mardi 29 janvier 2019

La plus grande vertu


Robert Frank

En sortant de la douche, j'ai entendu Leo miauler derrière la porte. Contrairement à ses incursions le matin lorsque je me prépare pour filer au boulot et qu'il me saute sur le dos pour se frotter contre mon visage, il a bondi sur la commode, s'est planqué derrière la serviette que je venais de suspendre, et couché les pattes en l'air. Il n'attendait que ça, le moteur à ronrons à fond. Je l'ai longuement caressé, puis nous avons joué à cache-cache avec le mur de la serviette et j'ai regagné le lit. De ma place, je ne le voyais plus. Je l'ai appelé. Longuement. Mais il n'est pas venu.
Nous avions auparavant un chat qui venait volontiers, et rapidement, lorsque je l'appelais. Parfois, claquer le majeur sur le bas de la paume suffisait. Avec Leo, non. Il peut vous regarder de loin vous escrimer pour attirer son attention. Le temps qu'il faudra. Il a tendance à m'énerver. Mais j'essaie régulièrement. La principale caractéristique du tyran domestique est de ne jamais renoncer.
Il n'a pas émis le moindre miaulement, le moindre bruit. J'ai pensé qu'il était sorti de la chambre. J'avais à peine commencé à lire que je l'ai vu sortir de sa cachette. J'ai cru voir sur son visage un rictus amusé. Il se moquait de moi. Nous nous sommes réconciliés cette nuit, au cours d'une de mes longues insomnies. Il dormait sur mes jambes.
Sentir son poids sur moi finit toujours par attiser mon angoisse, créer une sensation d'étouffement. Je me suis penché pour le prendre dans les bras et l'installer à mes côtés. Collé à moi, il s'est laissé caresser longuement en ronronnant, puis a profité d'un changement de position de ma part pour quitter le lit.
Ce matin, lorsque je suis descendu prendre mon café, j'ai salué le chien qui a cru que je l'appelais et est venu se faire caresser comme un gentil toutou. J'ai trouvé minable son attitude. De nouveau agacé, j'ai repensé à Leo, à son intelligence et à sa dignité.
Dans l'après-midi, je tombe sur ce dialogue entre Rousseau et Boswell, signalé par Iñaki Uriarte dans ses journaux – qui regorgent d'histoires et considérations sur les chats, et dont la traduction paraîtra, me dit-on, au printemps prochain :
Rousseau : Vous aimez les chats ?
Boswell : Non.
Rousseau : J'en étais sûr. C'est là-dessus que je me base pour juger d'un caractère. Alors vous avez certainement un instinct despotique. Les hommes despotiques n'aiment pas les chats parce que le chat est libre et ne consentira jamais à devenir esclave. Il ne vous obéira jamais, comme le font les autres animaux.
Boswell : Une poule non plus.
Rousseau : Une poule obéirait si elle comprenait les ordres. Mais un chat vous comprendra parfaitement et ne vous obéira pas.
« Cette capacité à désobéir me semble être la plus grande vertu que l'on puisse posséder », conclut notre gentilhomme basque.

dimanche 27 janvier 2019

Mourir sans grimaces


Vivian Maier


Toi qui chantes toutes mes morts,
Toi qui chantes ce que tu ne livres pas
au sommeil du temps,
décris-moi la maison vide,
parle-moi de ces morts habillés de cercueils
qui habitent mon innocence.

Avec toutes mes morts
je me remets à ma mort,
avec des poignées d’enfance,
avec des désirs ivres
qui n’ont pas marché sous le soleil,
et il n’y a pas une parole matinale
qui donne raison à la mort,
et pas un dieu où mourir sans grimaces.


Alejandra Pizarnik, Les Aventures perdues,
trad. Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, ed. Actes sud



jeudi 24 janvier 2019

Plus de peine que de plaisir

Les gens ne lisent que s'ils n'ont rien d'autre pour les divertir. Il leur faut un aiguillon ; que ce soit l'émulation, la vanité ou l'avarice. Les progrès accomplis grâce à la lecture donnent en réalité plus de peine que de plaisir. Le langage est impropre à traduire les nuances de nos sentiments. Personne ne lit un livre de science par inclination pure. Les livres que l'on lit avec plaisir sont des ouvrages légers qui contiennent une succession rapide d'événements.

