samedi 29 février 2020

Je t'en prie


Dans le bordel de mes piles de bouquins en équilibre et suspens, je prends un premier volume, recommandé par mon ami le yéti, dont j'avais noté la référence sur un carnet, et oublié une fois acquis, et lis, reconnaissant, une autre consolation :

Ecris, je t'en prie. Deux lignes seulement, au moins cela, même si ton esprit est bouleversé et tes nerfs ne tiennent plus. Mais chaque jour. En serrant les dents, peut-être des idioties dépourvues de sens, mais écris. L'écriture est une de nos illusions les plus ridicules et pathétiques. Nous croyons faire une chose importante lorsque nous traçons des lignes noires qui sur le papier blanc se contorsionnent. De toute façon, c'est là ton métier, que tu n'as pas choisi toi-même, qui t'a été attribué par le sort, c'est la seule porte par laquelle, éventuellement, tu pourras t'échapper. Ecris, écris. A la fin, parmi les tonnes de papier à jeter, une ligne pourra être sauvée. (Peut-être.)

Dino Buzzati, Nous sommes au regret de…
trad. Yves Panafieu avec la collaboration d'Anna Tarantino,
Pavillons poche, Robert Laffont

vendredi 28 février 2020

L'enracinement suprême

Tony Ray-Jones

L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien...
L’imbécillité est l’enracinement suprême, inné, une indistinction d’avec la nature et qui tire sa gloire des dangers qu’elle ignore. Car nul n’est moins opprimé que l’imbécile, et l’oppression est le signe d’un destin à l’écart de la mollesse et de l’anonymat du bonheur.

Cioran, Fenêtre sur le Rien,
trad. Nicolas Cavaillès, Arcades/Gallimard, 2020

mardi 25 février 2020

Fermer les yeux


j'écris contre le silence 
dans lequel je suis né 
et où l'on m'a confiné
contre la paresse et l'ennui
j'écris contre la fuite et la défaite
contre le mur de la solitude
l'attirance des ténèbres
contre l'appel des sirènes
j'écris contre le séduisant cynisme 
les faciles emportements 
contre ces illusions de phrases 
pleines de mots 
contre la permanente confusion
de la pensée
à contre-sens
j'écris j'écris pour m'y obliger
pour essayer 
même mal
pour ne pas en avoir l'air
pour la liberté d'arrêter
j'écris pour ne plus lire un temps
les autres
pour ne pas distribuer
des coups à tout-va
lécher la folie
pour n'être interrompu
interdit
fatigué que par un seul
j'écris pour conjurer l'essort
échapper à la médiocrité de nos vies
à la vérité
pour abuser la galerie
t'entendre m'attendre
fermer les yeux
tourner le dos au vertige
et reculer d'un pas
j'écris pour tout reprendre de a à z
biffer les fautes
caviarder les formules
sabrer les élans
m'effacer
j'écris pour ne plus avoir à le faire

Charles Brun, Désinscriptions encore en cours

lundi 24 février 2020

Pour survivre



Le maçon somnambule

Moi maçon somnambule
Sur mon échafaudage vacillant
Nuit et jour sans répit
Je manie les paroles
Comme des pierres pleines
Pour élever mon fantôme de maison
Sans toit sans raison
Jusqu'à l'oubli supérieur



Le retourné

Encore hier
J'étais fort 
Aussi fort que vous

J'escaladais vos nuages
Aux rampes d'escalier
Je débouchais dans vos villes
Aux crampes écarlates

D'échec en échec
Ma route était sûre

Aujourd'hui 
Je me laisse envahir
Par les morts

De puissants chars des morts
Ont déferlé sur mes chemins
Dévasté mes terrains
Renversé mes remparts
Labouré mes limites
Ravagé mes lumières

