samedi 12 novembre 2016

D'hier et d'aujourd'hui




Tu sais, je crois bien que la première fois que j'ai entendu son nom, celui qu'il voulait que son père changeât, c'est ma mère qui l'a prononcé. Elle qui n'écoutait que Nat King Cole, Antonio Machín et les chanteurs de boleros pour jeunes filles, je me souviens qu'elle me parla de lui en évoquant les songwriters d'aujourd'hui. Aujourd'hui qui est avant-hier. Et hier, lorsque mes filles étaient avec moi, qu'elles avaient un âge à un chiffre, il y avait toujours ses chansons à la maison. Un peu plus tard, la cadette, qui, trop heureuse de passer du temps avec son père, lorsque sa sœur était déjà couchée, ou simplement absente, à un anniversaire, ou malade et restée chez sa mère, me demandait, avant d'aller au lit, de lui faire écouter encore une ou deux de ses chansons. Je transformais ce bonheur volé en leçons d'anglais et nous allions consulter les paroles sur ce site où on les trouve à la fois en V.O et dans une ou plusieurs traductions. On finissait généralement en larmes. En apprenant la nouvelle, elle m'a appelé pour me demander si j'étais au courant. Je ne lui ai pas dit que ce fut la première information que j'entendis. Encore au lit, j'avais ouvert la radio pour donner l'heure à ma douce et ce fut le premier titre du journal. Mais sa sœur ne m'a appelé qu'en fin d'après-midi, me demandant si je n'avais pas trop pleuré. Je lui ai retourné la question et elle m'a avoué avoir eu le cœur déchiré en pensant que j'allais être triste. On a essayé de relativiser, rappelé qu'il était âgé, l'avait annoncé il y a peu. Avec un peu de chance, elle n'a pas entendu les larmes. C'était sur le chemin de la maison. Je venais d'acheter une bouteille pour boire à sa santé. Curieux, ce rapport aux larmes. Celles qui m'échappaient lorsque je les retrouvais ou que je les ramenais chez leur mère toute l'année suivant la séparation. Celles des Parapluies, sur le canapé rouge du salon. Celles que nous avions eues un soir à la cinémathèque devant un film de Douglas Sirk. Nous avions tenté de les cacher les uns aux autres, honteux qu'elles surgissent en public. Et parce que j'ai certainement trop bu, me voilà en pleine nuit, en plein désordre, sans nostalgie, après avoir tant tutoyé la mort, assis dans la cuisine, attendant que ma tisane infuse, et me demandant à quoi bon, à quoi vais-je ressembler dans quelques heures, au travail. C'est l'image de ce magasin de disques d'occasion qui m'apparait. Je ne sais plus de quelle ville il s'agissait. Déjà à cette époque, dans ton pays, on trouvait ce type de boutique qui bradait les CD. Moi qui n'étais pas encore passé à ce format, je découvrais un nouveau monde. Tu y as acheté un seul disque, je crois. Various Positions. Qui ne datait que de cinq ou six ans. Que j'ai racheté après notre séparation. Et que je ne retrouve plus depuis quelques mois. Son nom ne m'était donc pas inconnu, grâce à ma mère, mais je ne m'étais jamais intéressé à ses compositions. Lorsque nous sommes rentrés chez toi, nous avons écouté le disque et la première chanson m'a paru familière. Mais je découvrais les autres. Le CD passait cet après-midi lorsque ton frère, qui habitait l'étage en-dessous et était venu t'emprunter un ustensile de cuisine, nous a trouvés au lit, expérimentant diverses positions. Dans notre appartement de la rue de Suez, tu as apporté tes machines et tes disques. J'ai laissé mes vinyles chez ma mère. Je ne pense pas que nous ayons acheté d'autres de ses albums. Je ne sais plus. Mais sa voix ne m'a pas quitté depuis. Et après notre séparation, je suis passé du 18e au 9e, du 4e étage au 2e, d'un deux pièces à un studio, et j'ai acheté tout ce que j'ai pu trouver. Et une machine pour l'écouter. Un truc bon marché certainement, mais je ne sais plus à quoi ça ressemblait. L'écoute obsessionnelle n'était nullement le désir de garder un lien avec toi, mais la seule manière de vivre la musique, la poésie, la séduction. Et bien des années et des filles plus tard, j'ai rencontré cette femme mariée. Elevée en grande partie par une grand-mère ouvrière, comme toi avec Lenie, la variété et les comédies musicales constituant sa culture, elle ne fut pas sensible à ma discothèque. J'ai tenté Dylan, Waits, et on s'est entendu, pour diverses raisons, sur Biolay, un temps. La mélancolie de Cohen était à part. De temps à autre. Jusqu'au jour où son mari à qui elle avait dû faire part de mes goûts comme elle l'avait fait pour mon parfum, la sentant sur le départ, se mit à faire des pompes dans leur appartement en écoutant I'm Your Man à fond avant d'aller prendre sa douche et s'asperger du parfum de l'amant de sa femme. Mon pauvre Leonard – il a souvent trouvé refuge ici – était désormais banni lorsqu'elle me rendait visite. Mais j'ai gardé le parfum. 

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