Samuel Johnson


dimanche 20 janvier 2019

Première neige


Double mystère

26 septembre 1954
La nuit était blanche jusqu’au ciel, c’était la première neige, le début de l’automne. Corey rentrait à Panguitch, chef-lieu du comté de Garfield, mille âmes à peu près vivantes et pas mal de fantômes. Les montagnes lointaines et une forêt sans fin fermaient l’horizon à gauche — et devant, derrière, à droite, le plateau se répandait comme un type qui aurait bu sans soif. Un désert à deux mille mètres d’altitude. Il y avait si peu de citoyens dans le comté de Garfield qu’il n’y avait pas de crimes, parfois un bonhomme se suicidait. Toujours d’une balle dans la tête et toujours avec du gros calibre si bien qu’on les enterrait sans tête. 
La radio a grésillé, c’était le standard de la police de Provo — à deux cents miles de là. Panguitch ne pouvait pas se payer de standard de nuit, seulement un shérif au rabais dans sa jeep Willys en provenance des stocks de l’armée. Le comté fourmillait de pistes la plupart impraticables à des véhicules normaux. Corey a pris l’appel radio. Jessie lui a dit que Lars Andersson venait d’appeler pour signaler une soucoupe volante. C’était l’ancien maire de Panguitch, il ne buvait pas, ne fumait pas. Pas le genre à avoir des hallucinations. C’était la troisième fois de la soirée que Jessie rapportait à Corey qu’un ovni avait été aperçu : lumière rouge, puis verte, intense. Apparition d’une forme dans le ciel, à basse altitude, pas de bruit, odeur bizarre… Disparition instantanée du truc, chiens qui aboient les oreilles aplaties, canaris en transe, radios qui s’éteignent… Tous les témoignages concordaient.
— C’est quoi cette maladie qu’ils ont avec les Martiens ? a grommelé Jessie. Ils en voient, ils en voient… ils voient que ça !
— Ils forniquent pas assez, a répondu Corey, comme moi.
Jessie s’est marré et a dit qu’il y avait cent millions de cocos avec des bombes atomiques et on leur signalait des Martiens sur des balais-brosses lumineux. Depuis que Little Boy et Fat Man avaient dressé leurs glands monstrueux au-dessus d’Hiroshima et de Nagasaki, les Martiens avaient rappliqué, comme si c’était lié. L’année dernière, la police avait recensé près de vingt-trois mille déclarations d’apparitions d’ovnis. Peut-être qu’ils étaient venus en masse fêter la fin de la guerre de Corée ? Va savoir avec les Martiens les idées qu’ils pouvaient avoir. 


C'est le début du faux polar de l'ami Morgiève que l'on trouve dans toutes les bonnes librairies depuis quelques jours – et ailleurs, sûrement. Parce qu'il n'y a pas que Welbek ou Bèquebédé qui font des livres. Il y a aussi quelques écrivains. Et chez les bons, y'a Morgiève. Qu'on se le dise ! Et qu'on le lise !…

mercredi 16 janvier 2019

dimanche 13 janvier 2019

Extrêmement gravissisme

Entre les deux derniers actes des Gilets jaunes, l'indispensable Aude Lancelin recevait l'ami et tout aussi indispensable David Dufresne qui, sur twitter, depuis début décembre, recense la violence de la répression policière, souvent occultée, du moins relativisée, par les grands médias, et qui répond à de clairs et cyniques choix politiques de dirigeants dépassés.


vendredi 11 janvier 2019

Sur la route


C'est l'heure des nerfs en pointe. Le carrefour est envahi de voitures de tous côtés et personne ne souhaite céder le passage. Le feu passe au vert, j'avance prudemment. La vie est courte. Soudain, un autre deux roues me double. Par la droite, bien entendu. Je regarde filer ce jeune type qui joue les Marquez – Marc, pas Gabriel – dans cette rue limitée à 30 pour épater sa petite copine qui le serre à la taille. Peut-être, sous son casque, lui crie-t-elle combien elle est fière de lui. Ou elle garde ça pour elle. Mais lui, il sait. Et il bande. Et elle le sait. Cent mètres plus loin, une voiture a freiné. Je passe devant elle et découvre le jeune homme béquillant devant le véhicule à l'arrêt. Sa copine le suit. Fou furieux, il va s'en prendre au conducteur qui l'a probablement serré, envoyé une remarque ou simplement klaxonné – les agités du klaxon pullulent, et pas seulement le soir. Le garçon gueule, côté chauffeur, la fille de l'autre côté. Tout cela est ridicule. Mais je poursuis ma route, et pense aux réactions dont je fais preuve parfois. Après les nombreux accrochages, chutes, gnons, je prends moins de risques, bous plus facilement lorsque le conducteur, regard braqué sur son écran fessebouc ou gépéesse, ou tout bonnement crétin fini, manque de me renverser, grille un feu ou une priorité, en veut à mon corps. J'imagine combien je dois avoir, moi aussi, l'air risible. Sans parler que je n'ai jamais quelqu'un à abasourdir. 

