L'été dernier, pour un papier, je me suis entretenu avec quelques cinéastes. Certains que je connaissais, d'autres que je voyais pour la première fois. L'un d'eux m'intriguait depuis des années. Je me souviens avoir été marqué par un de ses courts métrages datant de l'époque de ma cinéphilie débutante et hésitante. Il y a donc plus de vingt ans. J'avais suivi sa carrière avec plus ou moins d'intérêt ne comprenant pas bien certains choix de sujets ou de productions. Et puis, l'an dernier, j'ai été sidéré par son film, l'un des plus beaux de ces derniers temps. J'aimais tout là-dedans. La lumière, les acteurs, les personnages, le propos, la mise en scène, la modestie et la grandeur. Un ami commun m'avait filé ses coordonnées et l'invitation fut immédiatement acceptée.
Dans ce café de Montparnasse, j'ai aussitôt été séduit par l'homme. La petite soixantaine jeune homme, une sensibilité qu'essayait de masquer un désabusement de surface, un besoin de raconter, une simplicité généreuse. Je me régalais à l'écouter, et, par moments, étais presque gêné de la confiance qu'il m'accordait. Mais le plus souvent, je me sentais en famille. Ses origines modestes me le rapprochaient davantage. J'avais en face de moi un cousin, un oncle, un frère. Peut-être parce que ma famille a toujours été un peu bancale, souffreteuse, il m'est arrivé d'en chercher inconsciemment des membres putatifs parmi des personnes de passage. Plus ou moins. Avec lui, c'était plus. Je regrettais presque, bêtement, de ne pas l'avoir rencontré plus tôt. Surtout qu'il me confiait n'avoir jamais raconté à quiconque certaines anecdotes qu'il venait de me révéler. Je n'étais pas peu fier.
En nous séparant après trois heures de conversation chaleureuse, alors qu'il me recommandait d'être prudent en scooter, je lui proposais de relire le papier, la partie concernant ses propos tout au moins. L'entretien n'avait pas été enregistré et je ne tenais pas à trahir ou déformer sa parole. Il était d'accord, mais n'aurait pas fait de scandale si cette lecture ne lui avait pas été soumise. J'ai tenu parole pour sa parole. Mais le mail est resté sans réponse durant plusieurs jours. Puis, c'est un tiers qui me répondait, m'annonçant une indisponibilité, une maladie. J'appris par la suite que trois jours après notre rencontre, il avait été victime d'une crise d'épilepsie et était hospitalisé depuis, traité pour un virus dans un premier temps. Enfin, il était question de faire des examens plus poussés et de chercher une éventuelle tumeur au cerveau. Je m'inquiétais, attristé par la nouvelle, espérant du fond du cœur qu'il n'en soit rien, presque égoïstement.
Et puis, ça s'est confirmé. La tumeur était agressive, mais opérable. Il gardait le moral malgré le coup de massue. C'était moi qui était anéanti. Il y a deux ans, le beau-frère de mon amoureuse est mort de ce genre de saloperie au cerveau. Une récidive après 7 ans de répit. Il avait 34 ans. J'avais appris à cette occasion que ce type de tumeur était l'une des plus mortelles.
On s'est revu à la veille de son opération. Durant quatre heures, chez lui. Là encore, j'étais presque gêné d'autant de familiarité. Il est entré à l'hôpital et j'ai eu des nouvelles par notre ami commun. Puis par sa compagne. Puis directement par lui. Le traitement allait être long. Mais les chances de guérison existaient, selon les médecins.
Peu après, j'ai eu mon accident de scooter. Et la fracture du coude en prime. On en a parlé au téléphone. On a ri lorsque je lui ai proposé mon épaule valide pour s'y appuyer s'il voulait se promener un peu entre deux séances de chimio. On s'est donné des nouvelles régulièrement. Et dès que j'ai pu prendre le métro sans peur d'y être bousculé et faire souffrir mon coude, je suis allé lui rendre visite. Il s'était installé chez son ex-femme pour ne pas être seul chez lui, sa compagne habitant le sud. J'ai évidement repensé à Truffaut revenant chez sa première femme lors de sa maladie. Mais je retrouvais le même homme plein d'entrain, d'en-vie, certes un peu diminué par le traitement mais toujours d'aussi bonne compagnie. Après ces quelques heures de nouveau passées avec lui, je me demandais ce que je représentais pour lui, que malgré moi je considérais presque comme un ami. Je parlais de lui souvent à ma chérie et revoyais ses films. Cette rencontre était un beau cadeau de la vie s'il n'y avait eu cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête.
