jeudi 20 novembre 2014

Conte des Mille et une pages

J'étais pressé, peur d'être en retard, je n'ai pas bien saisi le message. Je sais que c'était la BNF. Une pub pour une expo ? Ou juste pour l'institution elle-même ? Toujours est-il que c'était assez terrorisant. Je ne sais pas vous, mais c'est ce que ça a produit chez moi. J'ai enregistré le slogan, et l'ai repassé dans ma petite tête tout l'après-midi. En substance, il était dit que pour tout lire, il nous faudrait 150 000 années.
Evidemment, il ne faut pas chercher plus de précision sur un mur du métro que dans un feuillet d'instruction IKEA. Quand bien même il est question d'une pub de la BNF. Je repensais aux pages de W.G. Sebald lues il y a quelques années sur ces tours de culture engloutie(s). 
D'où vient ce chiffre ? Sur quelle vitesse de lecture est-ce calculé ? Un lecteur rapide peut-il espérer réduire ce temps ? Si oui, de combien ? Une année ? Dix ? Quarante ? Une pub devrait toujours laisser un peu d'espoir à ses clients, non ?
Toute la mémoire du monde, avait résumé Resnais pour un docu sur la BNF Richelieu, mis en musique par le papa de Jean-Michel Jarre. Je me suis demandé, un temps, combien d'années étaient nécessaires en 1956 pour lire le fond de la BNF ? Si l'on considère que presque 60 ans sont passés depuis ce film, et qu'il faut aujourd'hui 150 000 ans apparemment, et si l'on trouve le nombre d'ouvrages et autres périodiques acquis dans ce laps de temps, il est possible, pour un amateur de calculs idiots, et n'ayant rien d'autre à faire de son temps, de trouver une réponse. Non, ce qui m'a tracassé tout l'après-midi, c'est de savoir s'il était nécessaire de lire tout le fond de la BNF. J'imaginais que certains documents devaient ne pas être indispensables. Que l'on pouvait faire l'impasse sur certains titres sans en souffrir plus que ça. 
En fait, ces questions idiotes répondent à une anxiété régulière chez moi. Que doit avoir lu l'homme honnête que j'aimerais être ? Et aurai-je le temps pour cela ? 
Quand j'étais enfant, il n'y avait pas de livres à la maison. Il y eut les livres d'école, puis, un jour, je ne sais plus par quel moyen, si ça s'est fait en une fois ou en plusieurs, ma mère a rapporté à la maison un certain nombre de volumes offerts par une de ses employeuses. Elle se débarrassait d'une partie de sa bibliothèque et avait pensé que la femme de ménage pouvait se charger de cette tâche. Ça a fait le bonheur de ma grande sœur. De mon côté, je regardais ces livres avec circonspection – bien que ne connaissant pas ce mot à l'époque. Je me souviens qu'il y avait un Gary dans le lot, ou plutôt un Ajar, La vie devant soi. Ce sera le seul livre de notre première bibliothèque que je lirais, d'ailleurs. Etait-ce parce que le gamin du film tiré du livre, Samy Ben-Youb, avait été un copain de classe, qu'il avait disparu un jour pour tourner avec Signoret pour ne jamais réapparaître ? Ma sœur avait lu le roman et m'avait donné envie de le faire à mon tour. Mais elle m'avait certainement parlé également d'autres livres sans susciter de désir particulier. Peut-être la lecture d'un seul livre représentait-il le plus grand effort que je pouvais fournir alors ? Je ne sais plus. Les livres lus pour l'école, je n'en ai par exemple gardé aucune mémoire et c'est à se demander si je les ai vraiment lus.
Je crois que c'est en tombant amoureux que j'ai cédé à la lecture. Allez savoir pourquoi. Pour paraître moins con ? Le journal d'Anne Frank, un été en Espagne. Souvenir très précis, bien que ridicule. J'avais 15 ou 16 ans. Et c'était un exploit. 
Les filles donc, et le cinéma. Par les films, de Godard ou de Truffaut, j'ai ressenti le besoin impérieux de m'adonner à cet autre vice, qui était double d'ailleurs. Avec l'aide de mon ami Pascal. Duras, d'abord. Et Bove. Petits livres, faciles à voler. Entrer dans une librairie était encore intimidant. La FNAC, ça l'était moins. Ça charriait d'autres produits culturels comme les disques et mon côté rebelle me permettait de m'attaquer à ce mastodonte de la distribution sans remords. Et puis, j'ai commencé à prendre plus de plaisir avec un livre dans les mains qu'avec un film devant les yeux. Ça s'est accentué avec mes activités de libraire. Tous ces livres autour de moi me donnaient le vertige, mais avec la remise professionnelle, tout ouvrage était à portée de mon premier salaire. Je devenais adulte (processus toujours en cours) et cessais le vol. Les livres se sont accumulés, les étagères aussi. Ça s'est calmé un peu lorsque j'ai fait d'autres boulots, que l'argent a manqué, que l'espace de vie a rétréci. 
J'aimerais parfois me faire interdire de librairie comme ces joueurs invétérés qui demandent leur bannissement du casino. Entrer dans une librairie est une torture. En sortir, une heure plus tard, un déchirement. Il m'est impossible de ne pas y faire d'achat. Et il m'est difficile de me limiter à un seul titre. Tiens, Calet. Leroy en parlait l'autre jour. Lequel ai-je lu ? Ah oui, Le tout sur le tout. Mais je dois en avoir un autre, en attente. Lequel, putain, lequel ? Et pourquoi ne pas essayer Morand. Ok, c'est une ordure, mais Jean-Charles insiste sur son style ! Par quel titre commencer ? Tiens, une nouvelle édition de Pasolini. Et ça coûte combien, ce truc ? Et si j'appelais l'attaché de presse ? Je publie encore de temps à autre, non ? Autant, j'ai la hantise d'entrer dans un magasin de fringues, refaire ma garde-robe fatiguée, autant la librairie est un refuge aimant, un havre de paix et de tourments. J'accumule les livres, mes étagères plient, mais je ne peux m'arrêter, une sorte de course contre le temps enclenchée depuis des années sans provoquer le moindre essoufflement. Les saloperies de fêtes de fin d'année approchent et depuis quelque temps, à cette occasion, je n'offre plus que des livres. Une question de principe. La modeste marque de mon passage sur terre. Tant pis pour ceux qui n'aiment pas ça. Un jour, on ne sait jamais, par distraction, ils décolleront le nez de leurs écrans multiples et se souviendront d'un lointain cadeau d'un lointain parent et découvriront Fante, Roth, Bukowski, Tesich, Carver, Saroyan, Léautaud, Dabit, Audiberti… On ne sait jamais, oui, j'aime rester optimiste sur le sujet alors que la révolution des tablettes et des livres électroniques ne laisse présager rien de bon. J'aimerais en tous cas ne jamais connaître l'époque où l'on ne pourra plus errer entre les tables d'un libraire, fureter ses étagères à la vague recherche d'un vague auteur vaguement conseillé par une vague connaissance. Alors, ces 150 000 années, vous comprenez pourquoi elles m'angoissent ?

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