vendredi 19 juin 2015

Merci

Robert Frank


La science fait constamment des progrès mais moi, je dois faire mon deuil de la vie, des êtres chéris – ils sont peu nombreux –, de mes livres, mon chien, et, heureusement, de ma connerie. On m'a diagnostiqué un truc incurable. Je pense que je n'aurais pas le temps de faire la moitié du début de tout ce que je voulais faire sur terre. Je le sentais, bien entendu, je me voyais vieillir, les choses étaient plus lentes, les douleurs plus nombreuses, une fatigue permanente, mais je pensais que j'avais encore un peu de marge. Le ventre me rappelle régulièrement la date limite de péremption. Je n'aurai pas le temps de digérer. Je n'ai jamais réussi à aimer. Correctement, je veux dire. Et être aimé de retour. Comme j'en ai rêvé. C'est peut-être ça, le plus regrettable, le plus pitoyable. J'aimerais rester digne comme un personnage de Kurosawa, mais je crois que je vais finir par pleurnicher comme un personnage de film français. 
Je ne pouvais rien pour moi. Encore moins pour lui. J'ai posé l'argent sur le comptoir et suis sorti sans un regard pour ce pauvre homme. Je ne le reverrai jamais. Je l'ai entendu murmurer merci. Je me suis retrouvé dans la rue et ai pris une grande respiration en pensant à tout ce que j'aimais dans la vie. J'avais du mal à faire une liste. Mais je me suis juré de tout reconnaître dès que ça se présenterait. Et soudain, j'ai compris qu'il n'y avait aucune raison pour que tout revienne, ne serait-ce qu'une fois. Je suis rentré dans le café suivant, ai commandé une bouteille et suis allé m'asseoir au fond de la salle. J'ai posé sur la banquette le sac contenant les livres que je venais d'acheter. J'ai ouvert le premier, décidé à en savourer chaque phrase.
Je n'ai pas lu tous les livres, mais quelques-uns ont clarifié le charabia de mon âme ; je ne suis pas mélomane, mais la musique m'a fait entendre autrement le vacarme du monde ; je ne sais pas tout de la peinture, mais je garde en mémoire tous ces autoportraits d'artistes qui m'ont dévisagé. Donner un semblant de tenue intellectuelle à ses complexes, peut-être est-ce cela se cultiver.
J'ai retourné le livre ouvert sur la table, me suis resservi un verre et ai pris un autre livre.
Nous sommes seuls, chacun est seul avec soi-même, avec sa propre mort et sa vie solitaire et désastreuse, nous sommes tous très seuls. Mais je vais te dire quelque chose qui va peut-être te consoler. La solitude est l’aphrodisiaque de l’esprit, comme la conversation l’est de l’intelligence.
Le vin, la lecture, ces gens qui pensaient pour moi, j'avais le sentiment, l'illusion que je finirai par être épargné. Tant que je les aurai en ma possession, ils me serviraient à me défendre. Contre tout.
Un homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera toujours détesté.
J’étais dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tous auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable.

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