Charles Brun





jeudi 10 janvier 2019

Inquiétude

Olga Anna Markowska

déjà l'heure
ai-je jamais fermé les yeux
lâché sa main
l'inquiétude

je lutte encore un peu
mais emmêle les mots
j'aurais voulu changer
le système d'exploitation
vider la mémoire
ôter la batterie
mettre en mode avion
m'envoler vers d'autres horizons
apprendre à dormir 
à ne plus sentir
qui me parle dans la nuit glacée
qui m'habite cette fois
j'escalade le chat
craint de la bousculer
la découvrir entendre un soupir
c'est l'heure de nos vieilles peurs
de surprendre de nouvelles blessures
la stupeur devant la putréfaction
je faisais le malin pour ne pas vivre le vide
le froid

le feu éteint et plus de bois
je pense personne ne m'a suivi
et elle entend personne ne m'aime
pas même mes rêves mais
promis

j'aurai bientôt largué mon ombre

Charles Brun, Vers solitaires par milliers


mercredi 9 janvier 2019

Nu



Si je croyais en Dieu, ma fatuité n'aurait pas de bornes : je me promènerais tout nu dans les rues...
Cioran

mercredi 2 janvier 2019

Dans un désert


Retour au bureau, la gueule encore un peu de chêne, pas grand-chose à faire, trêve des confiseurs longue durée, je jette un oeil à quelques sites d'infos délaissés ces derniers temps, histoire de me remettre au goût du jour, et de bien commencer l'année.
***


Côté marchés financiers, à bout de souffle depuis un moment, voire sous perfusion étatique, la peur s'installe, me dit-on. Les indices boursiers ne cessent de chuter. Jusqu'où ? Le CAC 40 baisse de 2,4% après avoir perdu près de 11% l’an dernier. Quant au Dow Jones, il a chuté de 6% et des poussières l'an dernier. Nos banques ont sérieusement dévissé. La BNP a perdu 36,42% sur l’année 2018, le Crédit agricole, -32,50%, et la Société générale, -35,55%. La tourmente frappe également nos modèles de voisins allemands. La Deutsche Bank, 11e banque mondiale, avec près de 1 800 milliards d'actifs financers, supprime 7 000 postes, après trois années consécutives de pertes sévères. Mais les experts préfèrent regarder ailleurs afin de ne pas miner le moral des Européens appelés à relancer la croissance dans la joie et la bonne humeur, sans oublier de faire barrage à l'extrême-droite. Certains observateurs annoncent tout de même pour tout bientôt une crise financière redoutable, bien plus spectaculaire que celle d'il y a dix ans.