Encore hier
J'étais rose
Aussi rose que vous

Me voici noir
Comme une terre
Retournée


Pour survivre

Dans ce monde clos de morts
Où l'espoir enterre l'espoir

Il me reste le Refus
Pour survivre



Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes,
Poésie/Gallimard, 2020

jeudi 20 février 2020

Parlons chagrin

Harry Gruyaert

c’est la première fois
qu’un président de la république dit clairement
la chatte se frotte 
contre mon bras
l'exécutif se félicite d’aller plus loin
une caresse 
je retrouve mes 12 ans
la question du jour 
tandis que volent
les poils dans le café
décret publié ce matin
elle ronronne un temps
haro sur le milliardaire
prend la fuite
les manifestants seront-ils au rendez-vous
notre reportage dans un instant
j'écoute ta brûlure dans mon dos
la seule qui ait conservé son péristyle
essuie la vaisselle de la veille
le député s’inquiète lui pour l’emploi dans la région
et rêve d'une rumba 
faisant trembler la rose d'Hiroshima
dans les barres d’immeubles
c’est là où il faut mettre des gens
encore une nuit sans sommeil
une journée encore
sans ton corps
retour sur cette double-mise en examen
de la soupe industrielle en boîte crânienne
ils ont tous deux été laissés libres
mais avec interdiction de se rencontrer
je prierai pour ne pas piquer du nez
sur la route 
le socialisme cool
c'est ce qui vient des réseaux sociaux
à peine le temps
de tout vider
l’amour n’était pas un tabou dans l’antiquité
prendre une douche 
75 millions en moins
il fait presque jour
nous allons progressivement sortir de ce dispositif
je plonge la tête sous le drap
un mot du temps
et dépose un long baiser dans la chaleur humide du creux de ton épaule gauche
comptez de 10 à 18 partout ailleurs
place au chagrin
prochain bulletin dans une heure

Charles Brun, Désinscriptions définitives

mardi 18 février 2020

Dans la gueule !

La Cinémathèque française
propose une
Rencontre avec Pierre Senges
samedi 14 mars 2020, 18h30
Salle Jean Epstein

Une séance spécialement conçue autour du livre hilarant de Pierre Senges, Projectiles au sens propre (éd. Verticales, 2020).
La discussion, animée par Gabriela Trujillo, sera précédée de la projection des courts métrages burlesques suivants :
Charlot au music-hall, Charles Chaplin (1915)

Pie Alley, Anonyme (1928)

Once Over, Leslie Goodwins (1927)

sans oublier La Bataille du siècle, Clyde Bruckman, Hal Roach (1927)


La Cinémathèque française
51 Rue de Bercy
75012 Paris
M° Bercy, Lignes 14 et 6


samedi 15 février 2020

Pas d'inquiétude


Humeur
Une profonde fatigue physique et morale est installée en vous depuis longtemps. Ne perdez pas de temps à la combattre, en arrêtant l'alcool ou en consultant par exemple. Il n’y a plus rien à faire. Surtout dans ce pays.


Santé
Vous risquez de retomber dans un problème chronique d'allergie ou autre, sans en connaître les raisons. Encore moins la durée. Et les hôpitaux sont débordés et manquent de personnel. N'espérez pas finir sous de bons hospices.


Travail
Vous avez toujours manqué d'ambition. Votre travail vous ennuie et, malgré vos qualités, vous avez beau chercher, traverser la rue, vous n’en trouvez pas d’autre. Ne vous inquiétez pas, à votre âge et avec votre parcours chaotique, rien de plus normal.

Finances
En raison de votre emploi non-qualifié et au salaire corrélatif, votre compte en banque est en déséquilibre constant. Vous avez beau ramer pour redresser la barre, il est trop tard. Vous ferez partie jusqu'au bout de ces gens qui ne sont rien.

Amour
Avec la Lune en Scorpion, votre sensibilité est malmenée. Vos sentiments sont excessifs, vous avez du mal à vous contrôler. De plus, vous passez votre temps à penser à cette femme pour qui vous n’êtes plus rien. L'amour est une illusion et Dieu est mort. Vivez dans le présent. Notre conseil : abonnez-vous à Netflix plutôt qu’à Tinder ou Meetic.

