mardi 28 février 2023

De l'illusion

Imogen Cunningham

 

 

― Je ne sais pas quoi en penser. Toi, tu as trouvé ça bien, mon chéri ?
C'est un film bien ficelé. Les acteurs sont bons, tous, sans exception… Tu n'es pas de cet avis, apparemment…
Lorsqu'un film se termine, j'ai envie de me sentir bien, heureuse d'être allée au cinéma.
Ce qui n'est pas le cas…
Pas vraiment. Dans le film, comme dans la réalité, cette histoire d'agression fait diversion. Areva, ou EDF je ne sais plus, a passé des accords avec ce groupe chinois, qui a bénéficié du savoir-faire mis en place par Areva et se permet aujourd'hui de vendre des centrales nucléaires bas-de-gamme partout dans le monde, y compris en France.
Tu estimes que ça fait diversion pour qui?
Du point de vue cinématographique, du scénario. On suit le destin de cette femme et, comme elle le dit quelques années plus tard, dans la dernière séquence du film, tout s'est passé comme elle le prédisait: les salariés ont été licenciés et il ne reste plus qu'un nom, un visage, le sien. On a oublié tous les gens qu'elle défendait, ils ont disparu, comme les ouvriers hongrois du début du film.
Mais tout cela est clair, non ?
Le film est concentré sur un personnage, une actrice, une vedette, Huppert, et sa « performance incroyable» en syndicaliste – pas CGT quand même...
C'est du cinéma. Un film grand public. Un thriller. Le film doit prendre cette forme, ne peut exister que comme cela, dans ce genre bien défini, avec la présence et l'appui de ces vedettes. Impossible de financer un tel sujet autrement...
C'est ce qui me déplait. Comme autrefois, les films d'Yves Boisset qui me déprimaient. Je me souviens du Juge Fayard, j'étais très jeune et je n'avais pas supporté la mort de Dewaere...
On peut espérer que ce film incite le spectateur à s'intéresser à ce genre de questions, à développer un esprit critique…
Je te trouve bien optimiste... Souviens-toi du livre sur le nucléaire de ton ami...
Yannick ?
Oui, tu m'as dit que c'était une enquête formidable et personne n'en a parlé...
Ce n'est pas tout à fait la même chose, mais c'est vrai, il ne pouvait compter sur Isabelle Huppert pour la promo...
Tous ces rebondissements, les interrogatoires, la garde à vue, les procès... Qui l'a agressée? Les flics vont-ils la croire? Cette pression permanente.....
C'est un thriller. Il faut en accepter les codes.
Oui, mais je ne peux m'empêcher de ressentir cette frustration. La diversion que produit l'histoire de cette syndicaliste.
Le cinéma n'est pas subtil, ma chérie. On ne peut entrer dans les détails de l'affaire, l'enquête de la journaliste qui a écrit le bouquin...
Elle est absente du film, d'ailleurs. Pourquoi?
Tu aurais dû poser la question à ton idole, Denis Robert...
C'est vrai : je préfèrerais avoir cette conversation avec lui...
C'est gentil…
Je blague, mon chéri.
Remarque, c'est idiot : il était là, à côté de nous, nous aurions pu aller boire un coup avec lui et ses potes.
Tu ne crois pas qu'il a autre chose à faire que discuter avec deux clampins comme nous?
Parle pour toi... Dis-toi qu'il fut un temps où j'étais un journaliste redouté, un apprenti Denis Robert, dans mon domaine.
C'est toi, mon idole !
N'exagérons rien...
Et puis, cette comédienne... Encore un film avec Isabelle Huppert!
Elle n'est pas mal ici. Supportable, disons.
Mais sur l'écran, elle ne ressemble en rien à celle que l'on a vue présenter le film sur scène. Tu sais que c'est un point important, présent dans tous ses contrats, ces retouches?
Autrefois, les actrices hollywoodiennes un peu vieillissantes étaient filmées avec un filtre placé devant l'objectif de la caméra. Aujourd'hui, le filtre est numérique. Et puis, en l'occurrence, elle joue ici un personnage bien plus jeune, dont le mari est interprété par cet acteur formidable mais qui a une vingtaine d'années de moins qu'elle! Il faut qu'on y croit…
Oui, mais quand même : pas une ride!
Le cinéma n'est qu'illusion…
Justement, je n'éprouve plus aucune illusion devant ce film, ces histoires de pots de vin, la rencontre avec cette femme dont le mari travaillait chez Veolia, qui a subi le même type d'agression quelques années auparavant et dont on n'a jamais non plus élucidé l'affaire... Ces magouilles politico-financières, ça me fatigue, Veolia, EDF, Areva, de quoi être dégoûté...
Bientôt, un film sur Total peut-être…
Tu iras sans moi…
La justice vient de débouter les ONG qui s'opposaient à un nouveau massacre de Total en Afrique.
Notre président parade en défenseur de la planète, mais c'est l'impunité permanente pour ces groupes qui la détruisent... C'est insupportable!
La vie d'un Africain a encore moins de valeur que celle d'un Ukrainien…
Au moins, les Ukrainiens sont accueillis ici ou dans les pays frontaliers…
Ceux qui peuvent s'exiler, oui. Les autres, on s'en fout…
Mais non, tous les jours tu as des images terribles de ces pauvres gens…
Il ne faut pas confondre spectacle et économie. Biden l'a dit : Nous nous battrons jusqu'au dernier Ukrainien, pour nos valeurs !
La démocratie ?
La démocratie s'appelle BlackRock.
― C'est cette boîte de gestion d'actifs dont tu m'as parlé un jour ?
Oui, BlackRock à qui l'humoriste-président-soldat, et fraudeur fiscal de haut-vol – il ne faut pas l'oublier–, héros des escrocs de Bruxelles et des médias, a vendu le pays, bientôt membre de l'UE et de l'OTAN: déréglementation du travail, contrats zéro-heure, syndicats et protections des salariés supprimés, investissements financiers américains et européens, privatisation de tous les secteurs, la reconstruction et le redressement de l'Ukraine est à ce prix. Un modèle ultra-libéral de rêve, à nos portes, comme ils disent… C'est ça, leur guerre, mon amour. Ce fou furieux de Poutine l'avait bien compris…
Quelle fatigue… Il reste du vin ?






