J'ai enfin acquis la certitude qu'il est possible de courir tous les risques de la liberté – mais que celui de son absence n'est pas supportable. Je n'écris plus. Parfois, seulement, je lis ce qu'ils écrivent – ces jouvenceaux et ces salauds éternellement vieux. Satiram scribere, comme ce serait facile, sur leurs petits vomis. Mais je n'en peux plus.
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" Ils nous auront, ils nous auront tous... Ils ne sont pas pressés, ils ont le temps... ", me disait hier M. J'aurais voulu lui répondre : "Mais non! J'ai une idée sensationnelle qui démolira leurs plans vite fait bien fait. Tu sais ce qu'on va faire? On va mourir avant qu'ils nous aient eus. Si on meurt avant qu'ils nous aient eus, ils ne sous auront pas, tu piges? Et toc! Faut pas se laisser faire!"
***...Cacher sa vie dans l'antre de la tête pour dix, quinze, trente-cinq ans...
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Il y a une chose que je sais depuis toujours, je la sais depuis 1948 : contre le communisme, je suis et serai prêt à m'associer avec n'importe qui – sauf les communistes. d'où, en 1968, l'embarras devant ma léthargie et mon manque d'enthousiasme de la part de certains de mes amis qui ne comprenaient pas cette attitude. Une seule seconde d'alliance avec "eux", aussi brève et temporaire fût-elle, était pour moi impossible, impensable, inacceptable – je me serais renié moi-même, j'aurais tout renié. Mon combat vital contre eux était une question de pureté, dégoûté que j'étais par leur saleté, leur infamie, leur menterie... Doit-on se réconcilier avec des gens qui vous ont étouffé, étranglé pendant vingt ans, vous ont privé de parole et tué, qui vous ont dépouillé de votre jeunesse et dérobé toute forme d'existence humaine – au moment où ils vous offrent la perspective de terminer votre vie aux frais de l'Etat dans le confort approximatif d'un hospice de vieillards ? Pas une seule seconde un Dubceck(1) ou un Smrkovsky(2) ne m'ont été plus proches que Novotny(3) ou Hendrych(4), pas une seule seconde je n'ai ressenti envers eux le moindre soupçon de loyauté.
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On doit attendre la quarantaine, apprendre leur langue, vivre dans les années 70 du XXe siècle – pour se mettre à détester les Américains (les Russes, je les déteste depuis 1945, je savais pourquoi, je le sais toujours), pour se rendre compte de leur conformisme, de leur niaiserie nouille, de leurs clichés, de la stérilité de leurs rapports humains, de leur subtilité factice (la subtilité ne peut pas être commune). Mais finalement, je me rends compte que la jovialité, la rudesse bon-bougre, l'optimisme crâneur des films américains me tapaient déjà sur les nerfs en 1949.
(1) promotteur du "socialisme à visage humain"(2) un des principaux acteurs du Printemps de Prague(3) président de la République, remplacé par Dubceck(4) chef de la section idéologique du PC
Né en Moravie du Sud, en 1931, Jan Zabrana voit sa mère, institutrice militant pour la social-démocratie, condamnée à dix-huit ans de prison après le coup de Prague en 1948. Il est exclu de l’université en 1952 alors que son père, également instituteur, est condamné à dix ans de prison ferme.
Jan Zabrana s'installe à Prague où il travaillera comme ajusteur-mécanicien dans une usine de construction de wagons puis comme aiguiseur dans un atelier d'émaillage. Par la suite, il deviendra traducteur du russe et de l’anglais. Il meurt en 1984, laissant quelques romans policers et un journal de plus de 1 000 pages. L'édition française, parue chez Allia en 2006, traduite par Marianne Canavaggio et Patrik Ourednik, portée à notre connaissance par un inestimable ami, et vendue pour la modique somme de 6,10 €, concerne uniquement la période de normalisation imposée en 1969.