Charles Brun, Désinscriptions en cours

mercredi 12 février 2020

Une odeur infecte


Je fais une rapide recherche au lever du lit. 1981, année de sa parution en espagnol. 1982, Prix Nobel. Je ne trouve pas la date de publication de sa traduction française. Le nom de García Márquez ne figure plus sur la liste des auteurs de la maison Grasset-Hachette-Lagardère. Il n'est plus qu'un sujet, celui d'une biographie d'un certain Gérald Martin. Un livre est mis en avant sur le site de Grasset, Le Consentement
Peu importe.
Je n'ai jamais été un littéraire. Et encore moins, mon père. Jusqu'alors, je ne l'avais vu lire que Le Parisien ou France-Soir. Rarement L'Equipe. En 1981, François Miterrand est élu président le jour de son anniversaire. Est-ce l'année où, pour ses 53 ans, ma sœur et moi lui offrons Crónica de una muerte anunciada ? L'avons-nous acheté un an plus tard, après la distinction internationale, pourtant décernée en décembre ? Une chose semble aujourd'hui certaine, nous n'avons probablement jamais, à cette époque, entendu parler du realismo mágico. Pourtant. Pourtant, ma sœur, mon aînée, lisait. Tout ce qui lui passait sous la main, ou presque. Dans ces années, ma mère avait rapporté à la maison, totalement dépourvue de livres si l'on excepte les ouvrages scolaires, les prix de fin d'année et un dictionnaire, une partie de la bibliothèque dont un de ses employeurs se débarrassait. Je doute que le Colombien figurât parmi les nouveaux venus. 1982, c'est l'année du bac, puis de la fac. Ma mémoire joue les abonnées absentes. Je ne sais plus si je fais connaissance d'Ignacio dès ma première année à Jussieu. Mais je me souviens que García Márquez était l'un de ses auteurs fétiches, qu'il le citait régulièrement. Communisme tropical et cinéma. L'Amérique du sud commence à m'intéresser. Mais par le tango. Et son football, seule culture héritée alors de mon père — les bars viendront plus tard.
Je ne sais plus si je vole déjà des livres. Ce cadeau d'anniversaire, que je revois mon père lire au lit, nous le payons ma soeur et moi en vidant notre tirelire sur le compoir de la librairie espagnole de la rue de Seine, depuis disparue — la librairie, pas la rue... Enfin, faut voir. C'est aussi me semble-t-il le premier livre que je lis en espagnol. En fouillant les rayons littérature étrangère de la Fnac, terrain privilégié de mes prises de guerre — au nom d'une semi-morale libertaire, je m'interdisais d'agir dans les boutiques indépendantes — je dégotais, aux côtés de titres de Fante, Bove, Ramuz, Beckett, Topor ou Cioran, dérobés sur d'autres étagères, quelques textes supplémentaires du pote à Fidel en V.O.
Je ne sais pourquoi cette image unique de mon père lisant au lit avant sa sieste du dimanche m'est revenue ce matin. J'ai voulu l'écrire, mais un mot a chassé l'autre, pris à son tour pour un autre, père pour amour, page pour héritage, ratures pour littérature et ainsi de suite jusqu'à la chute sans fin dans les ténèbres. J'ai laissé le texte pour plus tard et pris la route du boulot. Sur le scooter, comme bien souvent, la suite du texte, de nouvelles ratures, la résurgence décousue d'autres lectures m'aidaient à combattre le froid et l'ennui. Je repensais aux mots de la chérie au réveil, Tu devrais soumettre à Jean-Paul Dubois une suite ou une variante à Vous plaisantez, monsieur Tanner qui conterait notre quête désespérée d'un toit, avec cette ribambelle de personnages plus invraissemblables les uns que les autres, leur odeur infecte... La découverte de Dubois, justement, me demandais-je en route, ce fut quand ? A peine plus tard. J'ai encore en tête une chronique littéraire sur le Canal historique tenue par un certain Alexandre Jardin qui vantait les mérites de Tous les matins, je me lève. Avait-elle suffi à me convaincre de lire un auteur français contemporain ? Ou bien, plus certainement, l'aphorisme tiré d'Ecartèlement que le Toulousain avait mis en exergue de son premier roman ? Quelle musique le Roumain de la rue de l'Odéon avait-il offert à la lucidité et au courage de se lever ? J'essayais en vain d'en retrouver les notes en dévalant la côte de la Boissière lorsque je me surpris à ignorer grossièrement un bras en uniforme bleu marine me faisant signe sur le rond-point parfumé dès le matin à la friture industrielle des fast-food en drive in. De peur de perdre un oeil, je me ressaisis, ralentis, obéis à l'injonction de couper le moteur et affichait subtilement mon indéfectible anarchisme de pacotille dans le refus de répondre au bonjour de ces trois pauvres énergumènes. Je recherchais toujours l'aphorisme exact, plié intérieurement de rire, et fouillais désespérément le bazar de mon portefeuille avant de tendre à l'un ma carte d'identité, à l'autre la grise et enfin la verte. Pas moyen de retrouver les mots de Cioran cités par Dubois. Peut-être l'un d'entre eux les connaissait-il par coeur ? L'idée de leur poser tranquillement la question fut rapidement écartelée. Le débat qu'elle pouvait susciter m'aurait fait perdre temps, voire emploi sans parler de mon intégrité physique. Après leurs vérifications qui me semblèrent minables et interminables, le plus jeune du gang mit ma photo d'identité sous mes yeux et pénaud glissa Vous avez l'air d'un tueur à gages là-dessus. J'étais sur le point de répondre qu'en réalité, j'étais un terroriste du black bloc kurde pro-islamiste mais ne sachant où l'acheter, le courage, j'eus l'idée de garder le silence et mes deux yeux. Ma sédition exemplaire se limita à ne pas répondre à leur Bonne journée, monsieur. Et à quelques insultes crachées mentalement en pétaradant sous leur nez et en repensant à tous ces Max Lampin quotidiens sur qui l'on aimerait déverser une pleine benne d'excréments, en commençant par tous ceux qui m'ont enquiquimerdé aujourd'hui m'empêchant d'en finir avec ce texte. 




