vendredi 23 janvier 2015

Encanaillons-nous !



Ça y est, le gentil Eric l'a eu ! On était vraiment content pour lui, mercredi soir. C'est qu'il l'avait raté une première fois et on commençait à s'inquiéter, avec Pierre. Il l'avait appris le jour même, et, à la place du thé habituel, il s'est permis un panaché. C'était la fête. Cette bonne nouvelle nous a réchauffé les entrailles malmenées par le froid, un repas vite avalé et un match qui allait s'avérer soporifique. 
Eric, on le connaît avec Pierre depuis quoi ? trois-quatre ans, un truc comme ça. On l'a rencontré là. Dans ce petit bar de quartier pro-Barça, tenu par une famille roumaine et où l'on avait atterri un soir je ne sais plus comment. Il faisait partie des habitués, des paumés comme nous, venus oublier chez Joe leur solitude, la médiocrité de leur existence devant un match et une bière ou deux.
Figurant qu'il est, Eric. Dans des opéras surtout. Comédien de formation, il galère comme beaucoup de jeunes dans sa situation. Alors, il fait ses heures tant bien que mal, grâce notamment à l'opéra, un tournage par-ci, par là, vivotant d'une année sur l'autre, seul, perdu dans la capitale. 
On l'aime bien, Eric. On s'est demandé un temps s'il avait une vie privée, une sexualité. Pierre se demandait s'il n'était pas pédé, même. Non pas que Pierre le trouvait à son goût, lui, ce qu'il aime, c'est les racailles de banlieue - Pierre, tu vas mal finir, par les temps qui courent !...
On l'avait un peu travaillé à la dure, le petit Eric, et il nous avait appris qu'il fréquentait depuis peu une fille rencontrée via un site. Ce jour-là aussi, on était content pour lui. Il est vraiment gentil, Eric. Jamais un mot plus haut que l'autre, passionné de ballon, de sport en général, ayant une bonne hygiène de vie, comme il l'a souligné lors de son oral d'embauche. Mais ça n'a pas duré, son histoire avec la fille. Ça collait pas. Ça arrive. 
Un soir, il s'est pointé à un match de Ligue des champions avec ses parents et leurs valises, qu'il venait de récupérer à la gare. Il paraît que ça les intéresse, le foot.
Un jour aussi, il nous a confié qu'il avait décidé de changer de boulot, de se recycler. En quête de stabilité. Il en avait marre de courir le cachet, de renvoyer son carton d'intermittent tous les mois, d'attendre le traitement de son dossier dans l'angoisse d'un énième plat de pâtes. A trente et quelques balais, c'était le moment ou jamais. Il voulait entrer dans la fonction publique. Passer des concours, tout ça. La SNCF, il se voyait bien conduire un TGV. Ou la RATP, même si c'est sous terre, on ne travaille que six heures par jour. Il a tenté la RATP l'an dernier et été recalé. Il n'a pas eu le temps de finir les tests. On hésitait, avec Pierre, entre la désolation et la pitié. Merde, qu'est-ce qu'il va devenir, notre Eric ? On évoquait son cas entre nous, rigolards, histoire de relativiser nos malheurs respectifs. 
Et donc, mercredi matin, il passait son oral et on lui confirmait dans la foulée qu'il était pris en formation de conducteur de rame. Et ce soir-là aussi il nous a fait rire. Lorsqu'il a dit que la bière, c'était vraiment pas bon, rappelant qu'il ne buvait jamais. Mais surtout lorsqu'il a lancé, sans crier gare, que d'ici le début de sa formation prévue pour mai, il avait envie de s'encanailler. On n'avait pas entendu cette expression depuis un moment. Pierre lui a rétorqué un peu brutalement je trouve, que c'était pas en employant des formules d'un autre âge qu'il allait choper les filles de 25 ans sur les sites de rencontre. Faut plutôt dire "j'ai envie de kiffer" qu'il lui a sorti. Il est con, des fois, Pierre. Il se rend pas compte. 
Pierre lui a suggéré ensuite de s'intéresser à la fille du patron. C'est vrai, quoi, elle est là tous les soirs, a l'air gentille. Ou bien, tu n'aimes pas le côté survêt' chez les gonzesses ? Quand je dis qu'il est con, des fois... Mais Eric l'a bien pris. Il apprécie bien la fille de Joe, elle est assez intelligente, débrouillarde, a de la répartie, elle bosse dans le marketing un truc comme ça, il la trouve même jolie, mais bon, à 35 ans, elle vit encore chez papa-maman. S'intéresser à elle, c'est avoir tous les soirs la famille dans le placard de la chambre. Mais c'est vrai que c'est con, ces deux gentilles solitudes qui se croisent et se ratent comme dans un film de Demy. Pierre en a repris un en se demandant à haute voix si elle n'était pas lesbienne, la fille de Joe. C'est une obsession, chez lui. Mais la fille qui ne veut pas se l'avouer, qui ne le sait peut-être même pas. Eric ne pense pas. Je n'ai pas d'avis. Je m'en fous un peu. Mais quoi qu'il en soit, je me dis que c'est pas avec elle qu'il va s'encanailler, Eric...

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