lundi 27 mars 2017

Le danseur du dessous






Elle me montre une série de photos. Je n'en connais aucune. Sur un écran. Ni tablette, ni ordinateur. Ou télévision. Quelque chose proche d'un écran de cinéma. Du scope. Les clichés sont projetés. Mais, au lieu d'occuper tout l'écran, les photographies sont déposées en bandes, l'une après l'autre, rappelant un procédé d'affiche de cinéma en vogue il y a quelques années, présentant de haut en bas les différents ingrédients d'un film, comédiens, événements, bagnoles, décors… 
Sur la photographie du haut, en couleur, ma mère est assise sur ce qui doit être une chaise pliable de plage, à peine longue. Elle est enceinte. Encore jeune. La tête légèrement rejetée en arrière, le corps aligné, elle semble heureuse au soleil, les pieds dans l'eau, ou pas loin. Attendant la délivrance. Je demande à ma sœur si c'est bien moi, là, dans ce ventre. Qui veux-tu que ce soit ?, me répond-elle, stupéfaite par ma question. C'est l'été 1963. Il faudra que je t'en fasse une copie. Je ne me souviens plus des autres photos. Si ce n'est celle, en noir et blanc, de mon père tenant la main de ma mère. 
Ils sont de dos. Devant un établissement qui peut être une salle de cinéma. Ils ont une tenue bon marché. Pas du dimanche. Ma mère porte une jupe à carreaux, verte certainement bien que la photo ne comporte aucune couleur, et un gilet que je ne lui connais pas vraiment, mais qui ne me surprend pas sur elle. Mon père, un de ces pantalons que je l'ai toujours vu porter, sans véritable forme, et un polo en matière synthétique. J'ai rarement vu mes parents se tenir la main. Ils sont presque collés l'un à l'autre. Ils font deux pas de côté. C'est mon père qui entraîne ma mère. Car la photo s'anime et les personnages esquissent quelques pas de danse. Mon père se prend pour Fred Astaire et fait de Flora sa Ginger Rogers de banlieue est. C'en est trop. Je me réveille et j'ai du mal à accepter que cette découverte invraissemblable ne fut qu'un songe. 
Je me jure d'en parler à ma mère, lui demander si elle a beaucoup dansé avec mon père. Je les ai rarement vus heureux, ces deux-là. Alors, danser… Ma mère m'avait raconté, il y a longtemps, que son frère aîné, celui qui jouait de la clarinette, lui avait appris à danser. Je ne sais plus si cet oncle que je n'ai jamais connu est ce frère mort à l'adolescence. Ou s'il s'agit de l'autre frère. Celui qui s'enfuit en Argentine, refusant de prendre la suite de mon grand-père au village. La Loi de Marcial répudiant à jamais son traître de fils. Mais ma mère ne m'a jamais raconté avoir dansé avec mon père. J'imagine que ça se faisait pourtant, même dans les milieux ouvriers – surtout là ? –, à l'époque où ils se sont rencontrés. 
Flora était au service d'une famille du côté de La Muette. Elle s'occupait à la fois du ménage, des courses et des enfants. Et bénéficiait d'une chambre sous les toits comme nombre d'Españolas en París. Seule ce matin-là avec les gamins, occupée à quelque tâche, elle n'avait pas vu l'un des enfants s'emparer du paquet de cigarettes de sa mère. Seul le geste du garçonnet balançant les cigarettes par la fenêtre ouverte. Mais il était trop tard et elle vit le paquet atterrir sur le chantier au pied de l'immeuble. Elle connaissait ce groupe d'ouvriers, la plupart Espagnols – allez savoir pourquoi – qui l'abordaient depuis quelques jours lorsqu'elle descendait avec les gosses ou faire les commissions. Deux d'entre eux étaient particulièrement entreprenants, Benito et Rafa, le futur parrain de ma sœur. Et bien entendu, l'un des deux compères avait reçu les cigarettes sur la tête – casquée. Du haut de son balcon, Flora, affolée à l'idée qu'on puisse l'accuser de vol, ou de ne pas savoir tenir les enfants, priait ses compatriotes hilares de lui rendre le paquet. Ce qu'ils finirent par faire en balançant à leur tour les cigarettes. En ramassant le paquet, ma mère fut suprise par son poids. Ses compatriotes avaient remplacé les cigarettes par des cailloux.
A la pause déjeuner, les farceurs qui n'étaient pas voleurs, ou à peine, vinrent rendre les cigarettes à la boniche. Mais je ne sais pas s'ils l'ont invitée au bal…

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