samedi 25 février 2023

Pourvu que rien ne dure !

Saul Leiter


 

— Je ne te crois pas...
Toi qui ne sors jamais sans ton téléphone intelligent, tu vas pouvoir retrouver l'info sur le champ...
... Je ne trouve rien...
Fais voir... Tiens, lis...
...On les savait corrompus, mais à ce point...
L'info sort maintenant, mais la cérémonie s'est tenue en toute discrétion la semaine dernière, le 16 février plus précisément
C'était pas le jour de la grosse grève ?
Exact. D'où ce coup en douce, car tu peux bien te douter que l'improvisation n'a pas sa place dans l'agenda du sieur Bezos. L'événement était prévu de longue date.
Une médaille pour services rendus, j'imagine ?
Lorsqu'il appartenait au gouvernement dit socialiste, Macron a aidé Amazon à s'implanter en France, avec la bénédiction de l'empaffé de Montebourg...
Un renvoi d'ascenseur au nom du Redressement productif, sans doute... Quand on connaît les conditions de travail chez Amazon...
On a beaucoup glosé sur l'ascenseur social qui est de la science-fiction. L'ascenseur est politique et économique, mafieux pourrait-on dire sans risque de se tromper : ce sont les mêmes qui, des deux côtés, ont accès aux commandes.
N'exagérons pas...
Je n'invente rien. C'est dans l'article. Une fois ministre de l'économie, Macron a poursuivi son œuvre en tricotant sur mesure un régime juridique et fiscal pour Amazon. Et lorsqu'il a créé son pseudo-parti, on vu, sans sourciller, l’un des lobbyistes d’Amazon rejoindre En Marche les poches pleines afin de soutenir notre Mozart de la finance.
De là à faire Chevalier de Légion d'honneur ce crétin de Bezos...
Range ton bazar, passons à autre chose... On en reprend une?
— Oui, mais écoute: Chaque nouvelle promotion de décorés de la Légion d'honneur raconte la noblesse des actions individuelles ou des parcours professionnels et sociaux qui dessinent les contours de la grandeur collective... Les décorés œuvrent au développement de la France, à son rayonnement, à sa défense...
Tu as vu qui était l'invité personnel de Bezos lors de la petite sauterie sous les ors de la République?
— ...Bernard Arnault ! Première fortune mondiale, devant Bezos...
Et autre milliardaire ami de notre président. Enrichi avec l'argent public. 
Autre bienfaiteur de l'humanité en marche...
Le cynisme de ces malfrats ne connaît aucune limite.
Sky is the limit, comme ils disent. Ils savent pourtant que tout finit par se savoir...
Tout ce que nous savons, nous l'oublions aussitôt, noyés par le flux des événements, des scandales, des tartufferies et des faits de divertissement.
Ils nous ont accoutumé à ces pratiques... Plus rien ne nous révolte...
Tant qu'ils ne nous coupent pas Netflix...
Tant que les livreurs d'Amazon ne sont pas en grève... J'imagine que nos concitoyens descendraient alors dans la rue, prêts à en découdre pour les plus énervés, les plus lâches s'emparant des camionnettes de livraison pour assurer le service à la place des grèvistes... Mon Dieu, faites que rien ne change!
Pourvu que rien ne dure!





