vendredi 19 juin 2015

Pour rien



Parfois le matin, je vais courir car c'est le seul moyen, quand je rentre à la maison épuisé et boîteux, de m'asseoir pour écrire tranquillement. Dans un sens, je cours pour faire autre chose. Je cours presque sans le vouloir, par erreur, parce que j'ai été mal informé. Quand il m'arrive de croiser une connaissance qui descend la rue en fumant une cigarette éteinte, et me dit qu'elle m'a vu l'autre jour faire du sport, je me sens obligé de la corriger. Je réplique, avec les formes : "Tu veux dire que tu m'as vu écrire. Moi, j'écris parfois avec d'autres moyens." 
Ces confusions dans lesquelles tombent nos connaissances, il ne faut jamais laisser croire qu'elles puissent être justes. Il est bon qu'elles sachent, pour qu'elles ne se fassent pas à l'idée qu'écrire est une affaire de baratineurs, quand bien même elle le serait, qu'écrire est une entreprise si complexe et subtile, que lorsque vous n'écrivez pas, en réalité, vous ne cessez de le faire. Pour que ce soit bien clair, vous êtes obligé de leur donner l'exemple du détective qui surveille les faits et gestes de quelqu'un alors qu'il a l'air de prendre un café en terrasse ou de passer un coup de fil anachronique dans une cabine de télephone.
L'écriture requiert fréquemment d'occulter son activité. Tout cela n'empêche pas qu'il existe des gens qui courent pour courir, précisément. L'écriture, ils n'en ont rien à carrer. "Ecrire, pour quoi faire ?" se demandent ils, avec raison. Ils courent de manière appropriée, intentionnelle ; et s'il le faut, deux heures de suite. Ils se nomment eux-mêmes runners, et ils prennent l'exercice tellement au sérieux, en termes de santé et de compétition, qu'ils vous rappellent en quelque sorte que vous fumez, buvez, que vous menez généralement une vie très saine, ou tout au moins amusante, que, pour rien au monde, vous aimeriez changer pour une vie meilleure. Il n'y a rien de plus beau que de tousser de temps à autre, subir une cuite pensée pour des ours, ou lire un roman allongé sur le canapé, au lieu d'aller travailler. 
Le runner est aujourd'hui une plaie. Que peut-il produire de bon ? Il fut un temps où, lorsque vous croisiez un coureur en guenilles, légèrement enrobé, vous pensiez : "Voilà un sacré athlète !", ou au moins un écrivain, quelqu'un qui courait parce que courir ne servait à rien, mais qui ensuite éprouvait l'envie de s'enfiler six bières ou d'écrire un poème, et c'était le Paradis. Il avait besoin d'être seul et de penser à ses trucs, et c'est pourquoi il courait, c'est-à-dire pour autre chose. Mais le monde a changé. Quand un runner passe à vos cotés, vêtu comme un soldat du futur, vous savez qu'il s'agit d'un économiste, d'un politologue, ou d'un trader, qui court parce que c'est excellent pour la santé. Bientôt nous aurons oublié qu'à une époque, on courait parce que courir n'avait pas de sens, que ça rendait la chose peu intéressante et très belle. On courait pour s'éloigner et être seul. Aujourd'hui, on court pour être avec les autres, se rapprocher. 
Dans une signification ancienne, courir était une manière d'occuper l'esprit avec des choses lointaines, étrangères au corps. Cela vous aidait à l'oublier pour penser à autre chose. Etre dans un lieu et penser à un autre est une tâche très souvent profitable. Gil de Biedma avait pour spécialité d'écrire des poèmes au cours de réunions d'affaires, par exemple. Il était avec d'autres, en train de conclure un marché, et en simultané, écrivait de la poésie. "Les affaires, c'est excellent pour les affaires, mais également pour la poésie", affirmait-il. Selon sa théorie du processus créatif, certes le poète était un individu qui écrivait, mais il convenait qu'il fut, en second lieu, ingénieur industriel, fonctionnaire de catégorie E, ou conducteur d'autobus. Parfois aussi, prostituée. En fin de compte, la poésie survient en dehors de la poésie. "On peut être en train de parler à quelqu'un tout en pensant au poème. C'est d'ailleurs une bonne chose pour le poème", assurait-il. 
Vous ne savez jamais quand viendra l'heure de faire quelque chose d'imprévu. En revanche courir comme le font ces runners n'est rien d'autre qu'un acte social de plus, assumé par des personnes sophistiquées, prêtes à faire un tas d'autres choses intéressantes, comme certainement acheter un bras à selfie.

Juan Tallon, Courir pour rien, chronique "Restez bourrés",
parue dans le journal El Progreso, 13 juin 2015. Traduction maison


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