Ces derniers temps, pris par un travail alimentaire, la préparation du déménagement, des soucis de santé de ma mère, j'ai laissé passé trop de temps sans prendre de ses nouvelles. Il ne m'en donnait pas non plus. Je retrouvais ainsi une distance plus naturelle, une place plus légitime.
Dimanche, je l'ai appelé. J'ai laissé un message sur son portable. Je lui disais que malgré ce temps passé, je pensais à lui et espérais qu'il aille bien, avoir des nouvelles, le voir… A son tour, dans l'après-midi, il me laissait un message, mais mon vieux téléphone ne m'offrait qu'une voix enregistrée lointaine, effacée.
Hier, je suis passé à l'hôpital pour être un peu avec ma mère qui se faisait opérer d'un genou aujourd'hui. Entrer dans ce genre de bâtiments a toujours été pour moi une épreuve. L'angoisse de ma mère, un pléonasme, m'a accompagné toute la nuit. Et ce matin encore en essayant de nouveau d'appeler mon ami cinéaste. Lorsqu'il a décroché, j'ai senti à sa voix qu'il était heureux de m'entendre. Mais, ce fut de courte durée. La liaison était mauvaise et nous ne comprenions qu'un mot sur deux. Je proposais de le rappeler sur un téléphone fixe et je sentis alors un léger agacement, une peur peut-être de me voir m'immiscer davantage dans sa vie. C'est mon côté parano, l'impression qu'il y a toujours quelqu'un pour me remettre à la place qui doit être la mienne et qui n'est pas celle que je feins de croire. En le rappelant d'un téléphone du monde d'avant, au bureau, à la merci des oreilles indiscrètes de mes collègues, et toujours dans l'attente de nouvelles de ma mère après son opération, je n'ai rien trouvé de mieux que de demander comment il allait. Ce à quoi, il a répondu que ce n'était pas une question à poser. Je me suis retrouvé démuni de mots. Il a ajouté qu'il reprenait une chimio aux doses doublées dès vendredi. J'essayais de m'excuser de ma gaucherie, mais il concluait par une réflexion certainement forgée dans la souffrance : les gens en bonne santé ne connaissent qu'une partie de la vie. Ce fut tout, ou presque.
Je suis resté sonné par ma connerie un moment. Mais sans trouver ce que j'aurais pu dire d'autre. Que faut-il demander dans ces circonstances ? On sait que l'on prend des nouvelles d'une personne malade. On ne va pas faire semblant de l'ignorer. Je suis en tous cas incapable de prendre un ton léger et parler du beau temps ou de Marine Le Pen. Et le téléphone limite tout de même la grandeur des conversations… Enfin, pour moi en tous cas.
Ce n'est que dans l'après-midi que j'ai appris que tout s'était bien passé pour ma mère. J'ai quitté le travail un peu plus tôt pour avoir le temps de passer la voir avant la fin des visites. Je l'ai trouvée entubée de partout, mais ne souffrant pas. Elle avait tout juste dîné d'une soupe et d'une compote. J'ai eu le temps de demander une écuelle à une infirmière qui, généreuse, m'a donné deux trucs immondes en papier mâché gris. Ma mère a rendu son repas devant moi, je l'ai aidée à s'essuyer, ma sœur a lavé les bidules gris et ça a repris. Elle tenait encore le truc devant elle lorsque mon frère est arrivé. Il est ressorti immédiatement. Ma sœur l'a rejoint. Il n'avait pas supporté le choc de voir notre mère entubée et vomissant. Il chialait dans le couloir et j'ai pensé qu'il ne survivrait pas à la mort de notre mère. J'ai également pensé à mon ami cinéaste et souhaité qu'il aille bien.
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