samedi 3 janvier 2015

Le réel et le cinématographe

Les cartons ouverts, cherchant la place de tel livre, je suis resté un moment avec les Notes sur le cinématographe dans les mains. Je ne les avais pas feuilletées depuis une vingtaine d'années. Le papier a jauni. Je me rappelle avoir suivi ces réflexions et injonctions avec sérieux et dogmatisme, pas d'en avoir tiré quelque plaisir. Pourtant, en quête d'une certaine pureté spirituelle, je n'ai juré que par maître Bresson, par la distinction qu'il marquait entre le cinéma et le cinématographe, entre la représentation, le spectacle et l'art, sa maîtrise du (très) gros plan, l'ascèse de sa mise en scène, son sens de l'ellipse, la blancheur de ses modèles...  
Avec Jean, nous avions le projet fou de lui consacrer un documentaire. En compagnie de Philippe et de Brice, nous avions avalé tous ses films à la cinémathèque et lors d'une rétrospective rue Champollion. La frivolité de la jeunesse, son inconséquence, m'avait permis de chercher les coordonnées du maître dans l'annuaire et de l'appeler. 
Bresson aimait les jeunes gens. Il acceptait de nous recevoir, de discuter, mais pas d'être filmé, pas maintenant. Peut-être un entretien audio. Jean s'est dégonflé et je me suis retrouvé seul à sonner à la porte du Quai de Bourbon. C'est sa femme et ancienne assistante, Marie-Madeleine van der Mersch, qui m'a ouvert et conduit au salon. J'ignore quelle fut exactement ma réaction en apercevant Bresson sur son canapé. Quelque chose de l'ordre de la gêne certainement. Je voulais lui dire toute mon admiration, l'écouter, parler travail, mais je suis resté muet une heure durant. Notre film était mort-né. Les raisons du refus de Bresson d'être filmé étaient évidentes. Diminué par la maladie, il n'était que l'ombre de ce cinéaste lumineux qui habitait le film que François Weyergans lui avait consacré vingt ans auparavant. Un autre invité était présent ce matin-là, un jeune cinéaste marginal, disciple de l'Auvergnat de l'Ile Saint-Louis. Jean-Claude Rousseau réalisait ses films poétiques en super 8. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Suite à cette rencontre, nous sommes allés prendre un café dans le quartier et établi le même constat amer. Il nous fallait renoncer à tout futur dialogue avec le maître. Bresson nous avait reçus pour que nous en acceptions l'idée. Il est mort une dizaine d'années plus tard. 
A cette nouvelle, j'étais dans un café de la rue des Fêtes avec Philippe. Nous étions effondrés. Un pilier de comptoir s'est inquiété de l'air de mon pote. 
- Besson est mort ? 
- Non, pas Besson, Bresson.
- Oui, Le grand bleu, tout ça.
- Non, je te dis : Bresson, Robert Bresson, pas Luc Besson.
- Ah, et il a fait quoi, ton Bresson ?
- Des films que tu n'as certainement pas vus. 
- Dis toujours.
- Un condamné à mort s'est échappé, Journal d'un curé de campagne...
- Ah bah, pas étonnant que personne ne connaisse ton Bresson, avec des titres pareils. 
- Les titres n'ont rien à voir.
- Ben si, Journal d'un curé de campagne, y'a qu'un curé que ça peut intéresser, et les curés, c'est bien connu, ils vont pas au cinéma !
On a recommandé une tournée et levé notre verre à la mémoire de Robert.

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