mercredi 1 mars 2017

Seul avec elle



J'ai vraiment du mal avec les filles. Avec celles qui me plaisent. Je le sais. Comme je sais que, dans la classe, certains garçons ont déjà baisé. C'est comme ça qu'ils en parlent et ils me répugnent. Et je les envie. J'aimerais retomber amoureux. Ou coucher avec une des jolies des premiers rangs, une de ces filles de la bourgeoisie vincennoise, élégantes et raffinées, blondes, prenant soin d'elles et pratiquant tennis ou équitation le dimanche matin. Delphine, Nathalie ou Fabienne. Mais j'ai peu de chances. Un an passé dans un village castillan a fait de moi un plouc. Ou ressortir davantage mon étrangeté. Ma gueule de métèque. 
Il y a bien Valérie qui habite chez sa grand-mère à Montreuil. Il nous arrive de rentrer ensemble après les cours. Je sais qu'elle m'aime bien. Mais Philippe m'a dit récemment avoir couché avec elle et lui trouve un trop gros cul. Je n'irai pas vérifier. Passer après ce type puant et qui, lorsqu'il sèche des cours, se vante de n'avoir pu résister à une partie de baise, très peu pour moi.
Le printemps approche. Et Stéphanie aussi. Qu'est-ce que j'ai fait ? C'est la première fois qu'elle m'adresse la parole, seule. Elle fête son anniversaire mercredi prochain à 15 heures et me convie à la petite sauterie. Je ne parle pas de l'entraînement que je devrais sécher et n'ose demander qui sera là. Certainement sa bande de copines. Celles du premier rang. Certaines du deuxième. Je sentais bien que Stéphanie m'appréciait. C'était peut-être la seule, et comme pour toutes celles qui m'ignoraient, la pharmacienne, la voisine d'en face, la fille d'un ami de mon père, ou celle qui l'an dernier m'avait laissé l'embrasser, la caresser dans un ciné et lui écrire une lettre par jour pendant les vacances, je n'ai jamais été capable de lui adresser la parole. Je passe pour un rustre, un imbécile ou dans le meilleur des cas, quelqu'un de timide et renfermé. Je ne parle à personne de cet anniversaire. Je ne veux rien savoir. Ne pas y penser.
C'est un immeuble à la sortie de la ville, longé par la voie du RER, à la frontière de Fontenay-sous-Bois. Je m'y rends à pied. Et sur le chemin, j'investis le gain d'un cours d'espagnol donné la veille à un garçon attardé dans un bouquet de roses. Je connais mal Stéphanie, les fleurs, ça plaît toujours aux filles, me dis-je m'attribuant soudain un savoir inégalable en la matière...
Cette manie aussi d'être toujours à l'heure. Ma poitrine est sur le point d'imploser lorsque j'appuie sur la sonnette d'un doigt moite. Malgré son sourire, je remarque une sorte de gêne chez Stéphanie. Elle me remercie à peine pour le cadeau et pose le bouquet sur le guéridon de l'entrée. Pourquoi ne serait-elle pas, elle aussi, sujette à une certaine nervosité nous concernant ? J'aurais peut-être dû prendre des chocolats. Ou m'habiller autrement. Ne pas arriver le premier. Venir en bande. Mais je suis un garçon solitaire, les autres m'ennuient ou je pense ne pas les intéresser. Il n'y a qu'au ballon qu'on se dispute ma présence dans l'équipe. J'aurais pu aussi boire un coup avant, histoire de me détendre. Au lieu de tout cela, je suis dans le salon à claquer deux bises à chacune de ces filles qui me regardent toutes pour la première fois, essayant de faire oublier ma dégaine et mes gestes maladroits. Je n'avais pas pensé à ça non plus. Ou bien je n'avais pas trouvé de réponse. Que faire de mon corps lorsque Stéphanie me proposera de danser, quand je serai seul avec elle ? Je ne pourrais certainement pas, comme à mon habitude, squatter dans un coin et me faire oublier. Pas cette fois-ci.
J'interroge Fabienne. Mais elle ne sait qui doit venir. Sylvie me dit qu'il y a eu peu d'invitations. Que des gens se sont désistés, n'étaient pas libres. Des gens ? Peut-on être plus vague ?, ai-je envie de gueuler. Je regrette mes manières et ne pas avoir évoqué cette party avec Jean-François ou avec Luc. Que redoutais-je ? Qu'ils me volent la vedette ? Et puis, quelle idée d'organiser une fête un après-midi, à quelques semaines du bac de français. N'a-t-on pas déjà l'âge de s'amuser le soir ? Ici, dans cette pièce à moitié vide résonnent les basses de Bob Marley and the Wailers, aucun garçon ne risque de me faire de l'ombre. Je devrais profiter de ce manque de testostérone dans les parages pour consolider mes liens avec Stéphanie. Faire connaissance comme on dit. je pourrais lui parler de la comparaison que Pasolini faisait entre fascisme et société de consommation. L'amour est politique, prétendait-il. Et le sexe. La veille, ne pouvant dormir, je me suis tapé un documentaire sur ce réalisateur dont je n'ai vu aucun film. Mais j'ai décidé, sous l'influence de Pascal, de m'intéresser au cinéma.
J'ose esquisser quelques pas sur Is This Love ? C'est une musique facile pour cela. Tout le monde peut danser sur ces rythmes nuageux, même sans n'avoir rien fumé. Je ne dirai rien. Laisserai les choses s'organiser d'elles-mêmes. Il suffit pour cela de se rendre disponible. En espérant qu'elle s'en aperçoive et que ça n'accentue pas l'étrangeté du prétendant. Et puis, ce soir, je lui écrirai une lettre. Elles dansent autour de moi. Je ne vois pas Stéphanie. Je me perds dans mes ridicules intentions. Ne sens plus mes jambes. Un slow débarque et Laurence s'approche de moi. Avec elle non plus, je n'ai jamais échangé un mot. Mais contrairement à toutes ses copines, c'est pour sa laideur. Que je tiens maintenant dans mes bras. Non n'est pas sorti. J'ai même hoché la tête. Ai-je espéré ainsi gommer toute importance à la chose, accordant à la danse accordée à la grosse Laurence une fonction de répétition générale ? La voilà qui pose sa tête contre mon épaule. Ce tube est sans fin. C'est lourd, une tête de grosse fille laide contre une épaule. Je n'ose imaginer sur. C'est quoi, ce bordel ? Nous seuls dansons. Il n'y a plus que nous dans la pièce. C'était donc ça, les rires que j'ai cru entendre. Ils étaient réels.
La lumière n'a-t-elle pas baissé ? Je sens les rillettes sous les bras comme se chevauchent les amères et ridicules pensées dans ma tête. Je n'entends rien à ce que me dit Laurence. Je la repousse gentiment. Enfin, j'essaie, car elle s'accroche et tente de m'embrasser en me serrant contre elle. Je manque me faire étouffer... amoureuse... on pourrait essayer... Je chope des bouts de mots, balance un sourire quand je voudrais lâcher des baffes, invente une amoureuse dans une autre ville... Elles nous ont laissés seuls. Je les retrouve dans la cuisine, les unes contre les autres, réprimant leurs rires, fières de leur manigance. C'était sympa, je dis, mais faut que j'y aille. Dehors, je gueule à n'en plus finir. C'est à moi que j'en veux le plus. J'aurais dû prendre mon vélo. Mais avec un peu de chance, je peux encore arriver à l'entraînement. Dimanche, on a un match important en coupe.
Charles Brun, Textes inédits à voix basse