vendredi 17 février 2023

Sans hésiter

 

Les Fondeurs de brique publient Luis Buñuel, roman, texte, longtemps inédit dans son intégralité, composé par son ami Max Aub. Une première partie donne la part belle aux nombreuses conversations survenues entre les deux hommes, un régal autrefois publié par les éditions Belfond. La seconde partie se propose d'aborder les mouvements artistiques du début du XXe siècle et la manière dont ils ont influencé le cinéaste espagnol. 

Je me trouvais à Paris au moment de la guerre des couvents, en 1932. J'ai dit aux surréalistes : « Le moment est venu. Allons mettre le feu au Prado. » Breton était scandalisé. Et aussi quand je lui ai proposé de brûler sur la place du Tertre le négatif de L'Age d'or. « Tu n'y penses pas ! Pas nos œuvres. Que resterait-il ? » Voilà comment ils étaient. Aujourd'hui, on me proposerait de brûler tous mes films, j'accepterais sans hésiter. Et je brûlerais toutes les œuvres d'art sans le moindre remord. Moi, l'art ne m'intéresse pas, c'est les gens qui m'intéressent. C'est une idée anarchiste ? D'accord. Chaque jour, je le suis davantage. A quoi servent les œuvres d'art, à quoi ont-elles servi ? Pour en arriver au stade où se trouve l'Humanité ? Allons ! Je préfère encore la Vierge Marie, qui à tout le moins était la chasteté et la pureté mêmes. Les génies ne m'intéressent pas du tout si ce sont des personnes malhonnêtes. Et presque tout ce qui s'est fait de mieux en art est fait ou l'a été par des fils de pute. Ça n'en vaut pas la peine. je ne l'accepte pas. Ça ne m'intéresse pas.



