, sans la tromper. Je pars en morceaux, je ne vaux plus rien, a-t-elle soupiré en rentrant. Epuisée, elle s'est laissée tomber sur son fauteuil. Vas-y, ça fait tard, pour toi... Elle n'avait pas supporté l'idée que je quitte définitivement la ville cet été. Mais la voyais-je vraiment davantage lorsque j'habitais Montreuil ? Plus souvent peut-être, mais moins longtemps certainement. Pas assez sans doute. Le matin, je l'avais appelée sur le chemin du parc où j'emmenais la chienne. Pour prendre de ses nouvelles, comme tous les jours et lui préciser l'heure de ma venue. Elle avait oublié de mentionner son rendez-vous médical. Je venais de monter la longue rue du Bel-Air et, certainement essoufflée, ma voix l'avait inquiétée. Tu pleures ?, me demanda-t-elle étrangement. Elle se préoccupait pour moi. Comme elle l'avait fait toute sa vie. Pour ses enfants, son mari, les amis, les inconnus… Je ne pleurais pas au téléphone. Je le faisais en refermant la porte de chez elle, après notre promenade, une note obscure en fin de volume.

dimanche 6 septembre 2020

Une phrase incomplète

 

Roger Schall


 

Que ne tairais-je pas ? L'angoisse de la mort, l'angoisse de savoir que nous mourons absolument seuls et que le reste du monde continue à vivre allègrement sans nous. N'est-ce pas ce dont parle, en fait, la meilleure littérature que nous ayons connue ? La grande prose ne tente-t-elle pas d'aggraver la sensation d'enfermement, de solitude et de mort et cette impression que la vie est comme une phrase incomplète qui à la longue n'est pas à la hauteur de ce que nous espérions ?

 

Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée,
trad. André Gabastou, Actes sud, 2020

mercredi 2 septembre 2020

A plat


lola & pani


Avant, et ça m'est arrivé, quand on faisait un film pour la télévision, on pouvait dire Je travaille à la chaîne. Mais comme à l'usine, il existait un esprit d'équipe entre employés, même si c'était très hiérarchisé... Et on trouvait, parfois, une certaine liberté, on osait certaines choses. Aujourd'hui, avec Netflix, Amazon, Disney..., toutes ces séries, on regarde sa tablette ou son téléphone, couché dans son lit... Que voulez-vous, des images produites en série pour les plates-formes et qu'on regarde à plat, ça a forcément une forme plate. Le rêve des gafam, ils sont en train d'y parvenir, ce n'est plus vendre du temps de cerveau disponible, comme disait autrefois un pdg de chaîne français, c'est aplatir nos cerveaux... Ça laissera de la place pour nous implanter une puce... (rires)

Extrait d'un entretien avec Jean-Luc Godard,
paru dans le quotidien japonais Asahi Shinbun,
traduction maison