4 commentaires:

  1. Excellent. Ce serait intéressant que ce Charles Brun, s'il n'est pas décédé dans les années 50 (on ne sait jamais, beaucoup d'écrivains que j'aime m'ont fait ce coup-là : disparaître avant la seconde moitié du siècle dernier) - écrive les deux autres versions, celle de Laurence et celle de Stéphanie. Enfin, moi j'aimerais.
    Il paraît qu'il existe de nos jours un médicament en gélule qu'on doit prendre une heure avant une fête si on a les miquettes, grave ! Attention du reste à la posologie : quand on ne sait pas qui est invité, on prélève une unité sur la plaquette de gélules bleues et quand on voudrait danser avec la fille qui nous attire, on prend deux gélules, une bleue et une verte. Comme par ironie, ce Labo très célèbre fabrique et commercialise aussi des traitements de pointe pour les bouffées de chaleur dûes à la ménopause et pour prévenir la chute des cheveux... Cela nous indique tout simplement qu'à chaque jour suffit sa peine, et que ça commence tôt cette pénibilité. Cela nous met en garde également contre la vanité de tout traitement efficace (sauf de texte).
    MERCI alors continuez !
    S

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  2. Je ne sais où est passé ce Charles Brun, chère Sophie, mais si l'on considère que Bob Marley a surtout sévi dans les années 1970, on peut espérer que l'auteur, bien que certainement d'un âge respectable, a une chance d'être toujours en vie... D'ici à ce qu'il vous entende, c'est une autre histoire...

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  3. On dirait du Jean Eustache dans ses Petites Amoureuses.

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    1. Ah oui, cher Bibi, je n'y avais pas pensé... Ce Charles Brun a vraiment du talent...

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