Max Aub, Luis Buñuel, roman
trad. Claude de Frayssinet, 2022, 30€

mercredi 15 février 2023

Dans l'Histoire

Michel Jaget

— Je ne suis pas un spécialiste, ton aide va m'être précieuse.
Tu dois quand même t'en douter : tu ne peux pas mettre ça dans un CV.
Quoi donc ?
Bonne résistance à l'humiliation.
Tu penses que je devrais remplacer humiliation par harcèlement?
Je me demande comment ça peut être pris: le recruteur verra-t-il ce point comme une qualité ou un défaut? Si tu résistes, donnes du fil à retordre, ils vont devoir redoubler d'efforts, d'imagination, ça va les emmerder… De même que Qualité première: dépourvu d'échine, c'est peut-être un peu exagéré…
On exagère toujours un peu dans un CV, non? Docilité, c'est mieux?
Souplesse, je dirais. Non. Flexibilité, c'est encore mieux...
— Ah oui, flexibilité, j'avais oublié ce joli terme...
On sent que tu le veux, ce poste mais Accepte de me faire baiser sans vaseline ni même une galoche, c'est pas possible!
Tu penses, qu'aujourd'hui, plus personne ne parle de galoche?
Il faut graduer la soumission, garder une part de mystère, comme en amour. Quelqu'un qui, d'emblée reconnaît qu'il est prêt à tout, ça n'est pas très excitant pour un employeur. Pas très pro. Et ton âge? Il n'apparaît nulle part...
J'aurais dû te demander de me coacher pour l'entretien...
— Il faut déjà qu'ils te répondent.
Mais ils m'ont répondu !
Ah bon ?
Oui, et j'ai passé l'entretien. En visio. Une horreur.
Mais alors, ce CV?
— Tu en reprends une ?... Ce CV est un fake, ducon. J'ai créé un candidat parfait, avec une fausse adresse mail, un numéro de téléphone, un autre âge... J'attends leur réponse.
— T'es vraiment cintré... Et alors, cet entretien, comment ça s'est passé?
— Un cauchemar, je t'ai dit...
— Non, tu as parlé d'horreur...
— J'ai vite compris que j'étais trop vieux à leurs yeux.
— C'est peut-être juste ton ressenti...
— Arrête d'employer ce genre de mots. Mon interlocuteur m'a demandé mon âge puis a laché Alors, dans 5 ans, c'est la retraite...
— Quel pignouf!
— Puant, à un point dont tu n'as pas idée...
Oh, j'imagine. Ils sont tous faits dans le même moule. Les mêmes qui essaient de nous faire croire que cette réforme est indispensable...
— Ne parlons pas de ça. Le seul fait de voir leurs tronches d'escrocs patentés et jamais inquiétés me donne envie de prendre les armes... Toute l'actualité est à gerber.
— N'exagérons rien. Ce matin...
— ...Je te préviens: si tu me parles d'un fait d'actualité, je te fous ma bière dans la gueule et tu sors de ma vie sur le champ et définitivement.
— Quel que soit le thème?
— N'y pense même pas.
— OK. Et si je te dis qu'on a découvert en Irak... Ne pointe pas ton verre sur moi et écoute, bordel! Des archéologues ont découvert, je ne sais plus le nom de la ville, mais c'est un lieu historique, Lagash si ça existe, bref, ils ont découvert une taverne datant de plus de 5000 ans. Et tiens-toi bien, il y avait un système de refroidissement pour stocker la bière à bonne température. Il y a 5000 ans de cela!
— Tu me fais marcher...
— Tu m'autorises à te montrer l'info sur mon téléphone ?
— Si tu t'en tiens à ça et que ça ne prend pas des plombes...
— Il y avait même des bols contenant des restes de nourriture... Attends. C'est là, regarde... Tu vois ?... centres religieux et politiques de la civilisation sumérienne...
...des gobelets qui auraient été utilisés pour de la bière... de loin la boisson la plus commune pour les Sumériens, peut-être même plus que l’eau... Irak… berceau des civilisations de Babylone et d’Assyrie, ravagé par des décennies de conflit… pillage de ses antiquités, après l’invasion américaine de 2003, puis avec l’arrivée des jihadistes…
— Dingue, non ?!
Levons nos verres à la mémoire des Sumériens qui a résisté à toutes ces saloperies de l'humanité!
— Les bienfaits de la bière…
— Nous aussi, à notre façon, nous faisons l'Histoire. Levons nos verres à l'Histoire !
N'exagérons rien...
Je n'exagère pas. Ce soir, on ne sait pas ce qui peut se passer dans la tête de Poutine, ou de l'un de ses généraux, hop!, un missile sur Paname et c'en est fini de ce pays d'abrutis dirigé par des ordures corrompues. Mais nous, avec notre bière, nous serons étudiés dans des millénaires...
Tu en tiens une bonne! Si les missiles s'abattent ce soir ou demain, il ne restera personne pour étudier quoi que ce soit...
Tss tss... A l'Histoire, te dis-je, à l'Histoire!

 

 

mardi 7 février 2023

Aucune fausse note

Philippe Pache

 

déjà la peau bleuit et
s'étranglent nos rires
ruginent nos os
lâches somnambules
nous avançons à reculons
tandis que sifflent les écoutilles

ces flatteries au venin
bulles de formules
prêtes à dégainer
nous rappellent quelque chose
pas vous ?
nos défaites enchantées
un final de comédie musicale
ou ce cerf que nous sert Hans Detlef
allongés sur un lit au milieu du salon
les larmes à nos yeux de midinettes

le dégoût vomi au fond de la bouteille
une petite fille demandera à son père
pouvons-nous pleurer au cinéma et
rire dans les cimetières ?

mais nous sommes seuls ce soir
comme toujours et jamais
aucune réponse
aucune fausse note
ne sera accordée
éléphants blancs
sculptures de glace
fondant aux soleils
éternels

 

 charles brun, ris dans les cimetières, petite

samedi 4 février 2023

Pour la violence


Stanley Kubrick

(...) je suis toujours pour les terroristes. J'étais un fervent supporter de la bande à Bonnot, j'avais 13 ans,  pour moi, Bonnot et ses amis sont des héros sublimes. Je suis pour la violence. Je crois que la violence seule peut débarrasser l'homme de la grande superstition, d'imbécilité, de préjugés dont on l'entoure depuis sa plus petite enfance et ça dans des buts bien déterminés, pour pouvoir en faire un esclave. La violence peut être très douce. Un très beau poème très doux, par exemple le Sonnet d'Arvers pour moi est tout aussi violent qu'une bombe devant la porte de Monsieur Spaak. Ça fait le même effet.  Ça vous libère. La violence ne doit pas être nécessairement un obus qui explose, ça peut être un admirable poème qui éclôt.

Louis Scutenaire
entretien avec Chistian Bussy (1969),
in J'ai quelque chose à vous dire et c'est très court,
ed. Cactus inébranlable, 2021

 

 

 

Une lueur inquiétante dans les yeux. Et la vesse au cul.

Scut