NB : je garde précieusement cachée dans ma bibliothèque l'édition originale de ce chef-d'œuvre de Roland Topor, datant je crois de 1968, trouvée comme il se doit à la Fnac. Elle sera l'héritage de mes filles, qui en rafolent. Les autres se consoleront en apprenant que la maison Wombat vient tout juste de rééditer la chose.

NB 2 : ne cherchez plus, je viens de retrouver les mots de Cioran. C'est cadeau.
Si on avait une perception infaillible de ce qu'on est, on aurait tout juste encore le courage de se coucher, mais certainement pas celui de se lever.

vendredi 7 février 2020

Petit rappel


...Parler du mono­pole ou même de l’usage de la vio­lence légi­time relève d’une erreur de droit. Il n’y a pas de mono­pole de la vio­lence légi­time pour l’État. Ça n’existe pas dans le droit pénal. Toute vio­lence, quelle qu’elle soit, est une infrac­tion pénale. Vous pou­vez ensuite avoir des faits justifica­tifs ou des causes d’exonération de responsa­bili­té pénale. La légi­time défense en est une, elle s’applique à tout le monde, aux poli­ciers comme aux citoyens. Deux cri­tères la défi­nissent : l’absolue néces­si­té et la pro­por­tion­na­li­té. Les policiers y sont eux aus­si sou­mis...

extrait d'un long et passionnant entretien de la revue Ballast
avec l'avocat Arié Alimi.
à lire en cliquant ici.