jeudi 17 novembre 2016

Sans modération

Robert Doisneau

Le pastaga joue les prolongations. C'est samedi, ce qui explique cela. Dans un bistrot de Montmartre où l'on est chez soi, chacun se hèle, s'enquiert d'un absent, s'incorpore dans une tournée, remet la sienne avant d'entraîner le compagnon d'élection à une table, cette loge privée permettant d'assister à l'aise au spectacle qui s'improvise au comptoir. Il flotte un air de goguette et, pour que celle-ci soit complète, le ténor du coin n'a besoin d'aucune sollicitation, et de son propre chef roucoule Les Bas noirs, déclenchant la raillerie des uns, la nostalgie des autres. 
Près du radiateur, deux retraités se laissent bercer par les rimes, couplet après couplet.
– C'est vrai que les mollets pris dans la soie noire bien tirée par les jarretelles, ça leur donnait du chien aux nanas. Tu te rappelles la douceur de leur peau, à la lisière ?
– Et les coutures, toutes droites, qui se perdaient sous la robe où l'envie te prenait d'aller faire un tour…
– Les jarretières non plus, c'était pas mal, serrées à mi-cuisses… Il y en avait avec des dentelles, des rubans, des fleurs brodées de toutes les couleurs, de vrais bouquets… Tiens, je me souviens au Grand Six, les filles au Quatorze Juillet, elles mettaient des jarretières tricolores… Comme si on avait eu besoin de ça pour prendre leur Bastille ?
– Plus de nos âges, ces fantaisies, mais ça fait du bien d'en parler, maintenant finies les jarretelles, c'est collants, collants à tout va, et, avec ces machins, les femmes, on dirait qu'elles ont des bas jusqu'aux nichons.


***

D'Antoine Blondin :
– Le cul, c'est la chose la mieux partagée au monde.
Du même Antoine :
– Si j'avais tout l'argent que j'ai dépensé au bistrot, qu'est-ce que je pourrais me payer comme cuites, aujourd'hui.


***

La branche de l'équerre, qui de la rue Saint-Martin s'enfonce rue du Vertbois, est balisée de filles postées en chandelles jusqu'à la taverne où Nounouche reçoit les messieurs. Avec mon compère d'escapade, on s'arrête époustouflés par la richesse des tissus appliqués sur le corps des figurantes, sculptant agressivement leurs courbes. Je sors mon paquet de gauloises. Dans le mouvement, je le présente à la tapineuse chef de rang qui refuse l'offrande et, médusée, comme si je venais de manquer du plus élémentaire savoir-vivre :
– Oh non ! jamais pendant le boulot, ça ne fait pas sérieux.

***

– Comment y s'appelle ton vin ?
– Y s'appelle pas, y s'siffle !

***
– Je t'ai aperçu hier, boulevard Saint-Germain, je n'ai pas pu traverser à cause des voitures. De loin, il m'a semblé que tu ne marchais pas tellement droit. Tu avais bu ?
– Comme d'habitude, onze pernod… Seulement, hier, le neuvième m'a fait mal.


Robert Giraud, Les Lumières du zinc, Le Dilettante

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