***

Bourses toujours, avec celles de Benalla dont on ne sait s'il faut rire ou refermer avec pudeur le dossier. Ou en faire une série, genre Bureau des légendes, avec une pléthore de personnages issus des services secrets, des millionnaires propriétaires de presse, des membres de la mafia russe, des décors sompteux avec les ors de la république, des intrigues amoureuses et des thèmes déclinables à l'envi : jalousie, ambition, pouvoir, trahison, magouilles, rumeurs, sondages d'opinion, manipulations..., de quoi faire, même si les ficelles sont parfois un peu grosses. Aux dernières nouvelles, comme on le sait, Benalla, qui avait remis à l'été ses deux passeports diplomatiques, fort de son casier vierge, de son coffre-fort vide et de son pistolet en plastique, se serait rapidement recyclé dans le conseil et le commerce international. On le retrouve le mois dernier au Tchad, après un détour par Israël, s'entretenant avec les plus hautes autorités, bénéficiant de ses fameux passeports diplomatiques qu'on lui aurait prêté de nouveau en octobre en lui recommandant de ne pas faire de conneries. Mais le gars, comme on le sait aussi, ne doute de rien et les utilise dans la foulée, pour une question de confort personnel, dit-il. Le Quai d'Orsay prétend avoir réclamé à deux reprises ces fameux documents. En vain, semble-t-il. Pas de chance. L'Elysée affirme ne rien savoir. Normal, son locataire a autre chose à faire. Mais Alexandre le grand déclare au contraire avoir gardé des liens avec le Palais, Macron n'hésitant pas à le consulter à propos de tout et de rien. On imagine ce cher Emmanuel, déjà déboussolé par le mouvement des gilets jaunes, barricadé et complètement perdu sans les lumières de son protégé – et protecteur – qui, si je comprends bien, avait pris depuis un moment la place de l'éclaireur Ricoeur. Les pantins socialistes, devant ce qu'ils nomment des mensonges d'Etat, ont bien feint de réclamer de vraies lumières sur l'affaire. Mais la présidente de la commission des lois, l'inénarrable et infatigable en marche Yaël Braun-Pivet leur a tiré la langue dans les couloirs de l'assemblée. Il est vrai que lancer une nouvelle enquête parlementaire serait prendre le risque d'un foutage de gueule (du citoyen) un peu trop voyant...


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Gilets jaunes, justement. Alors que se durcissent les sanctions pour les chômeurs ne respectant pas les règles ou ne se rendant pas à un entretien inutile, à Marseille, selon un délégué des GJ, chaque personne occupant un rond-point ou une place publique sans autorisation préalable risque désormais une amende de 5e classe, allant de 1 500 à 3 000 euros. Plus besoin de saccager des monuments publics, représentant « les valeurs de la République », pour être un criminel. Après, à chaque nouvel Acte des GJ, le blocage des accès des lieux de manifestation (et de pouvoir), la cinquantaine de stations de métro parisiennes fermées, la suppression des trains débarquant à Paris, les tronçons d'autoroutes bloqués, les arrestations et les garde à vue arbitraires, les grenades et autres tirs de flashball dans la gueule, cette nouvelle forme de faire disparaître ces sales énergumènes sentant mauvais sera certainement bien plus efficace que l'obole des mesurettes du gouvernement.



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Comme chaque année, le 1er janvier distingue quelques personnalités bien de chez nous – 402 cette fois-ci – en leur clouant sur la poitrine le ruban rouge (de la honte) de la Légion d'honneur. Parmi celles choisies par le ministère de la Culture, on retiendra, aux côtés de l'académicien, poète et dramaturge René de Obaldia, 100 ans – il était temps ! –, pour ses 33 ans de service (lesquels ?), le facétieux monarchiste cathodique Stéphane Bern, également promoteur de la loterie du patrimoine sous le règne d'Emmanuel Ier, la comédienne et réalisatrice et productrice, et compagne de l'ancien ministre du Budget, François Baroin, et ex-exilée fiscale, Michèle Laroque, et l'autre ex-exilé fiscal, et Grantécrivain, jeune marié photographié par Carla Bruni, et admirateur de Donald Trump, Michel Houellebecq et ses 35 ans de service. On attend avec impatience l'arrivée imminente de son nouveau roman déjà encensé dans les gazettes toutes unanimes – ça se lit vite aussi... Côté sport, on n'a pas oublié les 23 Bleus, certainement l'équipe la plus ennuyeuse du Mondial le plus soporifique de l'histoire du foot...

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Heureusement, côté culture toujours, on m'annonce la sortie sur tous les écrans de France et de Navarre d'une comédie comme notre cinéma les aime et sait les faire. C'est d'ailleurs la suite d'un premier opus qui a fait ses preuves. Et c'est, me dit-on, encore plus drôle que le premier volet... 






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Epuisé, je crois que je vais me réfugier, une fois de plus, dans la lecture du migrant roumain...

La clairvoyance est le seul vice qui rende libre — libre dans un désert.
Cioran, De l'incovénient d'être né




Les illustrations en noir et blanc viennent d'ici
et la vidéo des (a)voeux provient d'ici.

mardi 1 janvier 2019

2019




Bonnes surprises, rires, plaisirs et découvertes,
saines vigilence et colère, consolations, et bien plus,
c'est ce que souhaite, dans la mesure du possible, à tous les égarés
et surtout à ses nombreux et fidèles et exclusifs lecteurs
pour 2019 – cette année je vole un bœuf –
l'irresponsable de ce blogue…